Annotations

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

Commerce international

Fil des billets

vendredi 9 août 2019

Le bourbier commercial de Trump

Vous vous souvenez du bourbier vietnamien ? (En fait, j’espère que beaucoup de mes lecteurs sont trop jeunes pour connaître, mais vous en avez probablement entendu parler.) Dans les discours politique, le "bourbier" a fini par avoir un sens assez spécifique. C’est ce qui se passe quand un gouvernement s’est engagé à entreprendre une politique qui ne marche pas, mais se refuse d’admettre son échec et réduire ses pertes. Donc opte pour l’escalade et les choses empirent.

Bien, voici ce que je pense : la guerre commerciale de Trump ressemble de plus en plus à un classique bourbier politique. Elle ne marche pas ; en l’occurrence, elle ne rapporte aucun des résultats qu’attend Trump. Or il est même moins enclin que le politicien moyen à admettre une erreur, donc il poursuit à une plus grande échelle ce qui ne marche pas. Et si vous extrapolez en vous basant sur cette intuition, les implications pour l’économie américaine et l’économie mondiale commencent à être bien effrayantes. (…)

Pour donner un aperçu, voici les cinq remarques que je vais faire.

1. La guerre commerciale est devenue énorme. Les droits de douane sur les biens chinois sont revenus à des niveaux que nous associons avec le protectionnisme datant d’avant les années trente. Et la guerre commerciale atteint le point où elle devient un poids significatif pour l’économie américaine.

2. Néanmoins, la guerre commerciale a échoué à atteindre ses objectifs, du moins tels que Trump les voit : les Chinois ne s’avouent pas vaincus et non seulement le déficit commercial ne diminue pas, mais pire il augmente.

3. La Fed ne peut probablement pas compenser l’impact de la guerre commerciale et elle se montre probablement moins encline à essayer de le compenser.

4. Trump est susceptible de répondre à ses frustrations en optant pour l’escalade, avec des droits de douane sur davantage de produits et davantage de pays et, malgré le déni, à la fin avec une intervention monétaire.

5. D’autres pays vont répliquer cet cela va être très moche, très rapidement.

Bien sûr, je peux bien sûr me tromper, mais c’est la façon par laquelle je vois les choses au vu de ce que nous savons aujourd’hui. Commençons avec l’ampleur de la politique protectionniste. (…) Grosso modo, nous avons vu une taxe de 20 % imposée sur 500 milliards de dollars de biens que nous importons de Chine chaque année. Bien que Trump continue d’insister que les Chinois payent cette taxe, ce n’est en définitive pas eux qui la payent. Quand vous comparez ce qui s’est passé aux prix d’importations sujettes aux nouveaux droits de douane et ceux des autres importations, il est clair que le fardeau repose sur les épaules des entreprises et ménages américains.

Donc, cela représente pour chaque année une hausse d’impôts équivalente à 100 milliards de dollars. Cependant, nous ne collectons presque pas autant en supplément de recettes fiscales.

GRAPHIQUE Recettes tirées des droits de douane des Etats-Unis (en milliards de dollars)

Paul_Krugman__droits_de_douane_Etats-Unis.png

C’est en partie parce que les chiffres des recettes n’incluent pas encore toute la gamme des droits de douane de Trump. Mais c’est aussi parce que les droits de douane de Trump sur la Chine ont eu pour conséquence de déplacer la source des importations américains : par exemple, au lieu d’importer de Chine, nous achetons des produits auprès de pays à plus hauts coûts comme le Vietnam. Quand ce "détournement des échanges" survient, c’est toujours une hausse d’impôts de facto sur les consommateurs américains, qui payent plus, mais il ne semble même pas y avoir de bénéfice de générer de nouvelles recettes.

Donc, c’est une jolie grosse hausse d’impôts, qui est l’équivalent d’une politique budgétaire restrictive. Et nous devons ajouter deux effets supplémentaires : les représailles étrangères, qui nuisent aux exportations américaines, et l’incertitude : Pourquoi construire une nouvelle usine quand vous pensez que Trump va soudainement s’en prendre à votre marché, à votre chaine de valeur ou aux deux ?

Je ne pense pas que ce soit farfelu de suggérer que l’anti-relance provoquée par les droits de douane de Trump soit comparable en magnitude à la relance fournie par ses baisses d’impôts, qui ont largement profité aux entreprises, qui ont utilisé cet argent pour racheter leurs propres actions. Et cette relance est derrière nous, alors que le frein de sa guerre commerciale ne fait que commencer.

Mais pourquoi Trump fait-il cela ? Beaucoup de défenseurs de Trump affirmaient qu’il n’était pas vraiment focalisé sur les soldes commerciaux bilatéraux, chose que chaque économiste sait stupide, qu’il se focalisait en fait sur la propriété intellectuelle ou quelque chose comme cela. Je n’entends plus cela à présent ; il est de plus en plus manifeste qu’il se focalise sur les soldes commerciaux et il croit que les Etats-Unis connaissent des déficits commerciaux parce que d’autres pays ne jouent pas à la loyale. C’est ironique de voir qu’avec tous ces nouveaux droits de douane, le déficit commercial américain s’est accru, non réduit (…) :

GRAPHIQUE Exportations nettes de biens et services des Etats-Unis (en milliards de dollars)

Paul_Krugman__exportations_nettes_biens_et_services_Etats-Unis.png

Et, ajustées en fonction de l’inflation, les importations croissent toujours fortement, alors que les exportations américaines se sont essoufflées :

GRAPHIQUE Variation trimestrielle des exportations et des importations des Etats-Unis (par rapport à l’année précédente, en %)

Paul_Krugman__Variation_trimestrielle_exportations_importations_Etats-Unis.png

Pourquoi les droits de douane ne réduisent-ils pas le déficit commercial ? Principalement parce que la théorie de Trump est erronée. Les soldes commerciaux tiennent principalement à la macroéconomie, non à la politique tarifaire. En particulier, la faiblesse persistance des économies japonaise et européenne, résultant probablement pour l’essentiel du vieillissement de leur population active, maintient le yen et l’euro à de faibles niveaux et rendent les Etats-Unis moins compétitifs.

En ce qui concerne les récentes tendances touchant aux importations et aux exportations, il peut aussi y avoir un effet asymétrique des droits de douane. Comme je l’ai déjà mentionné, les droits de douane américains sur les biens chinois n’ont pas pour effet de réduire significativement les importations globales, parce que nous déplaçons juste la provenance des produits à d’autres économies asiatiques. D’un autre côté, quand les Chinois arrêtent d’acheter notre soja, il n’y a pas de marchés alternatifs majeurs.

Qu’importe l’explication, les droits de douane de Trump ne produisent pas les résultats qu’il recherche. Ils ne lui permettent pas d’avoir l’autre chose qu’il veut : des concessions de la Chine qu’il pourrait présenter comme des victoires (…). Comme le dit Gavyn Davies, la Chine semble "de plus en plus convaincue qu’elle survivra aux guerres commerciales", et elle ne montre aucun désir de rassurer les Etats-Unis.

Donc cela semble être un bon moment pour appuyer sur le bouton pause et reconsidérer la stratégie. Cependant, Trump va de l’avant et lance un nouveau train de droits de douane. Pourquoi ?

On dit que les courtiers en Bourse pensent que Trump a été enhardi par la baisse de taux de la Fed, qu’il interpréterait comme signifiant que la Fed va immuniser l’économie américaine de tout effet adverse provoqué par sa guerre commerciale. Nous n’avons pas de manière de savoir si c’est exact. Cependant, si Trump pense cela, il a certainement tort. D’une part, la Fed n’a probablement pas beaucoup de marge de manœuvre : les taux d’intérêt sont déjà très bas. Et le secteur le plus influencé par les taux d’intérêt, n’a pas montré beaucoup de réponse à ce qui est déjà une forte chute des taux hypothécaires.

De plus, la Fed elle-même doit se demander si sa baisse de taux a été perçue par Trump comme une promesse implicite d’approuver sa guerre commerciale, ce qui la rendra moins encline à en faire davantage ; c’est une nouvelle forme d’aléa moral.

Il y a d’ailleurs un fort contraste ici avec la Chine, qui pour tous ses problèmes garde la possibilité de poursuivre une relance monétaire et budgétaire coordonnée à un degré inimaginable ici. Trump ne peut probablement pas imposer à la Fed de compenser les dommages qu’il inflige (…) ; Xi est dans une position où il peut faire tout ce qui est nécessaire.

Donc, que va faire Trump ensuite ? J’imagine qu’au lieu de reconsidérer sa stratégie, il va opter pour l’escalade, qu’il peut mener sur divers fronts. Il peut relever les droits de douane sur les produits chinois. Il peut essayer de régler le problème du détournement des échanges en étendant la guerre commerciale pour inclure davantage de pays (salut le Vietnam !)

Et il peut vendre des dollars sur les marchés des changes, de façon à déprécier le dollar. La Fed procèderait à l’intervention, mais la politique de change est normalement du ressort du Trésor et en juin Jerome Powell a répété que c’est toujours la vision de la Fed. Donc nous pouvons bien voir Trump prendre la décision de tenter d’affaiblir le dollar.

Mais une tentative délibérée d’affaiblir le dollar, gagnant un avantage compétitif à un moment où d’autres économies vont mal, serait interprétée avec raison comme une mesure de guerre monétaire non coopérative. Cela mènerait à des représailles généralisées, même si celles-ci seraient probablement aussi inefficaces. Et les Etats-Unis finiraient par la même occasion de faire changer d’avis ceux qui continuent de croire qu’ils peuvent toujours être un hégémon mondial bienveillant. »

Paul Krugman, « Trump’s trade quagmire », 3 août 2019. Traduit par Martin Anota



aller plus loin…

« Petite macroéconomie des droits de douane »

« Le coût de la guerre commerciale de Trump pour l’économie américaine »

jeudi 18 juillet 2019

Trump est en train de perdre sa guerre commerciale

« L’affirmation de Trump selon laquelle "les guerres commerciales sont bonnes et faciles à gagner" va sûrement être inscrite dans les livres d’histoire, mais pas comme il l’imagine. Elle va se retrouver aux côtés de la prédiction que Dick Cheney fit à la veille de la guerre d’Irak, celle selon laquelle "nous allons en fait être accueillis comme des libérateurs". Elle va être utilisée pour illustrer l’arrogance et l’ignorance qui sont trop souvent à l’origine des décisions politiques cruciales.

La réalité est que Trump n’est pas en train de gagner ses guerres commerciales. Certes, ses droits de douane ont nui à la Chine et à d’autres pays, mais ils ont aussi nui à l’économie américaine : les économistes à la Fed de New York estiment que le ménage américain moyen va payer un supplément de 1.000 dollars par an en raison de la hausse des prix.

Et il n’y a pas de preuve que les droits de douane permettent d’atteindre les objectifs présumés de Trump, qui sont de faire pression sur d’autres pays pour qu’ils changent significativement leur politique. Après tout, qu’est-ce qu’une guerre commerciale ? Ni les économistes, ni les historiens n’utilisent ce terme pour qualifier les situations dans lesquelles un pays impose des droits de douane pour des raisons politiques, comme les Etats-Unis le font régulièrement depuis les années trente. Non, c’est seulement une "guerre commerciale" si l’objectif de l’adoption des droits de douane est la coercition : infliger des souffrances aux autres pays pour les forcer à changer leur politique en notre faveur.

Et alors que les souffrances sont réelles, la coercition ne survient pas. Tous les droits de douane que Trump a imposés au Canada et au Mexique pour les forcer à renégocier l’ALENA a conduit à un nouvel accord tellement similaire à l’ancien que vous avez besoin d’une loupe pour trouver la différence. (Et le nouveau peut ne même pas passer le Congrès.) Et au récent sommet du G20, Trump a accepté une pause dans sa guerre commerciale avec la Chine, en annulant l’instauration de nouveaux droits de douanes, en contrepartie, d’après ce que je peux en dire, d’un discours vaguement conciliant.

Mais pourquoi les guerres commerciales de Trump échouent-elles ? Le Mexique est une petite économie à côté d’un géant, donc vous pouvez penser (et Trump l’a certainement pensé) qu’il serait facile de le faire plier. La Chine est une superpuissance économique, mais elle nous vend bien plus de produits qu’on ne lui en achète, donc vous pouvez penser qu’elle serait vulnérable aux pressions américaines. Donc pourquoi Trump n’arrive-t-il pas à imposer sa volonté économique ?

Il y a selon moi trois raisons. Premièrement, la croyance que nous pouvons facilement gagner les guerres commerciales reflète un certain solipsisme qui a notamment désastreusement façonné notre politique en Irak. Trop d’Américains qui détiennent le pouvoir semblent incapables de comprendre que nous ne sommes pas le seul pays avec une culture, une histoire et une identité singulières, fier de son indépendance et extrêmement réticent de prendre des décisions qui s’apparenteraient à une capitulation vis-à-vis de rivaux étrangers. (…) En particulier, l’idée que la Chine acceptera un accord qui ressemble à une capitulation humiliante auprès des Etats-Unis est irréaliste.

Deuxièmement, les "hommes des droits de douane" de Trump vivent dans le passé, sans connaître la réalité de l’économie moderne. Ils parlent avec nostalgie des politiques de William McKinley. Mais à l’époque, la question "où a-t-on fabriqué cette chose ?" avait généralement une réponse simple. Aujourd’hui, en revanche, quasiment chaque bien manufacturé est le produit d’une chaîne de valeur mondiale qui s’étend sur plusieurs pays. Cela fait monter les enjeux : les entreprises américaines étaient hystériques à l’idée que l’ALENA soit remis en cause, parce qu’une partie significative de leur production dépend d’intrants mexicains. Elles craignent aussi les effets des droits de douane : quand vous taxez des biens assemblés en Chine, mais avec plusieurs composants venant de Corée du Sud ou du Japon, l’assemblage ne se déplace pas aux Etats-Unis, mais vers d’autres pays asiatiques comme le Vietnam.

Enfin la guerre commerciale de Trump n’est pas populaire ; en fait, elle passe mal aux sondages, donc lui non plus. Cela le laisse politiquement vulnérable aux représailles étrangères. La Chine peut ne pas acheter autant aux Etats-Unis qu’elle ne leur vend, mais son marché agricole est crucial pour les électeurs des Etats fermiers dont Trump a désespérément besoin. La vision de Trump d’une guerre commerciale facile à gagner se transforme en guerre d’usure politique qu’il est certainement moins en mesure de soutenir que les dirigeants chinois, même si la Chine en est économiquement affectée.

Donc, comment cela va-t-il finir ? Les guerres commerciales n’aboutissent généralement pas à de claires victoires, mais elles laissent souvent des cicatrices durables sur l’économie mondiale. Les droits de douane (…) que les Etats-Unis ont imposés en 1964 pour chercher vainement à forcer l’Europe à acheter ses poulets gelés sont toujours en place, 55 ans après.

Les guerres commerciales de Trump sont bien plus massives que les guerres commerciales passées, mais elles vont probablement avoir le même résultat. Trump va sous doute essayer de présenter une poignée de concessions étrangères triviales comme une grande victoire, mais le résultat sera bien en définitive l’appauvrissement de tous. En outre, l’acharnement de Trump sur les accords commerciaux passés a porté atteinte à la crédibilité américaine et affaibli la règle de droit internationale.

Oh, et ai-je dit que les droits de douane de McKinley étaient profondément impopulaires, même à l’époque ? En fait, dans son dernier discours sur le sujet, McKinley offrit ce qui ressemble à une réponse directe (…) au trumpisme, en déclarant que "les guerres commerciales ne sont pas rentables"et en appelant "à la bonne foi et aux relations commerciales amicales". »

Paul Krugman, « Trump is losing his trade wars », 4 juillet 2019. Traduit par Martin Anota



aller plus loin…

« Petite macroéconomie des droits de douane »

« Le coût de la guerre commerciale de Trump pour l’économie américaine »

mercredi 29 mai 2019

La guerre commerciale reprend

« Le 5 mai, Donald Trump a soudainement révélé qu’un accord commercial avec la Chine n’était finalement pas imminent. Au contraire, l’administration Trump a relevé le 10 mai des droits de douane antérieurs de 10 % sur 200 milliards d’importations chinoises en les passant à 25 % et a menacé d’appliquer des droits de douane de 25 % au reste des importations chinoises d’ici fin juin (ce qui correspond à 300 milliards de biens). La Chine, bien sûr, a répliqué en annonçant des droits de douane de 25 % sur 60 milliards de dollars de biens américains à partir du 1er juin. Surpris, les marchés boursiers ont chuté en réponse, le S&P500 perdant 4 % la première semaine de cette nouvelle flambée de guerre commerciale.

Le mystère, c’est pourquoi les investisseurs financiers et d’autres ont pu croire les déclarations de la Maison blanche qu’un accord avec la Chine était sur point d’être signé. Pourquoi croire l’administration Trump sur une telle chose ? (…) Est-ce que quiconque s’attendait à ce que la Chine, si fière, accepte, sans concessions significatives en retour, de laisser les Etats-Unis écrire certaines de ses lois et juger de façon unilatérale si c’est convenable ?

Les contradictions dans le commerce de Trump


La politique commerciale des Etats-Unis est désormais une masse d’objectifs contradictoires :

  • D’un côté, les responsables et défenseurs de l’administration Trump défendent les droits de douane élevés en y voyant un expédient regrettable, mais temporaire, un moyen nécessaire pour atteindre un objectif stratégique, une arme permettant au négociateur en chef de forcer la Chine et d’autres partenaires à l’échange à faire des concessions. D’un autre côté, Donald Trump lui-même ne donne pas l’air de s’inquiéter à l’éventualité que les droits de douane restent à jamais en place. (Son "amour pour les droits de douane" remonte apparemment aux années quatre-vingt). Il persiste à affirmer que la Chine paiera le coût des droits de douane, en renvoyant de l’argent dans les bons du Trésor américains. Quoi de mieux ? Il semble aussi penser que ce serait bien s’il y avait à long terme un découplage des économies chinoise et américaine, mais ne pas s’alarmer des pertes de gains des échanges, notamment du démantèlement des chaînes de valeur desquelles dépendent crucialement de nombreuses entreprises des deux pays.
  • A nouveau, d’un côté une demande prioritaire est que la Chine permettre aux entreprises américaines de lancer plus facilement des opérations en Chine (en s’assurant plus scrupuleusement que les firmes n’aient pas à livrer un savoir technologique ou d’autres propriétés intellectuelles aux partenaires locaux). D’un autre côté, une autre demande absolument prioritaire pour Trump est l’accroissement des exportations nettes des Etats-Unis vers la Chine. Cela reviendrait à ce que les entreprises américaines produisent aux Etats-Unis plutôt qu’en Chine.
  • Une ancienne contradiction : les Etats-Unis demandent à la Chine d’arrêter d’intervenir sur le marché des changes, tout en lui demandant de maintenir la valeur du renminbi à un haut niveau. Ces deux demandes ont été en contradiction directe depuis 2014, quand les forces de marché tournaient dans le sens d’une dépréciation du renminbi.

Il est utile de notre d’autres incohérences commerciales de Trump.

Avons-nous à comprendre l’"incidence" d’un impôt ?


La bonne réponse à la question des coûts est que les Etats-Unis (et l’économie mondiale aussi) verront leur situation se détériorer si nous nous retrouvons indéfiniment avec ces plus hauts droits de douane, ce qui semble désormais possible.

La croyance enthousiaste de Trump que ses droits douanes amèneront la Chine à aider à financer le gouvernement américain est farfelue. Un droit de douane est un impôt et les consommateurs et entreprises américains sont ceux qui la supportent, pas la Chine. (La réduction estimée du revenu réel américain est de 1,4 milliards de dollars par mois.) En fait, dans la mesure où il peut y avoir une vérité derrière l’affirmation selon laquelle le gouvernement chinois subventionnait des produits tels que les panneaux solaires, les droits de douane instaurés depuis janvier 2018 empêchent désormais le gouvernement chinois de subventionner les Etats-Unis.

Il est vrai que, en théorie, les exportateurs chinois auraient pu connaître une perte de demande en conséquence de tous ces droits de douane suffisamment importante pour les forcer à réduire leurs prix. Les étudiants en cours de sciences économiques apprennent à réfléchir sur l’"incidence" d’une taxe, c’est-à-dire identifier qui en supporte en définitive le coût. Mais deux nouvelles études réalisées par d’éminents économistes examinent les données de 2018 et constatent que (1) les Chinois n’ont en effet pas réduit leur prix et que, par conséquent, (2) le fardeau de la hausse des prix a pesé sur les seules épaules des ménages américains. Donc, nous n’avons même pas besoin des cours d’économie : le simple bon sens nous donne la bonne réponse dans ce cas. (…)

Si Trump poursuit en mettant à exécution sa menace d’étendre les droits de douane à tous les produits importés de Chine, le coût pour un ménage américain typique serait de 300 à 800 dollars par an selon une première estimation et de 2.200 dollars selon une autre estimation. Ce coût supporté par les consommateurs ne prend pas en compte le coût que les exportations perdues feraient subir aux entreprises, travailleurs et fermiers américains. Des pertes sont occasionnées sur exportations non seulement via les représailles chinoises, mais aussi via d’autres canaux, notamment l’appréciation du dollar vis-à-vis du renminbi.

Au moins dans un domaine, les politiques commerciales de Trump nuisent actuellement au Budget américain. La Chine a répliqué en ciblant tout particulièrement le soja et d’autres produits agricoles américains. L’administration Trump, sensible aux Etats fermiers pour des questions électorales, cherche à compenser les fermiers avec des milliards de dollars de subventions fédérales, dont l’essentiel va entre les mains des plus riches fermiers. C’est encore un autre coup porté contre le contribuable américain.

Avons-nous à comprendre l’avantage comparatif ?


Les économistes ont depuis longtemps affirmé, avec dépit ou suffisance, que l’on ne peut s’attendre à ce que public comprenne le principe des gains du commerce sans qu’on lui ait enseigné le principe de l’avantage comparatif de David Ricardo. Paul Samuelson avait identifié le principe comme à la fois vrai et pourtant peu évident.

Mais nous n’avons en fait pas besoin d’assimiler le principe de l’avantage comparatif pour comprendre l’idée basique des gains mutuels du commerce. Si à la fois l’acheteur et le vendeur s’accordent volontairement pour procéder à un échange, alors tous les deux y gagnent. Cela suppose qu’ils soient de bons juges de ce qu’ils veulent ; meilleurs, du moins, que ne l’est le gouvernement. Cette hypothèse est habituellement correcte, avec quelques exceptions (comme l’achat d’opium).

La théorie de l’avantage comparatif permet de faire des prédictions utiles, en indiquant par exemple quel pays va choisir d’exporter quel bien ; bien elle n’est pas très importante pour comprendre la présomption basique que les deux côtés tirent un gain du commerce volontaire. A nouveau, le sens commun nous donne la bonne réponse.

Dire que les deux pays gagnent à commercer ensemble ne revient pas à affirmer que chaque résident de chaque pays y gagne. Bien sûr, un essor du commerce donne lieu à la fois à des « gagnants et des perdants » dans chaque pays. Comme le fait n’importe quel changement majeur. Les droits de douane créent également des gagnants et des perdants. Mais les gagnants tendent à être plus nombreux que les perdants quand le commerce est libéralisé, tandis que les perdants tendent à être plus nombreux que les gagnants quand les droits de douane sont relevés.

Des droits de douane sans gagnants


Donald Trump semble avoir mis en œuvre un exemple spectaculaire de cette généralisation : sa guerre commerciale a nui à presque chaque pan de l’économie américaine, avec très peu de gagnants. Les perdants incluent juste quelques consommateurs, mais aussi des entreprises et les travailleurs qu’elles emploient, que ce soit des fermiers qui perdent leurs marchés à l’exportation ou les industriels qui sont forcés de payer plus cher pour se fournir en intrants. Même l’industrie automobile américaine, qui ne demandait pas cette "protection", voit sa situation se détériorer sur tous les plans, ayant à payer plus cher pour s’approvisionner acier et obtenir les pièces des voitures.

Trump est proche d’accomplir quelque chose que l’aurait pu croire impossible : des droits de douane qui ne bénéficient à quasiment personne. Nous pourrions avoir à reconsidérer la théorie de l’économie politique qui considère que le protectionnisme est habituellement la conséquence d’intérêts particuliers qui détiennent un pouvoir disproportionné. Il ne suffit pas de remonter trente ans en arrière, aux critiques lancées contre le Japon des années quatre-vingt. Nous pourrions avoir à retourner il y a trois siècles, aux mercantilistes qui précédèrent Adam Smith (1776) et Les Lumières. Les mercantilistes n’aimaient pas le commerce parce qu’il favorisait les individus libres aux dépens de l’Etat. »

Jeffrey Frankel, « The trade war resumes », in Econbrowser (blog), 26 mai 2019. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Petite macroéconomie des droits de douane »

« Le coût de la guerre commerciale de Trump pour l’économie américaine »

lundi 4 mars 2019

Ce sont les consommateurs américains qui payent les droits de douane de Trump

« (…) Donald Trump (…) nous a donné de bien belles phrases, qui seront certainement citées dans les histoires et les manuels pendant les prochaines décennies, voire les prochaines générations. Malheureusement, elles seront rappelées parce qu’elles constituent une bonne illustration de ce que peuvent être de bien mauvaises idées. En économie, la phrase que vous avez dû le plus entendre est la déclaration de Trump selon laquelle "les guerres commerciales sont bonnes et faciles à gagner". Ensuite, vous avez certainement entendu son affirmation selon laquelle "je suis un homme des droits de douane", accompagnée de l’affirmation que les étrangers paient les droits de douane qu’il a instaurés.

Maintenant, cette dernière affirmation est quelque chose que vous pouvez tester. Au cours de l’année 2018, Trump a instauré des tarifs douaniers sur environ 12 % du total des importations américaines et beaucoup de ces droits de douane ont été instaurés depuis suffisamment longtemps pour que nous puissions avoir une idée de leurs répercussions.

Samedi, des économistes de Columbia, de Princeton et de la Réserve fédérale de New York ont publié une étude intitulée "The impact of the 2018 trade war on U.S. prices and welfare" où ils ont utilisé les données détaillées sur les importations pour évaluer l’impact des droits de douane. (…) Leur conclusion est qu’à première approximation, les étrangers n’ont rien payé de l’addition, ce sont les entreprises et consommateurs américains qui l’ont payée en totalité. Et les pertes subies par les consommateurs américains ont excédé les recettes tirées des nouveaux droits de douane, donc ces derniers ont globalement appauvri les Etats-Unis.

Comment ont-ils obtenu ce résultat ? Le gouvernement américain collecte des données sur les prix et quantités de plusieurs catégories d’importations. Plusieurs d’entre elles ont subi les nouveaux droits de douane, mais pas les autres. Donc, vous pouvez comparer ce qui s’est passé pour les importations touchées par les tarifs douaniers avec celles qui en ont été épargnées et qui constituent de fait le groupe de contrôle. Cela vous indique quel a été l’impact des droits de douane.

Dans la vision de Trump, où les étrangers sont censés payer les droits de douane, vous vous attendriez à voir une chute de prix pour les biens faisant l’objet de droits de douane, compensant ces derniers, si bien que les prix à la consommation n’auraient pas changé. Mais ce que vous voyez en réalité, c’est l’absence d’effet visible des droits de douane sur les prix à l’importation. Donc, les fournisseurs étrangers ne semblent n’avoir rien absorbé des droits de douane, ces derniers ayant été entièrement supportés par les ménages ; les prix incluant les droits de douane ont augmenté du montant de ces derniers.

GRAPHIQUE Variation des prix des biens importés suite aux vagues de tarifs douaniers de Trump (normalisée, en %)

Paul_Krugman__hausse_prix_biens_importes_apres_droits_de_douane_Trump.png

Ces hausses de prix ont entraîné de substantiels changements dans les comportements. Les importations de produits faisant l’objet d’un droit de douane ont chuté fortement, en partie parce que les consommateurs se sont tournés vers des produits domestiques, mais aussi en grande partie parce que les importateurs ont déplacé leur lieu d’approvisionnement dans des pays qui ne sont pas touchés par les droits de douane de Trump. Par exemple, plusieurs entreprises semblent avoir commencé à acheter au Vietnam ou au Mexique des biens qu’ils achetaient précédemment en Chine. Ces changements de comportement sont la clé de la conclusion de l’article selon laquelle les droits de douane ont appauvri les Américains.

Considérons l’exemple suivant : avant les droits de douane, les Etats-Unis importaient un certain bien dont le prix s’élevait à 100 dollars. Ensuite, l’administration a imposé un droit de douane de 25 %, amenant le prix pour les consommateurs à 125 dollars. Si nous continuons d’importer ce bien de Chine, les consommateurs perdent 25 dollars par unité de bien achetée, mais le gouvernement gagne 25 dollars de recettes en plus, laissant le revenu national inchangé.

Supposons, cependant, que les importateurs déplacent leur lieu d’approvisionnement dans un pays plus cher qui n’est pas l’objet d’un droit de douane ; supposons, par exemple, qu’ils peuvent acheter le bien au Vietnam pour 115 dollars. Alors, les consommateurs perdent seulement 15 dollars, mais il n’y a pas de recettes tirées des droits de douane, donc il s’agit d’une perte de 15 dollars pour la nation dans son ensemble.

Mais que se passe-t-il s’ils se tournent vers un fournisseur domestique, par exemple une entreprise américaine qui va vendre le produit pour 120 dollars. Qu’est-ce que cela change à l’histoire ? Ici la chose cruciale est que la production domestique d’un bien a un coût d’opportunité. Les Etats-Unis sont proches du plein emploi, donc les 120 dollars en ressources utilisées pour produire ce bien peuvent ou auraient été employées en produisant quelque chose d’autre en l’absence du droit de douane. Le détournement de ces ressources vers la production de choses que nous avions l’habitude d’importer signifie une perte nette de 20 dollars, sans compensation en termes de recettes.

D’ailleurs, en pratique, toutes les créations d’emplois dans le secteur manufacturier qu’auront permises les droits de douane de Trump sont probablement compensées par des destructions d’emplois manufacturiers. C’est en partie le cas parce que la plupart des droits de douane portent sur des biens intermédiaires, des biens utilisés pour la production, donc ces créations d’emplois dans, par exemple, la métallurgie sont compensées par des destructions d’emplois dans l’industrie automobile et dans d’autres secteurs en aval. Au-delà de cela, les droits de douane ont probablement contribué à pousser le taux de change du dollar à la hausse, ce qui a rendu les exportations américaines moins compétitives.

Une fois que l’on prend en compte tout cela, les droits de douane de Trump ont accru les prix à la consommation, plutôt que déprimé les gains étrangers. Certaines recettes ont été gagnées, mais il y a aussi eu ce qui se ramène à de l’évitement fiscal comme les consommateurs se tournent vers des substituts, non taxés, de ce qu’ils avaient l’habitude d’importer. Mais cet évitement fiscal ne se fait pas sans coût, si bien que les Etats-Unis dans leur ensemble se retrouvent appauvris.

Maintenant, les chiffres ne sont pas si énormes que cela. La nouvelle étude suggère des pertes nettes en termes de bien-être à 1,4 milliard de dollars par mois, c’est-à-dire 17 milliards par an, ce qui représente moins de 0,1 % du PIB américain. Mais gagner, ce n’est pas tout. Et les chiffres pourraient être plus élevés si la guerre commerciale s’accentuait, par exemple avec l’instauration de droits de douane sur les voitures européennes pour un motif de "sécurité nationale". »

Paul Krugman, « How goes the trade war? Consumers, not foreigners, are paying the Trump tariffs », 3 février 2019. Traduit par Martin Anota

vendredi 30 novembre 2018

Le Brexit, les frontières et la Banque d’Angleterre

« Il y a quelques jours, la Banque d’Angleterre a publié un rapport sur le possible impact macroéconomique du Brexit. Les scénarii les plus pessimistes étaient catastrophiques (comme le montre le graphique), montrant une contraction pire que celle qui suivit la crise financière de 2008. Sans surprise, les opposants au Brexit se saisirent du rapport, tandis que ses partisans accusèrent la Banque d’Angleterre de s’engager dans une tactique alarmiste.

GRAPHIQUE PIB du Royaume-Uni selon divers scénarii de sortie de l’UE (en indices, base 100 au deuxième trimestre 2016)

Banque_d__Angleterre__impact_Brexit_PIB_Royaume-Uni.png

source : Banque d’Angleterre (2018)

Je pense personnellement que le Brexit est une erreur, mais je suis étonné par certains chiffres apocalyptiques. (…) Ce que je veux faire ici, tout d’abord, c’est décrire ce que je comprends de leur raisonnement ; ensuite, j’indiquerai ce que je prévois de façon raisonnable pour le Brexit à court comme à long terme.

1. Le Brexit selon la Banque d’Angleterre


Tout d’abord : les gens de la Banque d’Angleterre avec lesquels je me suis entretenu m’ont indiqué qu’ils n’essayaient pas d’effrayer les gens, de les pousser à accepter la proposition de Theresa May, rien de tout cela. Selon eux, ce rapport concerne la stabilité financière, en évaluant la robustesse des banques face à de possibles chocs. Les scénarii les plus pessimistes qui ont attiré l’attention des gens n’étaient pas des prévisions, mais plutôt une tentative de déceler les conséquences si le pire survient. Mais d’où viennent ces scénarii pessimistes ?

Quand les économistes essayent d’évaluer les changements dans la politique commerciale, ils utilisent habituellement un certain type de modèle d’"équilibre général calculable". Ces modèles cherchent à rendre compte des impacts de la politique commerciale sur la consommation, la production et l’allocation des ressources. Et il y a de nombreuses modélisations du Brexit de ce type.

Cette modélisation est délicate car le Brexit ne concerne pas les tarifs douaniers, que nous savons représenter ; il concerne des barrières invisibles dressées au commerce avec la fin des frontières ouvertes aux mouvements de biens et ainsi de suite. Pourtant, des hypothèses plausibles nous donnent un certain ordre de grandeur. Mes propres estimations m’amenaient à avancer un coût représentant 2 % du PIB, à perpétuité ; d’autres estimations sont plus pessimistes, mais elles sont généralement comprises dans la gamme des 3-4 % du PIB. Mais le pire scénario de la Banque d’Angleterre présente un coût excédant les 10 % du PIB, soit trois fois ce qu’un modèle d’équilibre général calculable suggère. D’où vient ce chiffre ?

Une partie de la réponse tient au fait que la Banque d’Angleterre inclut certains effets non standards du commerce : elle suppose que la restriction des échanges (et des investissements directs à l’étranger) va davantage réduire la productivité que les impacts directs sur l’allocation des ressources ne le prédiraient. Elle cite certaines preuves statistiques, mais il est important d’avoir en tête qu’il s’agit d’une boîte noire, de quelque chose sous forme réduire : il n’y a pas de mécanisme explicite via lequel cela pourrait survenir.

Cependant, ce ne sont pas ces supposés effets non standards qui expliquent le gros morceau des scénarii les plus sombres : d’après ce que je comprends, ils contribuent aux coûts à hauteur de 1 point de pourcentage du PIB.

Ce qui explique les prévisions les plus sombres, ce sont plutôt les perturbations qui surviendraient avec un Brexit dur. Aujourd’hui, les flux de biens entrent et sortent de Grande-Bretagne avec des frictions minimales. Après le Brexit, il y aura des inspections douanières, or le Royaume-Uni n’a pas assez d’infrastructures douanières pour assurer cette tâche. En conséquence, il y aura une longue file d’attente à Douvres et dans d’autres ports, avec de longues files de camions arrêtés sur plusieurs kilomètres d’autoroute, la production en flux tendus sera fortement perturbée, etc.

Ce sont ces perturbations qui sont expliquent les scénarii les plus terribles. Notez que cette analyse dit que les coûts d’une sortie de l’Union européenne sont bien plus élevés que les coûts en PIB qui auraient été occasionnés si la Grande-Bretagne n’était jamais entrée dans l’UE et disposait donc des infrastructures douanières pour faire face aux flux commerciaux.

D’accord, c’est ce que je comprends à propos de l’analyse de la Banque d’Angleterre. Qu’est-ce que j’en pense ?

2. Est-ce que ce sera vraiment mauvais ?

Donc, si la Banque d’Angleterre ne cherchait pas à effrayer les gens en publiant ce rapport, elle était vraiment naïve concernant la façon par laquelle il serait rapporté et lu. (…)

Je suis sceptique à propos des effets supposés du commerce sur la productivité. Je sais qu’il y a certaines preuves allant dans le sens de tels effets : le commerce semble favoriser les entreprises les plus productives. Mais il semble douteux de se reposer sur des effets que nous ne pouvons pas modéliser.

A ce propos, je me souviens bien de la débâcle sur le lien entre ouverture et croissance lors des années quatre-vingt-dix. A cette époque, plusieurs études statistiques prétendaient que des pays en développement ouverts, extravertis, avaient des taux de croissance bien plus élevés que les économies introverties. Ces études étaient interprétaient comme suggérant que les pays qui avaient essayé de s’industrialiser en protégeant les marchés domestiques pouvaient avoir des taux de croissance proches de ceux des pays asiatiques s’ils libéralisaient leur commerce.

Mais en fait, les preuves statistiques d’un tel lien entre ouverture et croissance étaient assez douteuses. Et lorsqu’une massive libéralisation commerciale s’est opérée dans des endroits comme le Mexique, les miracles de croissance promis ne se matérialisèrent pas. Donc, je nourris quelques doutes à propos de ce canal des pertes occasionnées par le Brexit. Mais ce que j’ai appris de la Banque d’Angleterre, c’est que ce n’est pas central à l’analyse.

Que dire à propos des perturbations aux frontières ? Cela pourrait en effet être un gros problème. Ce qui est curieux à propos des scénarii présentés sur le graphique est qu’ils montrent que ces perturbations surviennent sur plusieurs années, avec aucune réduction. Vraiment ? La Grande-Bretagne est un pays développé avec une forte capacité administrative, le genre de pays qui a démontré au cours de l’histoire qu’il était capable de faire face à d’énormes désastres naturels et même des guerres. Se pourrait-il que ce soit vraiment problématique d’embaucher des inspecteurs des douanes et d’installer des ordinateurs pour que le PIB chute de 8 à 10 % ?

Et même à court terme, je me demande pourquoi la Grande-Bretagne ne suivrait pas la vieille recette : "lorsque tout le reste échoue, réduisons nos exigences". Si un assouplissement de l’application, un traitement spécial pour les affréteurs de confiance, que sais-je, peuvent désengorger les goulots d’étranglement aux ports, ne serait-ce pas utile comme mesure temporaire, malgré les possibilités de fraude ?

Cela dit, il est vraiment surprenant que la Grande-Bretagne se soit retrouvée dans cette situation. Si les inconvénients sont proches de ceux que la Banque d’Angleterre esquisse, étant donné le risque (qui est substantiel comme nous le savons depuis longtemps) d’un Brexit dur, c’est vraiment stupide de ne pas avoir renforcé les capacités aux frontières. Nous ne pouvons pas parler d’un tel montant d’argent, alors que le référendum du Brexit date d’il y a plus de deux ans.

C’est vraiment tout un spectacle. Que vous soyez Brexiter ou Remainer, vous devriez être horrifié et écœuré de voir comment le sujet a été traité. »

Paul Krugman, « Brexit, borders, and the Bank of England », 30 novembre 2018. Traduit par Martin Anota

- page 3 de 12 -