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Commerce international

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dimanche 4 octobre 2020

Les intellectuels tuent-ils la convergence ?

« Comment l’épidémie de Covid-19 affectera-t-elle les perspectives de croissance des pays en développement ? La réponse dépendra grandement de l’évolution de la mondialisation (et du soutien intellectuel en sa faveur) dans le sillage de la pandémie. Les perspectives ne sont pas encourageantes.

Même avant qu’éclate la pandémie, le ratio exportations mondiales de marchandises sur PIB mondial déclinait pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, en chutant de près de cinq points de pourcentage depuis 2008 à environ 20 % cette année.

Ce n’est pas la première fois que le monde se démondialise. Entre la Première Guerre mondiale et la veille de la Seconde Guerre mondiale, le commerce s’est effondré et le ratio exportations sur PIB a chuté d’un pic de 16 % en 1913 à simplement 6 %. Selon les célèbres mots de John Maynard Keynes, cette contraction a été le résultat des "projets et politiques de militarisme et impérialisme, de rivalités raciales et culturelles, de monopoles, de restrictions et d’exclusion".

Aujourd’hui, la démondialisation est provoquée par d’autres facteurs. Pour commencer, de nouvelles barrières protectionnistes ont été érigées, mais pas à la même échelle que lors des années 1930. Les restrictions aux échanges imposées par l’administration du Président américain Donald Trump depuis 2017 ont été relativement limitées et ont principalement ciblé la Chine. Au niveau mondial, elles ont en partie été compensées par de nouveaux accords de libre-échange, tels que l’Accord de Partenariat Economique que l’Union Européenne et le Japon ont conclu en 2018.

Un autre facteur, plus important, derrière la démondialisation actuelle est l’effilochage des chaînes de production mondiales, qui résulte lui-même de la transformation de la Chine d’une petite économie tirée par l’export en une plus grande économie davantage dépendante de la demande domestique. Ainsi, la dernière décennie peut en partie être perçue comme une période de normalisation après plusieurs années d’exceptionnalisme chinois. Mais il n’a pas eu que cela. Si la normalisation avait été le seul facteur à l’œuvre, le ratio exportations mondiales sur PIB mondial aurait simplement stagné, avec la part des exportations cédée par la Chine prise en charge par d’autres pays en développement. En fait, nous avons connu une forte chute de ce ratio, qui implique de sévères conséquences pour plusieurs pays en développement.

Du début des années 1990 jusqu’à récemment, le monde a connu une "convergence" économique, dans la mesure où les pays pauvres ont enfin commencé (après près de deux siècles) à rattraper les pays riches. Certains pays, en particulier en Asie de l’Est, avaient certes déjà amorcé leur convergence il y a longtemps, mais ce n’est qu’au cours des trois dernières décennies que ce phénomène s'est vraiment mondialisé.

L’accroissement des opportunités d’échanges constituait un important facteur derrière la convergence. Les années 1990 et 2000 ont constitué une ère que Martin Kessler et l’un d’entre nous avons qualifiée d’"hypermondialisation" (hyper-globalization), lorsque les avancées technologiques, la révolution des conteneurs, la chute des coûts d’information et de communication et le démantèlement des barrières à l’échange soutinrent une exubérance économique généralisée. Entre autres choses, l’hypermondialisation a tiré le ratio exportations mondiales sur PIB mondial de 15 % à 25 % au cours des deux décennies qui ont précédé la crise financière mondiale de 2008 et ce boom d’exportations a alimenté la croissance rapide des pays en développement. Par conséquent, comme le montre le graphique, l’hypermondialisation et la convergence ont été des phénomènes intimement liés l’un à l’autre.

GRAPHIQUE Ratio exportations mondiales de marchandises sur PIB mondial (en %) et écart de croissance du PIB par tête entre pays à haut revenu et pays à revenu faible et intermédiaire (en points de %)

Subramanian_Felman__mondialisation_convergence_pays_riches_pauvres.png

Puisque les deux phénomènes étaient connectés, le récent retour de la démondialisation a substantiellement freiné la convergence : les pays à revenu faible et intermédiaire qui croissaient à environ 3-4 % par an annuellement avant la crise financière mondiale croissent désormais à un rythme annuel moyen de 1-2 % depuis.

La question est désormais de savoir comment la pandémie va influencer le processus de démondialisation qui était déjà en cours. Il est trop tôt pour le dire, mais deux possibilités retiennent notre attention. Un premier scénario possible est celui d’un retrait généralisé dans lequel la démondialisation s’accélère, dans la mesure où les pays et les entreprises réévaluent les bénéfices du commerce relativement aux risques de dépendance aux importations. Un second scénario pourrait être celui d’une prochaine phase de la démondialisation plus limitée, tirée par la transition économique de la Chine. Dans ce cas, quelques pays en développement en tireraient un bénéfice à court terme, mais ils échoueraient à en tirer un avantage durable, parce que le risque accru de conflits commerciaux et stratégiques se traduirait par un nouveau climat de plus grande incertitude.

La réponse intellectuelle à la mondialisation et au renversement du processus historique de convergence a été un silence presque assourdissant. Très peu d’universitaires ou de responsables politiques dans les pays développés ont parlé en défense d’un ordre mondial ouvert au nom des pays pauvres. Les élites cosmopolites qui ont précédemment été des champions visibles et enthousiastes de la mondialisation sont restées les bras croisés.

En effet, le pendule peut basculer dans la direction opposée, vers une résurgence de vieilles idées du développement telles que celles du "big push", selon laquelle les pays en développement devraient remplacer les modèles de croissance tirés par l’export par des stratégies davantage autocentrées. Il y a des raisons pour cela, bien sûr, incluant notamment des inquiétudes fondées à propos des effets de la mondialisation sur les inégalités dans les pays développés. Pourtant, le fait demeure : les intérêts des pays en développement ont été abandonnés.

En fait, les intellectuels du monde en développement sont aussi restés silencieux, n’offrant pas de réelle défense pour le libre-échange. Dans les pays en développement clés, notamment la Chine et l’Inde, le paysage intellectuel et politique bascule brutalement vers l’autosuffisance et l’intérieur. Dans une certaine mesure, les responsables politiques font d’une nécessité vertu, étant donné le manque relatif d’influence des pays en développement sur la mondialisation. Mais il est également vrai que les courants intellectuels en Occident vont vers l’Est, en convainquant les responsables politiques d’appeler le fantôme de vieilles idées comme la substitution aux importations, dont l'échec dans les années 1960 et 1970 est notoire.

Dans l’environnement post-pandémique, nous devons nous attendre à une accélération continue de la démondialisation et, malheureusement, à un soutien intellectuel en faveur de cette tendance. Dans le meilleur scénario, quelques pays en développement pourront saisir de nouvelles opportunités à l’exportation, comme les entreprises majeures cherchent à diversifier leur production hors de Chine. Mais pour la plupart des pays à revenu faible et intermédiaire, le prix sera énorme en termes d’opportunités d’échanges perdues. Les pays très en retard en Asie du Sud et en Asie centrale, en Amérique latine et en Afrique subsaharienne se verront privés de l’échelle de croissance qu’empruntèrent par le passé Singapour, Taïwan, Hong Kong, la Corée du Sud, la Chine et le Vietnam.

Pendant deux décennies dorées, les pays en développement jouirent des fruits de l’hypermondialisation et de la convergence. Mais la démondialisation, en rencontrant peu de résistance intellectuelle, gagne du terrain, laissant augurer une perte de dynamisme à long terme pour les régions les plus pauvres du monde. »

Arvind Subramanian et Josh Felman, « Are intellectuals killing convergence? », 23 septembre 2020. Traduit par Martin Anota



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« Les sept dimensions de l’hypermondialisation »

« L’effondrement des échanges lors de l’entre-deux-guerres et la Grande Récession »

« Petite macroéconomie des droits de douane »

« Faut-il s’inquiéter du ralentissement du commerce mondial ? »

« La libéralisation du commerce extérieur promeut-elle la croissance économique ? »

vendredi 24 avril 2020

La pandémie renforce la tendance à la démondialisation

« La pandémie de Covid-19 amène l’économie mondiale à se retirer de l’intégration économique mondiale. Les responsables politiques et les dirigeants d’entreprises se demandent désormais si les chaînes d’approvisionnement mondiales n’auraient pas été poussées trop loin. Dans un environnement où les alliances sont incertaines et où il n'y a pas de coopération internationale, ils se demandent aussi s’ils ne devraient pas réduire leur interdépendance économique. Les inquiétudes relatives à la sécurité nationale et à la santé publique fournissent de nouvelles justifications pour le protectionnisme, en particulier en ce qui concerne le matériel médical et la nourriture, et pour la relocalisation.

Ce repli ne va pas marquer la fin de la mondialisation, un processus qui a atteint un niveau historiquement élevé. Mais la mondialisation peut être inversée, du moins en partie. La Grande Récession de 2008-2009 a marqué un point tournant historique dans le degré d’intégration économique mondiale. A présent, en réponse à l’actuelle crise sanitaire et économique, les responsables politiques semblent tentés de renforcer le mouvement vers la démondialisation. Leurs mesures menacent de ralentir ou d’inverser la croissance économique délivrée par la mondialisation. Pire, de nouveaux obstacles au commerce peuvent proliférer et infliger des dommages qui ne pourront être effacés qu’après plusieurs décennies.

La mondialisation moderne est passée par cinq étapes


La mondialisation comprend plusieurs éléments différents : les flux transfrontaliers des marchandises, des investissements financiers, des données, des idées et des technologies, sans mentionner des personnes, notamment les travailleurs, les touristes et les étudiants.

Le commerce mondial, mesuré par le ratio des exportations mondiales au PIB mondial, est un indicateur pertinent de l’intégration économique. Le graphique ci-dessous permet de mettre en évidence cinq périodes de la mondialisation moderne.

GRAPHIQUE Indice de l’ouverture commerciale : somme des exportations et importations mondiales divisée par le PIB mondial (en %)

Douglas_Irwin__indice_ouverture_commerciale_mondialisation.png

Durant la première période, de 1870 à 1914, l’intégration économique fut approfondie, grâce aux machines à vapeur et à d’autres avancées qui permirent de déplacer davantage de biens à des coûts toujours plus faibles entre les pays.

La mondialisation s’inversa au cours de la deuxième période, de l’éclatement de la Première Guerre mondial en 1914 jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. La Première Guerre mondiale a provoqué une perturbation économique durable, mais il y a également eu le retrait de la Russie du commerce mondial après la révolution communiste en 1917, l’épidémie de grippe espagnole en 1918, l’instabilité monétaire au début des années 1920, de nouvelles restrictions à l’immigration, la Grande Dépression à partir de 1929, puis une poussée sévère de protectionnisme dans les années 1930. Ces bouleversements ont remis en cause l’intégration et l’économie mondiale en a profondément souffert.

L’intégration économique a rebondi dans la troisième période, au cours des trois décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. Le leadership américain contribua à créer de nouvelles institutions de coopération économique, comme le General Agreement on Tariffs and Trade (GATT), permettant aux pays d’ouvrir à nouveau leur économie au commerce et aux investissements étrangers. Ces mesures contribuèrent à inaugurer un âge d’or de la croissance économique. Pourtant, la portée géographique de cette troisième phase (confinée aux Etats-Unis, à l’Europe occidentale, au Japon et à une poignée d’autres pays) limita l’ampleur que pouvait prendre l’intégration économique mondiale. Le bloc soviétique des pays communistes et la Chine étaient des économies administrées qui n’y participaient pas pour des raisons politiques et économiques. Le monde en développement en Amérique latine, en Asie du Sud et en Afrique opta pour la substitution aux importations et resta relativement isolé.

Durant la quatrième période, des années quatre-vingt à la crise financière de 2008, l’intégration économique a atteint une ampleur mondiale sans précédent. Menés par la Chine et l’Inde, les pays en développement commencèrent à démanteler leurs barrières à l’échange. Le bloc soviétique en Europe de l’Est se tourna vers la démocratie et la libéralisation économique avec la chute du Mur de Berlin en 1989, suivie par l’effondrement de l’Union soviétique en 1991. Les changements technologiques (les porte-conteneurs et les avancées en matière de technologies d’information et de communication) favorisèrent aussi l’intégration en entraînant l’essor de chaînes d’approvisionnement mondiales. La croissance mondiale était forte et la pauvreté mondiale chuta significativement.

Nous sommes dorénavant dans une ère de "slowbalization"


Telle qu’elle est mesurée par les flux commerciaux, cette quatrième phase de la mondialisation semble avoir atteint un pic en 2008. Comme le montre le graphique ci-dessus, le ratio commerce mondial sur PIB a chuté depuis la Grande Récession. Le commerce mondial a rebondi en 2010, suite à l’effondrement des échanges en 2009, mais il a eu tendance à stagner depuis. Nous sommes dorénavant dans une cinquième période, que certains qualifient de "slowbalization".

Alors que le commerce eu tendance les décennies précédentes à croître plus vite que la production mondiale, ce n’est plus le cas. En fait, la croissance du commerce a été anormalement faible ces dernières années. Le volume du commerce mondial a chuté en 2019, alors même que l’économie mondiale croissait à un rythme assez robuste.

Plusieurs facteurs ont été à l’œuvre. La croissance des chaînes d’approvisionnement mondiale (la diffusion de réseaux d’approvisionnement entre les pays) a ralenti. Le programme de réformes s’est interrompu à travers le monde. Sous la présidence de Xi Jinping, la Chine a commencé à se replier sur elle-même avec des politiques qui promeuvent le développement indigène de secteurs meneurs (…). La Chine reste un moteur des exportations, mais ses exportations relativement à son PIB ont chuté de 31 % à 17 % entre 2008 et 2019, comme l’a noté Nicholas Lardy.

Sous la présidence de Donald Trump, les Etats-Unis ont embrassé la politique de l’"America First", en s’écartant de la libéralisation commerciale (en se retirant du Partenariat Trans-Pacifique) et en se tournant vers le protectionnisme. L’administration Trump a imposé des droits de douane sur les importations d’acier et d’aluminium en avançant des motifs de sécurité nationale, ce qui a entraîné des représailles de la part des pays étrangers et la diffusion de barrières commerciales ailleurs.

Les Etats-Unis ont aussi déclaré une guerre commerciale à la Chine en l’accusant de pratiques commerciales déloyales, ce qui a significativement réduit le commerce bilatéral entre les deux pays. Les conseillers économiques du Président Trump ont assimilé sécurité économique et sécurité nationale et ils ont exprimé leur désir de briser les chaînes d’approvisionnement qui rendaient les Etats-Unis dépendants de la Chine. Les tensions entre les Etats-Unis et la Chine ont dégradé leur relation et certains ont parlé de "découplage" entre les deux plus grandes économies du monde. Le découplage ne signifie pas que l’intégration s’annule, seulement qu’elle se réduit, peut-être substantiellement.

Donc, avant même que la pandémie n’éclate, divers facteurs réduisaient la mondialisation.

La pandémie a renforcé la tendance à la démondialisation


La pandémie de Covid-19 renforce simplement la tendance à la démondialisation. Selon les prévisions de l’OMC, le commerce mondial va décliner de 13 à 32 % en 2020, bien plus que le PIB mondial.

Le plus important est la façon par laquelle les pays considèrent désormais l’intégration économique. Le Président Emmanuel Macron a dit que le coronavirus "va changer la nature même de la mondialisation, avec laquelle nous avons vécu au cours des quarante dernières années", en ajoutant qu’"il était clair que ce genre de mondialisation atteignait la fin de son cycle".

La pandémie a renforcé les craintes autour du monde que les chaînes d’approvisionnement soient allées trop loin. Les exportations ont été restreintes avec les inquiétudes suscitées à propos du manque de production domestique d’équipements médicaux, d’équipements de protection individuelle et de produits pharmaceutiques. De telles politiques vont exacerber les pénuries, c’est-à-dire aboutir à l’opposé de leur objectif. (Lors de la crise alimentaire de 2012, les restrictions des exportations avaient poussé les prix mondiaux à la hausse et aggravé les pénuries à court terme.) Le protectionnisme se révèle ne pas être un substitut pour le stockage et la préparation, qui ont été inadéquats ces dernières années.

L’expérience passée suggère que lorsque certains pays commencent à restreindre les échanges de biens critiques, d’autres sont susceptibles de faire de même. Il n’y a rien de nouveau. Comme Adam Smith le soulignait dans sa Richesse des Nations il y a longtemps : "L’adoption d’une mauvaise politique dans un pays peut rendre dans une certaine mesure dangereux et imprudent d’établir dans un autre pays ce qui aurait sinon constitué une bonne politique".

L’expérience suggère aussi que les craintes amènent les pays à se replier sur eux-mêmes. Plusieurs pays reconsidèrent à présent leur dépendance au commerce. Phil Hogan, le Commissaire européen au commerce, a déclaré : "nous avons besoin de réfléchir sur la façon d’assurer l’autonomie stratégique de l’UE". Scott Morrison, le Premier Ministre australien, a dit au Parlement : "Le commerce ouvert a été au cœur même de notre prospérité pendant plusieurs siècles. Mais nous devons étudier soigneusement notre souveraineté économique domestique". Le Japon a aussi commencé à chercher comment rompre la dépendance de ses chaînes d’approvisionnement vis-à-vis de la Chine et produire davantage au niveau domestique.

Le risque de surréaction et d’un glissement vers le protectionnisme est aggravé par l’absence de leadership de la part des Etats-Unis, laissant un vide dans le système d’échanges mondial. L’absence d’une réponse coordonnée et coopérative peut accélérer l'adoption de politiques destructrices du chacun pour soi qui n’avaient plus été vues depuis les années 1930.

L’économie mondiale est à un point d’inflexion critique dans l’Histoire dans lequel les craintes relatives à la dépendance vis-à-vis des autres sont croissantes. Un repli sur soi ne signe pas la fin de la mondialisation, seulement un renversement partiel. Mais il s’avèrera probablement difficile de défaire les dommages qui en résulteront. »

Douglas A. Irwin, « The pandemic adds momentum to the deglobalization trend », PIIE, Realtime Economic Issues Watch (blog), 23 avril 2020. Traduit par Martin Anota



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mardi 8 octobre 2019

Relire Krugman

« (…) Je suis récemment revenue d’un voyage fascinant au Vietnam. Là-bas, j’ai suggéré que l’intégration régionale de l’Asie du sud-est pourrait constituer une stratégie de développement prometteuse pour le Vietnam, aussi bien que pour d’autres pays dans la région. La réaction a été vive et immédiate : ces pays seraient trop semblables pour approfondir l’intégration régionale. Ils produisent et exportent les mêmes produits. Ils se font concurrence, donc comment pourraient-ils bénéficier de l’intégration régionale ?

Ces réactions m’ont fait prendre conscience qu’il est peut-être temps de revenir aux années soixante-dix et de relire les travaux séminaux de Krugman sur cette question, des travaux pour lesquels il a reçu le prix Nobel d’économie en 2008, mais qui semblent aujourd’hui oubliés par certains responsables politiques.

A travers ses travaux, Krugman a cherché à expliquer pourquoi une part significative des échanges après la Seconde Guerre mondiale correspondait à des échanges entre pays similaires (par exemple, entre l’Allemagne et la France) qui échangeaient des produits similaires (par exemple des voitures). Ce constat était difficile à réconcilier avec la théorie traditionnelle du commerce international. Selon cette dernière, les pays échangent parce qu’ils sont différents ; par exemple, un pays abondamment doté en capital et en travail très qualifié tel que les Etats-Unis va produire et exporter des biens industriels et importer des produits qui utilisent beaucoup de travail peu rémunéré et peu qualifié, tandis qu’un pays comme le Bangladesh va faire exactement l’inverse. C’est ce qu’on appelle la théorie des "avantages comparatifs". Krugman a montré qu’il y a une autre raison pour laquelle les pays commercent : ils exploitent ainsi les économies d’échelle. Le commerce international permet aux pays de remplacer la production à petite échelle pour le marché local par une production à grande échelle pour le marché mondial. Par exemple, plutôt que de produire des Peugeot exclusivement pour le marché français, la France va les produire à un coût plus faible en de plus grandes quantités pour le marché européen. L’Allemagne fait la même chose avec les Volkswagen. Les consommateurs bénéficient non seulement de prix plus faibles, mais aussi d’une plus large variété. Le commerce international réussit sur les deux marges : l’exploitation des économies d’échelle permet de réduire les prix et le commerce (même entre pays similaires qui échangeraient des produits similaires) permet d’accroître la variété des produits (par exemple en offrant différents modèles de voitures)

Ce qu’on appelle la nouvelle théorie du commerce est devenu le paradigme dominant dans l’économie universitaire. Mais ensuite, la "vieille" théorie des avantages comparatifs a fait un impressionnant retour dans le monde réel. La libéralisation commerciale massive dans plusieurs pays en développement dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, couplée à la baisse des coûts de transport et de communication, a permis au monde en développement d’intégrer le système commercial mondial. Ce qui s’ensuivit fut une explosion sans précédent du commerce international et une part croissante des échanges a été réalisée entre des pays dissemblables, par exemple entre les pays développés et les pays en développement, qui produisaient des produits différents. Ce nouveau schéma collait avec la théorie traditionnelle des avantages comparatifs : les pays développés se spécialisaient et exportaient des produits intensifs en capital et en qualifications (par exemple des biens d’équipement, des instruments de précision), tandis que les pays en développement exportaient des produits intensifs en travail peu qualifié (par exemple des vêtements ou des chaussures).

Les réactions au Vietnam reflètent ce retour de la pensée articulée autour des avantages comparatifs, une vision des choses qui considère que les différences entre pays constituent une condition importante pour le commerce. Cependant, ce modèle du commerce pourrait se retrouver sous pression dans un avenir proche. L’intégration des pays en développement au système commercial mondial était dans une large mesure la conséquence de l’adoption de politiques d’ouverture commerciale qui incluaient les libéralisations unilatérales dans plusieurs pays, les accords commerciaux et l’appartenance à l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC).

L’accentuation des tensions commerciales et de l’incertitude à propos de l’avenir du multilatéralisme remet en question les politiques d’ouverture. Et avec cela, c’est l’incertitude à propos de l’avenir du commerce entre pays dissemblables qui s’accentue. Dans un tel environnement, il est temps pour la théorie de Krugman de faire son retour. L’argument en faveur de l’intégration régionale est un argument en faveur du commerce fondé sur les économies d’échelle et l’attrait des consommateurs pour la variété. Les pays n’ont pas à être différents pour tirer profit du commerce. Plutôt que de se voir comme des concurrents, le Vietnam et consort devraient redécouvrir Krugman. »

Pinelopi Goldberg, « Rediscovering Krugman », 30 septembre 2019. Traduit par Martin Anota

mercredi 14 août 2019

Pourquoi la guerre commerciale de Trump effraye autant les marchés

« Ce que les marches obligataires suggèrent, c’est que la belligérance croissante de Donald Trump sur le commerce accroît le risque de récession. Mais je n’ai vu personne expliquer clairement pourquoi cela pourrait être le cas. Le problème n’est pas simplement, ni même principalement, qu’il semble vraiment être un homme de droits de douane. Le problème est qu’il est un homme des droits de douane capricieux et imprévisible. Et que cette tendance à faire des caprices est réellement mauvaise pour l’investissement des entreprises.

Tout d’abord : pourquoi est-ce que je me focalise sur les marchés obligataires et non sur les marchés d’actions ? Non pas parce que les investisseurs obligataires sont moins sanguins et plus rationnels que les actionnaires, bien que cela pourrait être le cas. Non, c’est parce que la croissance économique anticipée a un effet bien plus clair sur les obligations que sur les actions.

Supposons que le marché devienne pessimiste à propos du rythme de la croissance l’année prochaine ou même au-delà. Dans ce cas, il va s’attendre à ce que la Fed réagisse en réduisant les taux d’intérêt de court terme et ces anticipations vont se refléter par une chute des taux de long terme. C’est pourquoi l’inversion de la courbe des taux (l’écart entre les taux de long terme et ceux de court terme) inquiète tant. Par le passé, elle a toujours signalé une récession imminente (en gris sur le graphique). Et le marché semble en effet prédire que cela va survenir à nouveau.

GRAPHIQUE Courbe des taux aux Etats-Unis (en %)

Paul_Krugman__courbe_des_taux_yield_curve_recession_Etats-Unis.png

Mais que dire des actions ? Une croissance plus faible signifie moins de profits, ce qui est mauvais pour les actions. Mais elle signifie aussi des taux d’intérêt plus faibles, ce qui est bon pour les actions. En fait, parfois de mauvaises nouvelles sont de bonnes nouvelles : un mauvais indicateur économique pousse les actions à la hausse, parce que les investisseurs pensent qu’elle va amener la Fed à réduire ses taux. Donc le cours des actions n’est pas un bon indicateur des anticipations de croissance.

D’accord, on en a fini avec les préliminaires. Parlons maintenant des droits de douane et de la récession.

Vous entendez souvent dire que le protectionnisme provoque des récessions, que le Smoot-Hawley Act aurait provoqué la Grande Dépression, etc. Mais c’est loin d’être clair (…). Oui, l’économie de base dit que le protectionnisme nuit à l’économie. Mais celui-ci provoque des dommages via du côté de l’offre, rendant l’économie mondiale moins efficace. Les récessions, cependant, sont habituellement provoquées par une insuffisance de la demande et il n’est pas du tout certain que le protectionnisme ait nécessairement un effet négatif sur la demande.

Je m’explique : une guerre commerciale mondiale pousserait chacun à changer ses dépenses de façon à moins acheter d’importations et davantage acheter de biens et services domestiques. Cela va réduire les exportations de chacun, provoquant des destructions d’emplois dans les secteurs exportateurs, mais cela va en parallèle accroître les dépenses et l’emploi dans les secteurs concurrencés par les importations. Il n’est pas du tout évident dans quel sens irait l’effet net.

Pour donner un exemple concret, considérez l’économie mondiale dans les années cinquante, avant la création du marché commun et bien avant la création de l’OMC. Il y avait beaucoup de protectionnisme et bien moins d’échanges internationaux qu’il n’y en a eu par la suite. (La révolution des conteneurs a eu lieu plusieurs décennies après.) Mais l’Europe de l’Ouest et l’Amérique du Nord étaient généralement plus ou moins au plein emploi.

Donc pourquoi les accès de colère tarifaires de Trump semblent avoir un effet négatif prononcé sur les perspectives économiques à moyen terme ? La réponse, selon moi, est qu’il ne se contente pas seulement d’accroître les droits de douane, mais qu’il le fait d’une façon imprévisible.

Les gens commettent des confusions quand ils parlent à propos des effets adverses de l’incertitude économique, en utilisant fréquemment le terme d’"incertitude » pour en fait évoquer « une probabilité accrue que quelque chose de mauvais va arriver". Ce n’est pas vraiment de l’incertitude : cela signifie que les anticipations moyennes des événements futurs sont plus pessimistes, donc c’est une chute de la moyenne, non une hausse de la variance. Mais l’incertitude à proprement parler peut avoir de sérieux effets adverses, en particulier sur l’investissement.

Je vais donner un exemple hypothétique. Supposons qu’il y ait deux entreprises, Cronycorp et Globalshmobal, qui seraient affectées de façons opposées si Trump imposait ou non un nouveau train de droits de douane. Cronycorp aimerait vendre des produits que nous sommes en train d’importer et construirait une nouvelle usine pour produire si elle est assurée qu’elle serait protégée par des droits de douane élevés. Globalshmobal considère l’idée de construire une nouvelle usine, mais elle dépend fortement des intrants importés, si bien qu’elle ne construirait pas d’usine si ces importations faisaient l’objet de droits de douane élevés.

Supposons que Trump aille de l’avant (…) en imposant des droits de douane élevés et en les rendant permanents. Dans ce cas, Cronycorp lancera son projet d’investissement, tandis que Globalshmobal annulera le sien. L’effet global sur les dépenses serait plus ou moins un remous. Maintenant, supposons que Trump annonce que nous obtenions un nouvel accord : tous les droits de douane sur la Chine sont annulés, de façon permanente (…). Dans ce cas, Cronycorp va annuler ses projets d’investissement, mais Globalshmobal lancerait le sien. A nouveau, l’effet global sur les dépenses est un remous. Mais maintenant, introduisons une troisième possibilité, celle selon laquelle personne ne sait ce que Trump va faire, probablement même pas Trump lui-même, puisque cela va dépendre de ce qu’il voit sur Fox News la veille au soir. Dans ce cas, ni Cronycorp, ni Globalshmobal ne vont lancer leurs projets d’investissement : Cronycorp parce qu’elle n’est pas sûr que Trump mettra à exécution ses menaces tarifaires, Globalshmobal parce qu’elle n’est pas sûre qu’il ne le fera pas.

Pour le dire de façon technique, les deux entreprises vont voir une valeur d’option à retarder leurs investissements jusqu’à ce que la situation soit plus claire. Cette valeur d’option est fondamentalement un coût pour l’investissement et plus la politique de Trump est imprévisible, plus ce coût est élevé. Et c’est pourquoi les colères commerciales exercent un effet dépressif sur la demande.

De plus, il est difficile de voir ce qui peut réduire cette incertitude. La législation commerciale américaine donne au président une forte autorité discrétionnaire pour imposer des droits de douane ; la loi ne fut pas conçue pour traiter avec un dirigeant qui ne sait pas gérer ses pulsions. Il y a deux ans, plusieurs analystes s’attendaient à ce que Trump soit retenu par ses conseillers, mais ses conseillers les plus compétents ont quitté son administration, beaucoup de ceux qui restent sont stupides et, de toute façon, il paraît qu’il accorde peu d’attention aux conseils des autres.

Rien de tout cela ne garantit une récession. L’économie américaine est énorme, il y a plein d’autres choses qui se passent en-dehors du domaine de la politique commerciale et d’autres domaines de politique économique n’offrent pas autant de liberté pour les caprices présidentiels. Mais maintenant vous comprenez pourquoi les colères tarifaires de Trump ont un tel effet négatif. »

Paul Krugman, « Tariff tantrums and recession risks », 7 août 2019. Traduit par Martin Anota



aller plus loin…

« L’inversion de la courbe des taux signale-t-elle l’imminence d’une récession aux Etats-Unis ? »

« Petite macroéconomie des droits de douane »

« Le coût de la guerre commerciale de Trump pour l’économie américaine »

lundi 12 août 2019

Guerre commerciale : que penser de la dévaluation du yuan ?

Le choc chinois de Trump

« (...) Ni l’annonce des droits de douane de Trump la semaine dernière ni, surtout, la dépréciation de la devise de la Chine aujourd’hui ne doivent objectivement pas être si graves que cela. Trump a rajouté dix points de pourcentage de droits de douane sur 200 milliards de dollars d’importations de produits chinoises, ce qui représente une hausse d’impôt équivalente à 0,1 % du PIB étasunien et 0,15 % du PIB chinois. En réponse, la Chine a laissé sa devise chuter d’environ 2 %. A titre de comparaison, la livre sterling britannique a chuté d’environ 9 % depuis mai, lorsqu’il devint clair qu’un Brexit sans accord serait probable.

Donc, pourquoi ces petits chiffres sont si importants ? Principalement parce que nous avons appris des choses à propos des protagonistes dans le conflit commercial, des choses qui font qu’une guerre commerciale plus grosse, plus longue semble bien plus probable qu’elle ne l’était il y a quelques jours. Premièrement, Trump est réellement un homme de droits de douane. Certains esprits naïfs espéraient encore qu’il apprendrait quelque chose de échecs rencontrés jusqu’à présent par sa politique commerciale. Des gens plus sensés espéraient qu’il pourrait faire ce qu’il fit avec l’ALENA : obtenir un nouvel accord ressemblant essentiellement au précédent accord, proclamer qu’il était totalement différent et parler d’une grande victoire.

Mais non : il est clair maintenant qu’il refuse d’abandonner sa croyance que les guerres commerciales sont bonnes et faciles à gagner : son projet est de continuer de donner des coups jusqu’à ce que le moral revienne. Ce qui peut avoir semblé comme des droits de douane temporaires visant à obtenir des concessions semblent maintenant comme des aspects permanents de l’économie mondiale, avec le niveau de droits de douane et l’éventail de pays faisant l’objet de hausses de droits de douane susceptibles d’augmenter au cours du temps.

Deuxièmement, la Chine signale clairement qu’elle n’est ni le Canada, ni le Mexique : elle est trop grosse et trop fière pour se soumettre à ce qu’elle considère être de l’intimidation. Cette glissade du renminbi a été moins une mesure de politique concrète qu’une manière de dire à Trump "parle à ma main" (…).

Incidemment (ou peut-être pas si incidemment), alors qu’il y a plusieurs raisons valides de critiquer la politique chinoise, la manipulation de devise n’en est pas une. La Chine était un manipulateur de devise majeur il y a 7 ou 8 ans, mais ces jours elle soutient sa devise pour être au-dessus du niveau auquel elle serait si elle flottait librement. Et réfléchissez une minute à ce qui surviendrait à un pays ayant une devise non manipulée, si un de ses marchés d’exportations majeurs relevait soudainement ses droits de douane sur plusieurs de ses biens. Vous vous attendriez sûrement à voir la devise du pays se déprécier, juste comme celle du Royaume-Uni l’a fait avec la perspective de l’accès perdu aux marchés en raison du Brexit.

En d’autres termes, l’administration Trump, dans sa grande sagesse, a réussi à accuser les Chinois du seul crime économique pour lequel ils sont innocents. Oh, qu’allons-nous faire pour les punir pour ce crime ? Ajouter des droits de douane sur leurs exportations ? Hum, nous l’avons déjà fait.

Donc comment cela finira-t-il ? Je n’en ai aucune idée. Surtout, personne ne semble le savoir. A mes yeux, c’est comme si Trump et Xi ont maintenant misé leur réputation sur leur aptitude à tenir bon. Et il est difficile de voir ce qui amènerait l’un des deux camps à céder (ou même à savoir ce que l’on pourrait entendre par "céder"). A ce rythme, nous allons devoir attendre un nouveau président pour nettoyer ce bordel, en espérant qu’il le puisse. »

Paul Krugman, « Trump’s China shock », 5 août 2019. Traduit par Martin Anota



La Chine essaye d’enseigner un peu d’économie à Trump


« Si vous voulez comprendre la guerre commerciale qui se déroule avec la Chine, la première chose que vous devez comprendre est qu’aucune action de Trump n’est sensée. Ses idées sur le commerce sont incohérentes. Ses demandes sont incompréhensibles. Et il surestime grandement sa capacité à infliger des dommages à la Chine, tout en sous-estimant les dommages que la Chine peut infliger en retour à l’économie américaine.

La deuxième chose que vous devez comprendre est que la réponse de la Chine jusqu’à présent a été assez modeste et mesurée, du moins en considération de la situation. Les Etats-Unis ont mis en œuvre ou annoncé des droits de douane sur quasiment tout ce que la Chine vend ici, avec des droits de douane moyens que l’on n’avait pas vus depuis plusieurs générations. Les Chinois, à l’inverse, sont très loin d’avoir déployé toute la panoplie d’outils à leur disposition pour compenser les actions de Trump et nuire à sa base électorale.

Pourquoi les Chinois ne sont-ils pas allés plus loin ? A mes yeux, c’est comme s’ils essayaient encore d’enseigner un peu d’économie à Trump. Ce qu’ils disent à travers leurs actions est en effet : "Vous pensez que vous pouvez nous intimider, mais vous ne le pouvez pas. Par contre, nous, nous pouvons ruiner vos fermiers et faire effondrer votre marché boursier. Voulez-vous reconsidérer les choses ?"

Il n’y a cependant rien qui suggère que ce message ait été saisi. En effet, à chaque fois que les Chinois se mettent en pause et donnent à Trump une chance de reconsidérer sa position, il y voit une confirmation de ses idées et décide d’aller encore plus loin. Ce que cela suggère, c’est que tôt ou tard les tirs de sommation laisseront place à une guerre commerciale et monétaire ouverte.

A propos de la vision des choses de Trump : son incohérence se manifeste presque chaque jour, mais l’un de ses récents tweets en est une parfaite illustration. Souvenez-vous, Trump s’est continuellement plaint à propos de la force du dollar, qui confère selon lui aux Etats-Unis un désavantage compétitif. Lundi dernier, il a obtenu du département du Trésor que ce dernier qualifie la Chine de manipulateur de devise, chose qui était exacte il y a sept ou huit ans, mais qui ne l’est plus aujourd’hui. Pourtant, le lendemain, il écrit triomphalement que "de massifs montants d’argents provenant de Chine et d’autres parts du monde affluent aux Etats-Unis", "une chose magnifique à voir" a-t-il commenté.

Hum, que se passe-t-il quand "de massifs montants d’argent" affluent dans votre pays ? Votre devise s’apprécie, ce qui est exactement ce dont se plaint Trump. Et si beaucoup de capitaux sortent de Chine, le yuan va plonger, bien davantage que la petite baisse de 2 % que condamne le Trésor. (…)

Pourtant, même si Trump est insensé, les Chinois vont-ils se soumettre à ses désirs ? La réponse, pour faire court, est, "quelles demandes ?". Trump semble essentiellement s’inquiéter du déficit commercial que les Etats-Unis connaissent vis-à-vis de la Chine, un déficit qui a de nombreuses causes et qui n’est pas vraiment sous le contrôle du gouvernement chinois. D’autres dans son administration semblent s’inquiéter de voir la Chine pénétrer les secteurs de haute technologie, ce qui peut en effet menacer la domination américaine. Mais la Chine est à la fois une superpuissance économique et relativement pauvre en comparaison avec les Etats-Unis ; il est peu réaliste d’imaginer qu’un tel pays puisse être poussé à revenir sur ses ambitions technologiques. Ce qui nous amène à la question quant à savoir quelle puissance les Etats-Unis disposent dans cette situation.

Les Etats-Unis sont bien sûr un marché majeur pour les biens chinois et la Chine achète relativement peu de produits américains, donc l’effet direct adverse de la guerre tarifaire est plus important pour les Chinois. Mais il est important d’avoir une bonne idée de l’échelle. La Chine n’est pas le Mexique, qui envoie 80 % de ses exportations aux Etats-Unis ; l’économie chinoise dépend moins du commerce que des nations plus petites et moins d’un cinquième de ses exportations va aux Etats-Unis. En outre, alors que les droits de douane de Trump nuisent certainement aux Chinois, Pékin est plutôt bien placée pour contrer leurs effets. La Chine peut stimuler les dépenses domestiques avec la relance monétaire et budgétaire ; elle peut stimuler ses exportations, aussi bien dans le monde dans son ensemble qu’aux Etats-Unis, en laissant le yuan chuter.

Parallèlement, la Chine peut infliger des dommages spécifiques aux Etats-Unis. Elle peut acheter son soja ailleurs, ce qui nuit aux fermiers américains. Comme nous l’avons vu cette semaine, même un affaiblissement somme toute symbolique du yuan peut entraîner un plongeon des marchés boursiers américains. La capacité des Etats-Unis à contrer ces mesures est entravée par une combinaison de facteurs techniques et politiques. La Fed peut réduire ses taux, mais d’une faible amplitude au vu du niveau auquel ils sont déjà. Nous pouvons faire de la relance budgétaire, mais après avoir accordé de ploutocratiques baisses d’impôts en 2017, Trump aurait à faire de réelles concessions aux Démocrates pour obtenir quelque chose en plus, quelque chose qu’il n’aura probablement pas.

Que penser d’une éventuelle réponse internationale coordonnée ? Elle est improbable, à la fois parce qu’il n’est pas clair quant à savoir ce que Trump veut exactement de la Chine, mais aussi parce que sa belligérance (sans parler de son racisme) a laissé les Etats-Unis dans une situation où pratiquement personne ne désire rejoindre leurs côtés dans les différends mondiaux.

Donc Trump est une position bien plus faible qu’il ne l’imagine et je pense que la minuscule dévaluation de la devise chinoise fut une tentative de le ramener à la réalité. Mais je doute sincèrement qu’il en tire un enseignement. Son administration a déjà évincé les rares personnes qui en savaient un peu en économie et les rapports indiquent que Trump n’écoute pas vraiment la bande d’ignorants qui est restée à ses côtés. Donc son chaos commercial va probablement s’accentuer avant de s’éclaircir. »

Paul Krugman, « China tries to teach Trump economics », 8 août 2019. Traduit par Martin Anota



aller plus loin…

« Petite macroéconomie des droits de douane »

« Le coût de la guerre commerciale de Trump pour l’économie américaine »

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