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Epistémologie et histoire de la pensée

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jeudi 7 octobre 2021

L’économie a-t-elle un problème avec les femmes ?

« Quand Elinor Ostrom est devenue la première femme à recevoir le Prix de la Banque de Suède en mémoire de Nobel en 2009, elle a dit : "je ne serai pas la dernière". Elle n’est certes plus, depuis, la seule femme à avoir obtenu cette récompense, mais ce fut incroyablement tardif. Autre chose gênante, Ostrom, qui mourut en 2012, fut récompensée malgré le fait qu’elle fut en dehors de l’économie orthodoxe.

Mais alors, la science économique a-t-elle un problème avec les femmes ? Et les femmes ont-elles un problème avec la science économique ?

Un peu plus tôt cet été, la Royal Economic Society a publié un rapport passant en revue le déséquilibre de genre en économie au Royaume-Uni. (…) Le tableau qu’elle dresse n’est pas très encourageant. L’économie universitaire reste une activité très largement masculine et plus on monte dans la hiérarchie des postes, plus la domination masculine est importante. Les femmes constituent 32 % des étudiants en économie (contre 27 % en 1996) et 26 % des économistes universitaires (contre 18 % en 1996).

Sur l’échelle d’un quart de siècle, le rythme des progrès n’est pas très rassurant. C’est aussi une mauvaise nouvelle pour la science économique. L’économiste Diane Coyle, professeure de politique publique à Cambridge, le dit succinctement ainsi : "il n’est pas possible de faire de la bonne science sociale si vous êtes si peu représentatif de la société".

Le problème semble bien plus aigu pour l’économie universitaire que pour la science économique en général. La moitié de tous les étudiants diplômés en économie sont des femmes. Ces femmes semblent ensuite aller dans le secteur privé (la banque, le cabinet-conseil et la technologie d’information) ou elles vont dans des think-tanks, la Banque d’Angleterre ou le Government Economic Service, qui emploient tous une plus grande proportion de femmes économistes que ne le font les universités. Au niveau international, les femmes dirigent actuellement ou ont récemment dirigé le Trésor américain, la Réserve fédérale des Etats-Unis et le FMI. Les économistes en chefs du FMI et de la Banque mondiale sont des femmes. Donc, il semble extraordinaire que l’économie universitaire soit si peu accessible ou si peu attrayante pour les femmes.

Une part du problème tient à la précarité des emplois universitaires dans tous les champs et les exigences à publier à un rythme frénétique au moment même où beaucoup de femmes envisagent de prendre un congé maternité. Il ne doit pas être impossible de redéfinir les emplois universitaires pour les rendre plus attrayants et disponibles pour les personnes avec d’autres exigences en ce qui concerne leur temps. Jusqu’à présent, malheureusement, il ne semble pas que nous y soyons parvenus.

Mais le manque d’opportunités de carrière compatibles avec la vie de famille n’est pas le seul problème. Il y a quatre ans, Alice Wu, alors étudiante de l’Université de Berkeley, a publié une étude où elle analysait systématiquement le langage utilisé à propos des femmes universitaires sur le forum web EconJobRumors. (J’épargne aux lecteurs les détails, souvent avec des allusions sexuelles, un contenu offensant ou les deux. Mais les jeunes femmes économistes explorant le marché du travail universitaire ne s'épargnent pas ces "détails".)

L’étude de Wu a entraîné une certaine prise de conscience à l’American Economic Association, qui accorde depuis davantage d’attention à la mesure de la discrimination que les femmes peuvent rencontrer dans la profession. Il reste à voir si quelque chose de productif en est tiré, mais il vaut mieux s’informer sur ces problèmes plutôt que de les ignorer.

La journaliste économique Stacey Vanek Smith, auteur de Machiavelli for Women, estime que la transparence aide à faire changer les choses. Au Royaume-Uni, il est désormais obligatoire pour une organisation avec au moins 250 salariés de rendre public tout écart dans la rémunération moyenne entre hommes et femmes. Vanek Smith pense que cette règle réduit les inégalités salariales de genre : il est embarrassant d’avoir à expliquer de béantes inégalités salariales et les chefs n’aiment pas être embarrassés. Il est aussi maintenant devenu embarrassant d’avoir trop peu de femmes universitaires dans les postes de responsabilité universitaires, en particulier quand les femmes sont si visibles dans les postes de responsabilité dans les institutions de politique économique.

Donc il y a de l’espoir. Et un simple petit pas supplémentaire consisterait à mieux vendre l’économie à ceux qui arrivent à l’université et à mieux l'enseigner à ceux qui l'ont choisie comme discipline. "Si vous demandez" à des jeunes "comment ils décriraient un économiste, ils diront que c’est un homme ennuyeux avec un costume trois pièces", dit Sarah Smith, professeure d’économie à l’Université de Bristol. "Si vous leur demandez de quoi parle l’économie, ils vous diront d’argent, de banque et de finance." Smith et Diane Coyle pensent que cette identification de l’économie à l’argent et à la finance est quelque chose qui attire davantage les garçons de 17 ans que les filles de 17 ans. Je ne peux pas prouver que cette mauvaise perception contribue aux déséquilibres en termes de genre, mais elle joue certainement sur la "vente" de l’économie.

Core, un cours influent à accès libre, adopte une approche différente. Il commence avec de grosses questions économiques concernant les inégalités, la pauvreté et le développement durable, des questions que les étudiants à travers le monde considèrent comme essentielles. Core utilise ensuite les outils parfaitement standards en économie pour explorer ces questions. Cela rend davantage justice à ce que la science économique peut être. Si elle augmente aussi l’attrait de la matière, c’est un bonus.

La carrière d’Elinor Ostrom doit servir d’exemple. Elle a été écartée de l’économie conventionnelle parce que, parce qu’elle était une fille dans les années 1940, elle a été écartée des mathématiques. Elle s’est lancée dans la science politique et a abouti à une compréhension plus inclusive des questions auxquelles l’économie pouvait s’attaquer, des outils qui pouvaient être utilisés et des personnes qui devaient être là quand des décisions étaient prises. C’est une personne qui a permit d’approfondir la science économique en l’élargissant. Elle ne sera pas la dernière à le faire. »

Tim Harford, « Does economics have a problem with women? », 23 septembre 2021. Traduit par Martin Anota



aller plus loin... lire « La science économique rend-elle sexiste ? »

dimanche 5 septembre 2021

Réapprendre de vieilles idées en macroéconomie après la contre-révolution des nouveaux classiques

« Ce billet poursuit ce que Chris Dillow a développé dans un billet. Celui-ci fait deux affirmations à propos de la macroéconomie. Pour les comprendre, vous devez connaître la distinction entre économie orthodoxe et économie hétérodoxe. Il est difficile de définir précisément ce qui distingue ces deux groupes (beaucoup d’articles et de chapitres ont essayé de le faire), mais nous pouvons faire quelques observations. La plupart des économistes dans les départements universitaires sont orthodoxes et les économistes hétérodoxes se répartissent entre différentes écoles. Une autre observation est que les économistes orthodoxes ignorent presque totalement ce que les hétérodoxes font. Il est faux de dire que tous les économistes hétérodoxes sont orientés politiquement à gauche ou qu’aucun orthodoxe ne l’est.

Chris affirme tout d’abord que l’essentiel de l’économie hétérodoxe est la macroéconomie qui était dominante il y a longtemps. Sa seconde affirmation concerne l’orthodoxie. Il suggère qu’il y a eu une "grande amnésie" dans les années 1980, dans la mesure où plusieurs idées présentées comme nouvelles aujourd’hui sont juste de vieilles idées qui semblent avoir été oubliées. Je pense que chacune de ces affirmations a une certaine validité et j’espère parvenir ic à expliquer pourquoi cela est arrivé et quel lien il y a entre elles.

La grande amnésie a eu lieu en raison d’une révolution méthodologique en macroéconomie, en l’occurrence la contre-révolution des nouveaux classiques. Beaucoup à cette époque se sont focalisés sur un aspect de cette révolution, en l’occurrence l’attaque portée à l’encontre de ce qui constituait à l’époque la macroéconomie keynésienne orthodoxe. Celle-ci a rapidement échoué, mais ce qui a duré par contre fut une révolution méthodologique, qui est souvent qualifiée de microfondation de la macroéconomie. J’ai notamment écrit à propos de la contre-révolution des nouveaux classiques ici.

Avant la contre-révolution des nouveaux classiques, la macroéconomie était presque un sujet différent de la microéconomie. La principale théorie macroéconomique, l’économie keynésienne, pouvait être écrite avec des équations agrégées et elle pouvait être estimée en utilisant des données agrégées, mais il fut parfois difficile de la relier à la théorie microéconomique. En partie pour cette raison, la macroéconomie a contenu différentes écoles de pensée, où il était difficile de relier une "école" à une autre.

La contre-révolution des nouveaux classiques a affirmé que tout modèle macroéconomique devait non seulement être dérivé de la théorie microéconomique, mais aussi que la théorie devait être utilisée avec une certaine cohérence. En unifiant la macroéconomie et la microéconomie, elle apparut particulièrement attrayante aux jeunes économistes. Très rapidement, les universitaires prirent conscience que l’on pouvait aussi formaliser certains aspects de l’économie keynésienne antérieure à la contre-révolution des nouveaux classiques d’une façon microfondée et l’hégémonie des microfondations devint complète au sein de l’économie orthodoxe. Comme tous les macroéconomistes de l’orthodoxie parlaient le même langage (la microéconomie), il existait dans une certaine mesure en son sein des écoles de pensée liées aux différences à propos des valeurs des paramètres dans un cadre théorique commun (ces croyances pouvaient refléter des préférences idéologiques).

Cette réduction de la fragmentation dans la macroéconomie orthodoxe est une importante force unificatrice. Avant la contre-révolution des nouveaux classiques, vous pouviez aller à un séminaire de macroéconomie tenu par une personne d’une différente école de pensée et avoir peu d’idées de ce dont elle parlait. Après la contre-révolution des nouveaux classiques, vous compreniez exactement ce dont les intervenants évoquaient et même commenter leurs travaux, mais simplement penser qu’ils n’étaient pas très pertinents dans le monde réel.

L’un des aspects négatifs de la contre-révolution des nouveaux classiques a été qu’elle a mené à la "grande amnésie" dont Dillow a parlé. Pour certains, la contre-révolution des nouveaux classiques a constitué l’année zéro en macroéconomie, tout ce qui a été fait auparavant (en dehors de l’hégémonie des microfondations) ayant peu d’intérêt à leurs yeux. (…) J’ai réalisé des travaux où j’ai appliqué le modèle des taux de change d’équilibre de John Williamson, qui utilisait des techniques antérieures aux microfondations. Cette approche fut redécouverte par Obstfield et Rogoff qui utilisèrent un modèle microfondé (la "nouvelle approche en économie ouverte", qui appliquait les microfondations de la concurrence imparfaite au commerce international). C’était bien, mais à ma connaissance Obstfield et Rogoff n’ont jamais évoqué la littérature antérieure qui fut développée par John Williamson. C’est une parfaite illustration de la grande amnésie.

C’est une mauvaise idée d’avoir des années zéro dans une discipline. (…) Les microfondations sont une bonne chose, mais l’hégémonie des microfondations ne l’est pas. Par hégémonie, j’entends voir le reste de la macroéconomie comme désuète et peu digne d’être publiée dans les revues les plus prestigieuses. Certains économistes ont eu une réaction plus vive et choisirent de rejoindre l’hétérodoxie. Ils pensent que la microéconomie n’a pas mérité de rôle central en macroéconomie ou bien ils pensent qu’il ne fait pas sens de microfonder la macroéconomie. Je pense qu’il est juste de dire qu’après la contre-révolution des nouveaux classiques il est devenu plus difficile, si ce n’est impossible, pour ces économistes de prendre le train orthodoxe.

Dillow arrive à quelque chose de similaire en disant qu’une grande partie de l’économie hétérodoxe s’apparente à ce qu’il a appris avant la contre-révolution des nouveaux classiques. En faisant cette observation, il ne critique pas les économistes hétérodoxes, mais note plutôt qu’une partie de ce qu’ils font est une continuation de la macroéconomie antérieure à la contre-révolution des nouveaux classiques. (...)

La contre-révolution des nouveaux classiques n’a pas créé de macroéconomie hétérodoxe. L’économie hétérodoxe que je me souviens avoir étudiée à Cambridge au début des années 1970 était un rejet de l’économie néoclassique. Cette dernière observe comment les producteurs qui maximisent leurs profits interagissent avec des consommateurs qui maximisent leur utilité sur des marchés parfaites (c’est-à-dire où il y a beaucoup de producteurs et de consommateurs pour chaque produit de façon à ce que chacun soit preneur de prix). Comme Chris le note, la théorie implique que les gens soient payés à leur "productivité marginale".

Si vous demandez à la plupart des économistes orthodoxes aujourd’hui si ce qu’ils font suppose la validité de l’économie néoclassique, ils riraient probablement. Comme je l’ai souvent dit, une grande partie de l’économie aujourd’hui concerne l’étude de marchés qui sont loin d’être parfaits. (Nous pouvons débattre sans fin quant à savoir si avoir des marchés parfaits, et les conditions d’optimisait associées, constitue un point de référence utile ou trompeur.) La science économique s’est aussi étendue bien au-delà de l’étude des marchés et de leurs imperfections pour inclure la théorie des jeux et l’économie comportementale par exemple. Rien de cela n’a empêché les économistes de droite d’utiliser des idées de l’économie néoclassique quand cela leur convenait.

Un autre aspect de la microéconomie aujourd’hui est qu’elle est dominée par l’analyse empirique. L’époque où elle tournait autour des preuves hautement mathématiques à propos de la nature de l’équilibre général est aujourd’hui bien révolue.

Revenons à la contre-révolution des nouveaux classiques en macroéconomie. La microéconomie que les partisans de la contre-révolution des nouveaux classiques adoptèrent pour remodeler la macroéconomie était essentiellement l’économie néoclassique, alors même que les microéconomistes ont de leur côté eu tendance à s’éloigner de celle-ci. Les nouveaux keynésiens ont apporté une forme de concurrence imparfaite dans les modèles DSGE pour formaliser la rigidité des prix ou des salaires, mais il demeure que le modèle DSGE de base se base sur des microfondations néoclassiques. (…) Nous pouvons voir à présent une raison supplémentaire pour la barrière entre macroéconomistes hétérodoxes et orthodoxes. La macroéconomie a adopté l’économie néoclassique que les économistes hétérodoxes avaient rejetée plusieurs décennies avant la contre-révolution des nouveaux classiques.

Même si je considère pour ma part la macroéconomie postérieure à la contre-révolution des nouveaux classiques comme progressive dans le sens de Lakatos, je crois que son hégémonie ne se justifie pas. J’ai beaucoup appris à propos du fonctionnement du monde dans la macroéconomie antérieure à la contre-révolution des nouveaux classiques et cela a été complété plutôt que dupliqué par ce que j’ai appris de la macroéconomie microfondée. (J’ai beaucoup publié de travaux dans les deux.) La macroéconomie orthodoxe a aujourd’hui besoin de suivre la microéconomie en devenant plus empirique et une façon pour elle de le faire est de ressusciter le style de modélisation antérieur à la contre-révolution des nouveaux classiques. Cela implique des études économétriques des sous-systèmes ou des relations individuelles et l’usage de modèles économétriques structurels, des modèles qu'Olivier Blanchard qualifie de modèles de politique et que Chris mentionne justement dans son billet. Ces modèles sont une combinaison éclectique de théorique et d’études économétriques de relations individuels ou de sous-ensembles.

Comme je l’ai noté dans cet article, il est effrayant de voir que des institutions comme le FMI et la Fed font toujours beaucoup de ce genre d’analyse, mais que la macroéconomie orthodoxe dans les revues les plus prestigieuses n’en fasse presque pas. Loin est le temps où nous pouvions prétexter qu’il s’agit d’institutions à l’analyse obsolète ou qu’une telle analyse est erronée en raison de problèmes d’identification ou parce qu’elle ne passe pas la critique de Lucas. Si les macroéconomistes universitaires ne veulent pas s’aventurer dans ces directions, peut-être que certains économistes hétérodoxes peuvent prendre leur place. »

Simon Wren-Lewis, « Relearning old ideas in macroeconomics after the New Classical Counter Revolution », in Mainly Macro (blog), 3 août 2021. Traduit par Martin Anota



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« La stagflation et la lutte des méthodologies en macroéconomie »

« Les modèles DSGE font-ils progresser la science économique ? »

vendredi 2 juillet 2021

Une nouvelle macroéconomie ?

« Il y a un récit dans notre champ selon lequel la macroéconomie se serait perdue. Même si j’ai une certaine sympathie pour ce récit, je pense qu’il s’agit davantage d’une description de la macroéconomie d’il y a dix ans que de la macroéconomie d’aujourd’hui. Aujourd’hui, la macroéconomie est en passe d’être remise sur pied. En conséquence, selon moi, l’état de la macroéconomie est actuellement bien meilleur qu’il ne l’a été depuis fort longtemps.

Le plus important problème avec la macroéconomie au cours des dernières décennies est qu’elle a été trop théorique. Je n’entends pas par là que la théorie est inutile. Au contraire, la théorie est un élément essentiel d’une science saine. Mais une science saine a besoin d’un certain équilibre entre théorie et travail empirique. La macroéconomie a perdu cet équilibre dans les années 1980 et ne le retrouve qu’à présent.

La plupart des récits que l'on entend de l’évolution de la macroéconomie se focalisent sur l’évolution de la théorie macroéconomique et en particulier sur la révolution des anticipations rationnelles. Une part trop négligée de cette histoire est que la révolution des anticipations rationnelles a éloigné la macroéconomie du travail empirique. Cela fut en partie parce que la modélisation qui respecte les standards de rigueur avancés par Robert Lucas et ses camarades de révolution constituait une tâche difficile et par conséquent particulièrement absorbante. Mais ce n’est pas la seule raison.

Pour des raisons qui ne sont pas entièrement claires, une grande proportion de macroéconomistes en vint à croire que la critique de Lucas impliquait que les méthodes empiriques quasi-expérimentales ne pouvaient pas être utilisées en macroéconomie. L’idée que les changements de politique économique puissent radicalement altérer les régularités empiriques (c’est-à-dire la critique de Lucas) finit par être interprétée comme impliquant que la seule façon de faire du travail empirique en macroéconomie était de concevoir des modèles d’équilibre général de l’ensemble de l’économie pleinement spécifiés et d’évaluer le modèle entier (soit par des méthodes d’inférence avec information complète, soit par adéquation des moments). Thomas Sargent, par exemple, a mis l’accent sur l’idée de "restrictions inter-équations" (cross-equation restrictions). Il semble que cette ligne de pensée ait amené pendant plusieurs décennies beaucoup de macroéconomistes à avoir une vue étroite en ce qui concerne la façon de réfléchir à propos du travail empirique en macroéconomie.

Le malentendu n’a jamais été complet. Il y a eu des poches isolées de travaux empiriques en macroéconomie qui employaient des méthodes de variables instrumentales, par exemple en utilisant les délais comme instruments lorsqu’il s’agit d’estimer des courbes de Phillips ou des équations d’Euler. (...) Il y a eu une petite minorité de chercheurs en macroéconomie empirique qui saisit la valeur des méthodes quasi-expérimentales. Mais une grande fraction des macroéconomistes rejeta une telle analyse en la considérant comme erronée et une fraction encore plus grande de macroéconomistes (notamment moi-même) se sont révélés confus et incohérents quant à savoir quand et comment les méthodes quasi-expérimentales pouvant être utilisées en macroéconomie (en rejetant souvent ces méthodes hors de cadres non familiers tout en étant heureux de les utiliser dans d’autres cadres plus familiers).

Ce malentendu a sérieusement freiné les progrès en macroéconomie empirique pendant toute une génération. Au cours de cette période, la microéconomie appliquée connut une révolution de la crédibilité qui amené divers types de méthodes quasi-expérimentales à être plus fréquemment utilisés dans plusieurs champs de la science économique. La macroéconomie est restée en retrait. Il est utile de noter deux choses à ce propos. Premièrement, le travail quasi-expérimental est particulièrement difficile en macroéconomie dans la mesure où l’identification est très difficile dans un cadre d’équilibre général. Deuxièmement, une partie substantielle de la microéconomie appliquée devint bien plus déséquilibrée dans l’autre direction, dans la mesure où la théorie se retrouva écartée. Récemment, alors que la macroéconomie se rattrapait sur le plan empirique, il semble que de plus en plus de chercheurs en microéconomie appliquée aient aussi commencé à embrasser plus étroitement la complémentarité des méthodes quasi-expérimentales et de la modélisation structurelle, c’est-à-dire à prendre "le meilleur des deux mondes" comme Todd et Wolpin l’ont récemment dit. A cet égard, la macroéconomie était probablement en avance et peut même avoir influencé les collègues en microéconomie appliquée.

Durant la période au cours de laquelle la théorie dominait en macroéconomie, beaucoup de progrès ont été réalisés sur le front théorique. Mais en étant si dominé par la théorie, le champ a été très exposé à un autre problème : les modèles dans lesquels les marchés fonctionnent bien sont (habituellement) plus faciles à résoudre que les modèles dans lesquels les marchés fonctionnent mal. Ce fait simple a d’importantes conséquences parce qu’il génère un biais sur la théorie économique en faveur des modèles dans lesquels les marchés fonctionnent bien. Puisque les modèles dans lesquels les marchés qui fonctionnent bien sont plus faciles à résoudre, les chercheurs tendent à travailler avec de tels modèles. L’hypothèse par défaut à propos d’un marché est typiquement qu’il est parfaitement concurrentiel. Les chercheurs vont souvent introduire une friction soigneusement construite dans un endroit précis de leur modèle et focaliser leur analyse sur les implications de cette friction. Mais tous les autres marchés dans le modèle sont typiquement modélisés comme étant parfaitement concurrentiels par simple souci de simplicité.

Le chercheur lambda a pour habitude de supposer que quasiment tous les marchés sont parfaitement concurrentiels, si bien qu’il ignore les conséquences de ces hypothèses. Il prend comme données certaines implications de ces hypothèses de concurrence pure et parfaite, dans la mesure où il n’y voit qu’une simple implication logique et non la conséquence d’hypothèses simplificatrices susceptibles d’être erronées qu’il utilise, comme tous ceux qu’il connait, depuis plusieurs années. Prenons un exemple qui m’est cher, l’idée que les propensions marginales à consommer soient extrêmement faibles dans plusieurs modèles macroéconomiques. Cette hypothèse a de larges répercussions sur le comportement de ces modèles (par exemple, les chèques versés dans le cadre de la relance seraient inutiles). Pendant plusieurs années, je n’ai jamais rencontré un modèle où ce n’était pas le cas (…). Donc, j’ai été grandement lobotomisé pour croire que ces aspects de ces modèles étaient les bonnes choses à faire. Mais ensuite, à un certain moment, je finis par apprécier de voir comment des modèles avec risque idiosyncratique non assurable pouvaient se comporter différemment et ce fut comme être frappé par la foudre. Comment avais-je pu ne pas voir à quel point l’hypothèse simplificatrice de concurrence pure et parfaite était critique à cet égard ? (Il y a plein d’autres exemples. L’un des plus notoires en économie du travail a à voir avec les implications du relèvement du salaire minimum.)

L’un des rôles cruciaux du travail empirique est de confronter les théoriciens et les responsables de la politique économique à des faits qui les aident à voir si les modèles qu’ils utilisent sont ou non bien adaptés pour analyser tel ou tel aspect de la réalité qui les intéresse. Le fait que la macroéconomie ait mal saisi la valeur des méthodes quasi-expérimentales a été un réel handicap pour le développement du champ à cet égard. Certains faits sont simples et n’ont pas besoin de méthodes quasi-expérimentales pour établir (la prime relative aux actions en constitue un bon exemple). Mais plusieurs faits empiriques essentiels sont hors d’atteinte sans méthode quasi-expérimentale (par exemple, les estimations des propensions marginales à consommer, les multiplicateurs budgétaires, la pente de la courbe de Phillips, les élasticités de substitution intertemporelle, les effets des chocs monétaires, etc.). Sans un ensemble robuste de telles estimations pour guider le développement de la théorie, la littérature théorique se retrouve à la dérive et risque de se perdre en mer.

Heureusement, les choses ont commencé à s’améliorer rapidement sur ce front en macroéconomie. En particulier parmi les jeunes chercheurs. Le brouillard des restrictions inter-équations se lève et on commence à mieux saisir la valeur des méthodes quasi-expérimentales. Par exemple, on saisit de mieux en mieux qu’avec l’aide d’un instrument (ou d’une certaine source de variation exogène) on peut estimer divers types d’effets causaux sans spécifier un modèle structurel complet de l’ensemble de l’économie. (Les méthodes de données de panel et diverses bases de données non traditionnelles ont également beaucoup aidé.)

On peut toujours faire face à des questions du type "mais X et Y ne sont-ils pas des variables endogènes qui sont déterminées conjointement en équilibre général ?" même lorsqu’on a passé beaucoup de temps à expliquer la nature de la variation exogène que l’on exploite ; et l’on fait toujours face à des regards vides en certaines occasions lorsque l’on répond à de telles questions avec une version de "oui, tout comme P et Q dans un cadre d’offre et de demande, mais cela ne signifie pas qu’il n’est pas possible d’estimer par des variables instrumentales". Cependant de telles situations apparaissent de moins en moins fréquemment.

Les estimations crédibles d’un éventail toujours plus large de statistiques empiriques émergent en macroéconomie et cela commence à mieux guider le travail théorique et l’élaboration de la politique économique. Prenons quelques exemples : nous avons maintenant un ensemble de travaux de haute qualité indiquant que les propensions marginales à consommer sont assez larges. C’est le fait empirique fondamental qui favorise les modèles HANK par rapport aux modèles nouveaux keynésiens traditionnels. Mais ce fait a aussi d’importantes conséquences quand il touche aux effets macroéconomiques des politiques qui soutiennent les revenus de la population au cours des récessions. Nous avons aussi un ensemble important de travaux de haute qualité indiquant que les multiplicateurs budgétaires sont larges (…). Ce va dans le même sens que le fait relatif aux propensions marginales à consommer élevées : la relance peut substantiellement accroître la production dans des situations où la politique est accommodante (par exemple à la borne inférieure zéro). De plus, nous avons de plus en plus de travaux indiquant que la pente de la courbe de Phillips est modeste. Cela implique qu’un boom qui mène à une surchauffe de l’économie aura de modestes effets sur l’inflation aussi longtemps que les anticipations d’inflation restent ancrées. (Il y a pléthore de bons exemples.)

La macroéconomie a perdu beaucoup de temps à se rattraper en ce qui touche l’usage des méthodes empiriques quasi-expérimentales. Cela crée un problème de stock et de flux. Le stock de travail empirique utilisant les méthodes quasi-expérimentales en macroéconomie reste bas et les problèmes posés par un tel travail restent importants en raison des difficultés d’identification dans un cadre d’équilibre général. Mais le flux est très différent du stock : il y a un important flux de travail empirique quasi-expérimental de qualité en macroéconomie. En observant ce flux, on peut raisonnablement affirmer que le champ rejoint un équilibre sain entre théorie et travail empirique. Je suis optimiste en pensant que cela va amener de plus en plus de gens à conclure que la macroéconomie a de nouveau "retrouvé sa voie". Je crois vraiment qu’elle l’a retrouvée. »

Jón Steinsson, « A new macroeconomics? », 2 juillet 2021. Traduit par Martin Anota



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« La stagflation et la lutte des méthodologies en macroéconomie »

« Modèles DSGE : quels développements depuis la crise ? »

« Les modèles DSGE font-ils progresser la science économique ? »

mercredi 24 mars 2021

Le retour des guerres en macroéconomie

« La macroéconomie n’avait plus été un sujet brûlant pendant un petit moment. Les années qui ont suivi la crise financière de 2008 ont été marquées par des débats vifs (et parfois violents) à propos de la relance budgétaire et de la politique monétaire. D’obscurs articles tirés des salles poussiéreuses des universités se retrouvèrent soudainement au cœur de controverses publiques, avec ce qui semblait être en jeu le destin de millions de chômeurs américains. C’est alors que je me suis lancé comme blogueur.

Mais tout cela s’est essoufflé quand l’économie a amorcé sa reprise. La pandémie n’a pas envenimé les choses, parce que tout le monde estime que c’est la maladie qui freine l’économie plutôt qu’une sorte de choc de préférence pour la liquidité, des esprits animaux ou une insuffisance de la demande globale.

Maintenant, avec la fin de la pandémie en vue et une économie américaine qui semble sur le point de connaître une forte reprise, vous pourriez penser que la macroéconomie est toujours reléguée dans les salles obscures et poussiéreuses à l’odeur de renfermé (…). Eh bien non ! Parce que l’administration Biden emprunte et dépense beaucoup d’argent, un vif débat s’est amorcé quant à savoir si c’est une bonne chose. Et, alors que les guerres en macroéconomie se jouaient par le passé via blogs interposés, celles qui sont aujourd’hui à l’œuvre sont plus susceptibles de se jouer sur Twitter. (…)

Le plus intéressant avec les nouvelles guerres en macroéconomie est que la recherche universitaire est presque absolument absente. En 2011, nous nous battions autour de la borne inférieure zéro, les modèles DSGE versus les modèles à forme réduite, etc. Aujourd’hui, bien que des universitaires soient impliqués dans les débats, vous voyez rarement un article être mis en avant. Et lorsqu’il y en a un qui est mis en avant, c’est presque toujours un article empirique plutôt que théorique.

Pourquoi ? Si ce n’était pas des universitaires qui étaient impliqués dans les débats, vous vous diriez peut-être que c’est normal, que ce sont des personnes qui ne connaissent pas la littérature existante. Mais des universitaires sont bien impliqués et ils connaissent bien la littérature. C’est juste qu’ils ne l’invoquent pas vraiment. En outre, ce n’est pas le fait que les débats économiques sur Twitter soient allégés ou avares en références : le débat autour du salaire minimum, par exemple, cite continuellement des articles.

Vous pouvez avoir en tête plusieurs hypothèses pour expliquer cela, mais il m’apparaît évident que la raison est que chacun a cessé de croire en l’utilité de la théorie macroéconomique universitaire. Les professeurs en macroéconomie font toujours leur boulot, ils continuent d’écrire des articles théoriques et à être joliment payés pour le faire. En fait, je suis convaincu qu’avec des gens comme Emi Nakamura, Jon Steinsson, Yuriy Gorodnichenko et Ivan Werning en service, le champ de la théorie macroéconomique abonde de brillants chercheurs. Et ce sont des personnes qui prennent au sérieux leur boulot et qui ne sont pas là pour se lancer dans des discours politiques.

Mais le problème est que la théorie macroéconomique est très, très complexe. L’économie est un phénomène complexe et le comportement des consommateurs, des entreprises et d’autres acteurs en son sein est probablement compliqué. Cela offre aux théoriciens en macroéconomie un choix difficile : supposer des règles si simples et loufoques que votre modèle en devient incorrect ou bien opter pour le réalisme et voir votre modèle dégénérer en chaos.

Et ce qui complique tout cela, c’est le fait que les données macroéconomiques sont très, très mauvaises. Milton Friedman avait dit que nous devrions seulement juger les modèles macroéconomiques avec les données macroéconomiques, mais si vous le faites, vous vous retrouvez à devoir travailler avec une poignée de cycles d’affaires, dans la mesure où les bonnes statistiques ont commencé à être compilées il y a moins d’un siècle. C’est presque aucune donnée du tout ! C’est pourquoi les économistes se focalisent souvent sur les microfondations, en essayant d’obtenir des règles comportementales qui collent avec les données microéconomiques, puisque les micro-données sont bien plus abondantes et de meilleure qualité.

La mauvaise qualité des données implique qu’il est très, très dur de tester les théories macroéconomiques (ce qui n’empêche pas de démontrer que certaines d’entre elles sont totalement erronées). Cela rend aussi l’analyse empirique macroéconomique difficile à faire : vous pouvez mesurer comment les magasins changent leurs prix ou comment les travailleurs trouvent un emploi pendant les récessions ou d’autres morceaux de l’éléphant macroéconomique, mais finalement cela ne vous donne pas la réponse aux grosses questions comme jusqu’à quel montant le gouvernement peut emprunter.

La crise financière mondiale et la Grande Récession ont montré que la théorie macroéconomique n’était pas prête pour passer en prime time. Quand j’ai donné une conférence à la Banque d’Angleterre en 2013, les banquiers centraux se lamentaient du fait que leurs modèles complexes tirés du monde universitaire leur donnaient peu d’indications et de conseils lors d’une telle crise.

Donc je pense que la théorie macroéconomique devrait rester confinée à sa tour d’ivoire pendant un moment. Entretemps, les gens ont recours à l’heuristique, à des règles empiriques et à des calculs simples pour leurs démonstrations. Par exemple, Olivier Blanchard, qui pense que le plan de soutien de l’administration Biden est trop gros, construit sa démonstration sur les motions très simples d'écart de production et de multiplicateur budgétaire. Son idée est que l’écart de production est faible, le multiplicateur budgétaire élevé, donc il en conclut que le plan de soutien de Biden va provoquer un excès de demande globale menant à l’inflation.

Maintenant, je pense que Blanchard a tort. Je pense que le plan de soutien de Biden n’est pas du tout un plan de relance, mais une forme d’aide aux sinistrés. Il ne vise pas à appuyer sur l’accélérateur et stimuler l’activité économique, mais à s’assurer qu’il n’y ait que très peu d’Américains qui sortent de la pandémie financièrement ruinés. (…) Certains éléments suggèrent que les Américains ne dépensent pas beaucoup les aides qu’ils ont reçues pendant la pandémie. Et une partie de ce qu’ils dépensent va dans des choses comme les loyers impayés, qui s’apparentent plutôt à une dette. Donc, je ne crois pas que le projet de Biden stimule vraiment la demande globale, donc je ne pense pas qu’une surchauffe nous menace.

Mais en tout cas, c’est l’état du débat public aujourd’hui. La théorie est sur un siège arrière, la simple heuristique (essentiellement l’heuristique keynésienne) est à l’ordre du jour. (…) »

Noah Smith, « The return of the macro wars », 23 mars 2021. Traduit par Martin Anota

mardi 26 janvier 2021

Relire la Route de la servitude

« Friedrich Hayek, l’un des géants du vingtième siècle en économie, a réalisé d’importants travaux sur de nombreux sujets, allant des cycles d’affaires à la psychologie, qui furent récompensés par l’attribution du prix Nobel d’économie en 1974.

Cependant, Hayek est principalement connu pour son livre La Route de la servitude. Depuis sa publication en 1944, celui-ci a été cité par de nombreux dirigeants et politiciens comme démonstration que les pays qui expérimentent le socialisme finissent inévitablement par devenir des Etats totalitaires.

Mais l’économiste de l’université Duke Bruce Caldwell estime que le message de Hayek dans ce célèbre livre a souvent été mal interprété par ses contemporains et les générations suivantes. Il a remis les pendules à l’heure dans le numéro du mois de septembre du Journal of Economic Literature en se penchant sur la pensée de Hayek et sur le climat intellectuel dans lequel celui-ci a écrit. Par là même, les travaux de Caldwell montrent l’importance qu'il y a de creuser dans les origines des débats économiques.

Caldwell a récemment parlé avec Tyler Smith, de l’American Economic Association, à propos du contexte intellectuel dans lequel La Route de la servitude a été écrite, des problèmes qui se posent lorsque l’on cherche à écrire pour un plus large public et de l’histoire des idées économiques. (…)

Tyler Smith : Contre qui Hayek s’attaquait-il ? Pouvez-vous (…) expliquer l’environnement intellectuel dans lequel Hayek a écrit La Route de la servitude ?

Bruce Caldwell : Hayek a quitté Vienne pour Londres en 1931, a donné certaines conférences, finit par avoir une place à la London School of Economics, s’est engagé dans des débats avec Keynes au début des années trente et avec les socialistes… Il semblait alors que le capitalisme s'était tout simplement écroulé et qu’il ne constituait plus une approche viable pour un système économique. Le libéralisme semblait mort.

Les alternatives qui étaient en Europe (la montée du fascisme, la révolution communiste dans l’Union soviétique) ne semblaient pas être des alternatives particulièrement attrayantes au libéralisme. Donc, pour la plupart des intellectuels du socialisme, la planification socialisation était perçue comme un juste milieu, une façon de progresser. Et, en fait, la popularité de cette idée était assez générale, ce n’était pas un débat universitaire. Il y avait des gens qui disaient que l’Union soviétique fournissait un modèle. Ils sentaient que le système communiste soutenait la science et que la science nous donnait les moyens pour éliminer les pénuries.

Smith : Quel était le message de Hayek aux gens tentés par les idées socialistes ?

Caldwell : Ce qu’il cherche avant tout à démontrer, c’est que lorsque vous concentrez le pouvoir entre les mains de quelques personnes dans un régime socialiste (…), le gouvernement est le patron de tout le monde en ce qui concerne la production de biens et il prend des décisions relatives à l'allocation des emplois que les gens vont avoir et des décisions à propos de quelles sortes de biens seront produites. Et dans cette configuration, dit-il, les gens ne seront pas heureux. Ils ne vont pas apprécier les décisions qui seront prises. Ils voudront y résister. Les gens qui sont responsables de ces prises de décisions, s’ils étaient censés, se rendraient compte que toute décision qu’ils prennent pour aider quelqu’un détériore la situation de quelqu’un d’autre. Tout cela est traité de façon impersonnelle via un système de marché, mais de façon personnalisée quand vous avez une configuration socialiste. Et il dit que cela crée une situation dans laquelle de mauvaises personnes, si elles parvenaient au pouvoir, feraient tout ce qui leur serait possible pour rester au pouvoir. Donc c’est un avertissement. C’est un avertissement destiné à ses camarades socialistes.

Smith : Après la publication de la Route de la servitude, qui étaient les gens qui défendirent ses idées ? Et dans quelle mesure Hayek a-t-il réussi à diffuser ces idées ? (...)

Caldwell : Aux Etats-Unis, les gens s’inquiétaient à propos du New Deal et du genre de configuration qui serait en place après la Seconde Guerre mondiale. Du côté conservateur, ils disaient : "regardez ! Il y a un livre appelé La Route de la servitude. Vous savez, si nous avons davantage d’intervention du gouvernement dans l’économie, cela va nécessairement nous emmener sur la route vers la servitude!"… Les gens qui proposaient plus d’intervention dans l’économie (ce fut particulièrement le cas lors des décennies suivantes) répondaient "regardez ! Nous avons un large Etat-providence, mais nous n’avons aucun goulag !"

Toutes ces interprétations lisent Hayek comme faisant une sorte de prédiction à propos de ce qui surviendrait si vous aviez un peu de planification par le gouvernement. Ce n’était pas du tout sa démonstration… Il cherchait à signaler ce qui surviendrait si vous concentriez le pouvoir de la façon telle que l’a décrite Hayek dans le livre et quels potentiels dangers se présenteraient dans une situation comme celle-ci.

Smith : Pourquoi pensez-vous qu’il est important que les économistes explorent les origines des réflexions dans leur discipline ?

Caldwell : La formation professionnelle est une forme de lavage de cerveau. Si vous devenez un très bon économiste, quand vous regarder un phénomène social, vous allez le voir au travers les yeux d’un économiques. Et c’est ce que toute votre formation vous pousse à faire. Que dit l’étude de l’histoire de la pensée économique ? Tout d’abord, d’où vient cette vision particulière ? Mais ensuite, n’y avait-il pas d’autres façons d’aborder ces choses ? Que s’est-il passé pour les gens qui disaient, par exemple, qu’il y avait une autre façon de réfléchir à la justice sur le marché ? Donc elle vous permet d’essayer de voir des vues alternatives. Et elle amène aussi à prendre conscience aussi, je pense, que le présent n’est pas (…) l’apogée de tout savoir. (…)

L’une des raisons pour lesquelles je suis fasciné par l’histoire de la science économique est que lorsque vous lisez vraiment les choses qu’écrivaient les gens, vous vous rendez compte que la véritable histoire est bien plus intéressante, nuancée, plaisante et éclairante. (…) »

American Economic Association, « Rereading the The Road to Serfdom », entretien avec Bruce Caldwell, Research Highlights, 10 janvier 2021. Traduit par Martin Anota

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