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Inflation, déflation

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lundi 28 février 2022

Combattre la dernière guerre de l’inflation

« Quand le responsable de la Fed William McChesney Martin fit sa fameuse tirade à propos des banques centrales, son point clé était que c’était leur tâche d’enlever le bol de punch quand la fête bat son plein, plutôt que d’attendre que les fêtards soient saouls et bruyants. Dans le sillage de l’inflation des années 1970, ce devint un acte de foi que les autorités monétaires ne doivent pas attendre qu’une forte inflation se montre pour commencer à freiner une économie en surchauffe. (…)

Durant la décennie qui suivit la crise financière mondiale de 2008, certains banquiers centraux ont dû suivre cette pratique au cours d’épisodes où la politique monétaire a été excessivement restrictive. Avec le recul, ils ont surestimé à plusieurs reprises les dangers de l’inflation. Ils "combattaient la dernière guerre".

L’année dernière, les banquiers centraux ont à nouveau "combattu la dernière guerre", cette fois-ci en sous-estimant les dangers de l’inflation, comme la reprise de l’activité économique commença à buter sur les contraintes en capacités. Le taux de chômage aux Etats-Unis a chuté à 4,0 % en décembre. A la fin de l’année 2021, l’inflation avait atteint 7 %, le niveau le plus élevé en quarante ans. Une bonne vieille courbe de Phillips pouvait prédire cela. Les avertissements de Larry Summers et Olivier Blanchard à propos de l’inflation en février 2021 se sont révélés exacts. La vue de la Fed selon laquelle l’inflation serait transitoire s’est révélée être excessivement optimiste. Elle doit à présent rattraper sa faute.

Les banques centrales ont surestimé l’inflation en 2008-2018

L’expérience de la période 2008-2018 suggérait que la politique monétaire expansionniste pouvait promouvoir la croissance économique et finalement ramener le chômage américain en-deçà des 4 %, avec peu d’effets adverses en termes d’inflation et de taux d’intérêt. Cette prise de conscience ne nécessitait pas une reconsidération fondamentale de la théorie macroéconomique, contrairement à ce qu’on lit souvent. La conclusion découlait plutôt naturellement de la proposition que l’économie à cette époque opérait sur la partie plate et inférieure de la "courbe LM" et la partie plate et inférieure de la courbe de Phillips. Considérons quatre cas de la période 2008-2018 au cours desquels le risque que l’assouplissement monétaire mène à de l’inflation était surestimé.

Premièrement, la BCE a relevé son taux directeur en juillet 2008. Elle a ensuite rapidement corrigé son erreur, le réduisant fortement entre novembre 2008 et avril 2009, après que l’ampleur de la crise financière mondiale se dévoila pleinement. Mais elle releva à nouveau ses taux d’intérêt en avril-juillet 2011. La première hausse était probablement une surréaction à la hausse des prix du pétrole et la seconde fut une expression prématurée de la victoire dans la lutte contre la crise financière mondiale. (Mario Draghi vint à la rescousse en 2011.)

Deuxièmement, la Riksbank suédoise commit les mêmes erreurs : elle releva ses taux d’intérêt en 2008 jusqu’en septembre et, plus notoirement, releva ses taux de 175 points de base en 2010-2011.

Troisièmement, encore plus clairement erronée en 2010 fut la célèbre lettre adressée au président de la Fed Ben Bernanke d’un groupe de 24 personnalités, incluant des économistes, des universitaires et des gestionnaires de hedge funds s’opposant à l’assouplissement quantitatif (quantitative easing) qui était alors entrepris et avertissant que celui-ci ne stimulerait pas l’emploi mais provoquerait une chute du dollar et de l’inflation. A une époque où le chômage dépassait toujours les 9 %, il n’y avait en fait pas de raison de craindre que la relance monétaire mène à une inflation excessive. Le consensus parmi les économistes était que l’assouplissement agressif de la politique monétaire dans le sillage de la Grande Récession de 2007-2009 était pleinement justifié. (La même chose était vraie en ce qui concerne la relance budgétaire d’Obama en 2009-2010, qui aurait dû être plus importante et plus durable.)

Quatrièmement, il y a eu la période 2016-2018, qui s’est révélée être plus surprenante à la plupart des économistes. Le PIB des Etats-Unis était supérieur à ce que l’on estimait être son potentiel et le chômage chuta en-deçà des 4 %. Par le passé, cela signalait habituellement une surchauffe de l’économie. Donc, il était compréhensible que la Fed commence à relever ses taux d’intérêt en 2016 et continua à le faire jusqu’à la fin de l’année 2018, de façon à revenir à la normale. Pourtant, à la fin de la période, l’inflation ne s’est guère matérialisée, suggérant avec le recul que l’économie aurait pu rester en surchauffe davantage de temps. Apparemment, la courbe de Phillips était, sinon morte, en tout cas bien inerte.

Les banquiers centraux ont sous-estimé l’inflation en 2021-2022

Aujourd’hui, l’inflation est de retour. Il apparaît que lorsque la demande augmente plus vite que l’offre l’inflation revient, comme le suggèrent les manuels. La courbe de Phillips pentue est vivante et de nouveau sur ses pieds. Mais la Fed, ne voulant pas répéter l’erreur de 2018, sous-estima les dangers de l’inflation en 2021.

Soit dit en passant, contrairement à ce qui est souvent rapporté, l’inflation américaine n’a pas "augmenté de 7 %" l’année dernière. C’est le niveau des prix qui a augmenté de 7 %. Ou, pour le dire autrement, l’inflation a atteint le niveau de 7 %. (…)

La pandémie en mars 2020 provoqua à la fois une chute de l’offre globale et une chute de la demande globale. C’est ce qui explique la récession brutale au deuxième trimestre. La grosse relance monétaire et budgétaire aux Etats-Unis explique la subséquente reprise rapide.

Qu’est-ce qui explique l’absence l’inflation en 2020 ? (L’inflation a chuté au deuxième trimestre, en grande partie en raison du bref plongeon des prix du pétrole.) La première réponse fournie par les manuels est que le choc de demande négatif a été initialement plus puissant que le choc d’offre négatif, avant que les relances monétaire et budgétaire ne soient mises en œuvre.

Une deuxième raison possible est moins orthodoxe. Considérons l’exemple d’une panique sur le papier toilette, suivant un désastre comme la pandémie. Bien que les économistes pensent que la meilleure réponse consiste à relever les prix avant les stocks disparaissent complètement, personne d’autre ne pense cela. Les consommateurs, les distributeurs et les fabricants de papier toilette (qui sont ceux qui importent) (…) font part d’un désaccord moral. Donc, les prix restent inchangés. Plus tard, quand le sentiment d’urgence s’efface, les fabricants et les distributeurs peuvent relever leurs prix sans rencontrer le même opprobre moral, en particulier quand ils peuvent mettre en avant le fait que leurs coûts augmentant (notamment avec les perturbations des chaînes de valeur). Malgré les pénuries bien connues du début de l’année 2020, le prix du papier toilette n’a pas augmenté avant 2021.

S’il y a une part de vérité dans cette hypothèse, l’inflation de 7 % de l’année dernière peut avoir inclus un certain « rattrapage » de la part des firmes. Cela peut suggérer une certaine modération de l’inflation au cours des prochaines années, à moins que la hausse des prix du pétrole, du gaz naturel et d’autres matières premières le domine les indices des prix.

Il est temps de faire disparaître le bol de punch

En tout cas, il est temps de retirer le bol de punch. L’inflation n’est pas la seule manifestation d’une surchauffe. La croissance du PIB des Etats-Unis a été rapide et le marché du travail est sous tensions.

La Fed a presque complété la fin accélérée de l’assouplissement quantitatif. Retirer le bol de punch signifie faire plus que cela. Cela signifie relever les taux d’intérêt, bien sûr, comme la Fed s’attend à commencer à le faire en mars. Comme Jason Furman et d’autres l’ont souligné, une hausse de l’inflation anticipée appelle une hausse correspondante du taux d’intérêt nominal, même avant que la Fed ne commence à accroître le taux d’intérêt réel et à resserrer plus globalement les conditions financières.

Cela signifie aussi que la banque centrale commence à se débarrasser des actifs non conventionnels qu’elle a accumulés dans son bilan, en particulier (dans le cas des Etats-Unis) les titres adossés à des prêts hypothécaires. (La Fed a achevé des obligations d’entreprises en mars 2020, les revendant en 2021.) La Banque d’Angleterre a déjà commencé à vendre certaines des obligations qu’elle détient, notamment de la dette d’entreprises.

En dehors de circonstances exceptionnelles comme la crise financière mondiale et la pandémie de Covid-19, il est toujours un bon principe que les banques centrales doivent chercher à minimiser leurs détentions d’actifs qui influencent l’allocation sectorielle du crédit. Le raisonnement est que, lorsque la société veut la stimulation d’un secteur en particulier, elle doit le promouvoir directement via le gouvernement, qui a une responsabilité démocratique.

Une autre mesure opportune serait de revenir à une réglementation financière plus agressive. Dans certains pays, cela commence par relever les exigences en réserves auxquelles sont soumises les banques.

Entretemps, la BCE peut toujours combattre la dernière guerre. A la différence de la Fed et de la Banque d’Angleterre, elle n’a toujours pas commencé à inverser son assouplissement quantitatif, ni à relever ses taux d’intérêt, qui sont toujours négatifs de 50 points de base. Elle peut chercher à éviter les erreurs commises en 2008-2011, quand elle échoua à soutenir la reprise dans le sillage de la crise financière mondiale. (En outre, l’Europe n’a pas une demande, une croissance et une inflation aussi fortes que les Etats-Unis.)

Le syndrome du "combat de la dernière guerre" découle de la nature humaine. Les événements des dernières années, comme la période 2008-2018, sont plus saillants dans les perceptions que l’histoire de long terme. Donner une attention exclusive aux développements du récent passé peut se justifier en pointant la rapidité avec laquelle la technologie et la société changent. Mais l’histoire de long terme contient des enseignements tirés d’une variété de circonstances plus large. »

Jeffrey Frankel, « Fighting the last inflation war », in Econbrowser (blog), 27 février 2022. Traduit par Martin Anota



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« Faut-il s'attendre à un dérapage de l’inflation ? »

« L’économie mondiale aux prises avec les goulots d’étranglement »

samedi 22 janvier 2022

Pourquoi très peu ont vu venir l’inflation

« En 2008, alors que la crise financière mondiale ravageait les économies à travers le monde, la Reine Elizabeth II, en visite à la London School of Economics, avait demandé "pourquoi personne n’a vu cela venir ?". La forte inflation de l’année 2021 - en particulier aux Etats-Unis où la hausse sur une année des prix à la consommation a atteint les 7 % en décembre, un niveau qui n’avait pas été observé depuis quatre décennies – doit susciter la même question.

L’inflation n’est généralement pas aussi mauvaise qu’une crise financière, en particulier quand les hausses de prix coïncident avec une amélioration rapide de l’économie. Et tandis que les crises financières peuvent être de façon inhérente imprévisibles, la prévision de l’inflation est une pièce de la modélisation macroéconomique.

Mais alors pourquoi presque personne n’a vu juste concernant l’inflation américaine l’année dernière ? Une enquête menée auprès de 36 prévisionnistes du secteur privé en mai indiquait une prévision d’inflation médiane de 2,3 % pour l’année 2021, mesurée par les dépenses personnes de consommation excluant l’énergie et les produits alimentaires ou l’indice des prix à la consommation, l’indicateur ciblé de facto par la Réserve fédérale. Dans l’ensemble, le groupe estimait qu’il y avait 0,5 % de chances que l’inflation excède les 4 % l’année dernière. Selon l’indicateur de l’inflation sous-jacente, cette dernière s’est élevée à 4,5 %.

Le comité fédéral d’open market de la Fed n’a pas fait mieux, aucun de ses 18 membres n’ayant anticipé une inflation supérieure à 2,5 % en 2021. Les marchés financiers semblent aussi avoir manqué celle-ci, les cours obligataires rapportant des prédictions similaires. De même du côté du FMI, du CBO, de l’administration Biden et même de beaucoup d’économistes conservateurs.

Une partie de cette erreur collective tient aux développements que les prévisionnistes n’ont pas anticipés ou pas pu anticiper. Le président de la Fed, Jerome Powell, parmi bien d’autres, a blâmé la variant Delta du coronavirus pour avoir ralenti la réouverture de l’économie et pour avoir poussé l’inflation à la hausse. Mais Powell et les autres avaient auparavant affirmé que l’accélération de l’inflation au printemps 2021 avait été alimentée par une réouverture plus rapide qu’attendu, dans la mesure où la vaccination avait réduit le nombre de contaminations. Il est improbable que ces deux excuses soient correctes. L’émergence du variant Delta, comme la pandémie en 2020, a probablement maintenu l’inflation à un niveau plus faible qu’elle n’aurait sinon atteint.

Les perturbations des chaînes de valeur ont été un autre développement inattendu qui a apparemment pris de court les prévisions d’inflation. Mais si la pandémie a entraîné des goulots d'étranglement, la plupart sont apparues l'année dernière, les productions manufacturières américaine et mondiale rebondissant d'un coup.

Cela nous amène à une source plus importante d’erreur de prévisions : ne pas avoir pris suffisamment au sérieux nos modèles économiques. Les prévisions basées sur l’extrapolation du passé récent sont presque toujours aussi bonnes, voire meilleures, que celles basées sur une modélisation plus sophistiquée. L’exception apparaît quand il y a des intrants économiques qui sont bien en-dehors du champ de l’expérience récente. Par exemple, le soutien budgétaire d’un montant extraordinaire de 2.500 milliards de dollars pour soutenir l’économie américaine en 2021, représentant l’équivalent de 11 % du PIB, est le plan de relance le plus large depuis la Seconde Guerre mondiale.

Un modèle simple de multiplicateur budgétaire aurait prédit que la production moyenne les trois derniers trimestres de 2021 serait 2 à 5 % supérieure aux estimations prépandémiques du potentiel. Pour penser qu’une relance budgétaire de cette magnitude ne provoquerait pas d’inflation, il fallait croire soit qu’un large ajustement était possible en quelques mois, soit que la politique budgétaire était inefficace et qu'elle n’accroîtrait pas la demande globale. Ces deux hypothèses ne tiennent guère la route.

Les modèles économiques nous donnent aussi une raison essentielle pour croire que divers facteurs réduiraient le potentiel de l’économie américaine en 2021. Ceux-ci incluent les morts prématurées, la réduction de l’immigration, le manque d’investissement en capital, les coûts d’adaptation de l’économie à la pandémie, les sorties de la vie active provoquée par celle-ci et toutes les difficultés que l’on rencontre en réassemblant rapidement une économie qui a été déchirée. De telles contraintes rendent très probable qu’un supplément de demande pousserait l’inflation encore plus haut.

Un dernier ensemble d’erreurs tient au fait que nos modèles manquent d’intrants ou d’interprétations clés. Lorsque les gens s’appuient sur les modèles économiques, ils utilisent souvent une courbe de Phillips pour prédire l’inflation ou les changements de l’inflation en se basant sur le taux de chômage. Mais ces cadres n’ont guère pris en compte le fait que le taux de chômage naturel a probablement augmenté, du moins temporairement, en conséquence de la récession pandémique.

Surtout, le chômage n’est pas la seule façon de mesurer le mou de l'activité économique. Les estimations concernant la période prépandémique montrent que le taux de départs volontaires et le ratio nombre de chômeurs sur nombre de postes vacants sont de meilleurs indicateurs de l’inflation des salaires et des prix. Ces indicateurs de mou suggéraient déjà des tensions au début des années 2021, en particulier au printemps.

Avec le recul, le modèle mental que je trouve le plus utile pour réfléchir aux évolutions de l’année 2021 consiste à appliquer des multiplicateurs budgétaires au PIB nominal, à les utiliser pour prédire quel montant de la relance budgétaire serait dépensé et à essayer ensuite de prédire le PIB réel en comprenant quelle est la capacité productive de l’économie. La différence entre les deux est l’inflation. Les multiplicateurs indiquaient que les dépenses totales en 2021 augmenteraient fortement, alors que les contraintes de production suggéraient que la production n’augmenterait pas autant. La différence correspond à une inflation plus élevée.

Qu’est-ce que cela nous suggère concernant l’inflation en 2022 ? Au lieu de faire des prévisions inertielles partant du principe que le futur ressemblera au passé, prendre au sérieux nos modèles signifie tenir compte des niveaux élevés de demande globale, des contraintes continues sur l’offre et même des marchés du travail avec des tensions plus fortes avec des salaires nominaux augmentant rapidement et des anticipations d’inflation révisées à la hausse. Certains types d’inflation, notamment des prix des biens, sont susceptibles de ralentir cette année, mais d’autres, notamment l’inflation des prix des services, vont probablement accélérer.

Je m’attends par conséquent à une autre année d’inflation significative pour les Etats-Unis, peut-être pas aussi élevée qu’en 2021, mais probablement dans l’éventail compris entre 3 et 4 %. Mais la leçon la plus importante pour les prévisions que l’on peut tirer de l’année dernière est qu’il faut faire preuve d’humilité. Nous devons tous ajouter de larges bandes d’erreurs autour de nos prévisions et être prêts à actualiser nos prévisions à mesure que la situation économique change. »

Jason Furman, « Why almost no one saw inflation coming », 21 janvier 2022. Traduit par Martin Anota



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« Faut-il s'attendre à un dérapage de l’inflation ? »

« L’économie mondiale aux prises avec les goulots d’étranglement »

lundi 3 janvier 2022

Pourquoi le contrôle des prix est un mauvais outil pour combattre l’inflation

« L’économiste Isabella Weber a suscité un tollé lorsqu’elle a publié une tribune dans The Guardian où elle appelait à un contrôle des prix pour combattre l’inflation. Elle a écrit : "Un important facteur poussant les prix à la hausse reste largement négligé : une explosion des profits (…). De grandes entreprises avec du pouvoir de marché ont utilisé les problèmes d’offre comme opportunité pour relever leurs prix et se faire davantage de profits. La Réserve fédérale a pris un tournant plus restrictif ce mois-ci, mais réduire la relance monétaire ne va pas réparer les chaînes de valeur. Ce dont nous avons besoin, c’est de considérer sérieusement les contrôles des prix stratégiques. (…) Le contrôle des prix nous permet de gagner du temps pour régler les goulots d’étranglement qui vont persister tant que la pandémie sera là. Des contrôles des prix stratégiques peuvent aussi contribuer à la stabilité monétaire nécessaire pour mobiliser l’investissement public vers la résilience économique, l’atténuation du changement climatique et la neutralité carbone." (…)

Paul Krugman a écrit un bref thread pour expliquer pourquoi il n’aime pas cette idée : "Je pense (ou peut-être, plutôt, j’espère) que l’inflation va se calmer comme la demande devient moins asymétrique et que les chaînes de valeur s’ajustent. Les contrôles des prix vont empêcher cet ajustement. Toutes les mauvaises idées ne viennent pas de la droite." (…)

Je suis du côté de Krugman sur ce point : je ne pense pas que le contrôle des prix soit toujours mauvais (ils sont utiles en période de guerre ou sur certains marchés qui sont très perturbés), mais je pense qu'il est très mauvais en tant qu’outil de lutte contre l’inflation. Mais je ne pense pas que Krugman parvienne à bien saisir les raisons pour lesquelles je pense que cette idée est si mauvaise. Les vrais dangers des contrôles de prix comme politique anti-inflation sont, comme nous le verrons, A) le signal qu’ils envoient à propos de la politique monétaire, B) la possibilité que l’inflation puisse être exacerbée par les pénuries et C) la possibilité que l’inflation soit exacerbée par les devises alternatives.

Le contrôle des prix : un peu de théorie

S’il y a une chose que vous devez savoir à propos de la macroéconomie, c’est cela : il est très difficile d’obtenir des éléments empiriques convaincants, donc les gens finissent par s’appuyer sur beaucoup de théorie et à faire beaucoup d’hypothèses. Les prix administrés ne font pas exception. Donc nous ne pouvons pas simplement regarder les données empiriques pour savoir si les contrôles des prix sont bons ou mauvais ; nous devons réfléchir à la façon par laquelle nous pensons que l’économie fonctionne.

La théorie de base de l’offre et de la demande en concurrence parfaite dit que les prix plafonds provoquent des pénuries. Voici le graphique montrant l’écart théorique entre la quantité que les gens désirent acheter et la quantité qu’ils obtiennent lorsque le gouvernement plafonne le prix de quelque chose :

Noah_Smith__controle_des_prix__prix_plafond__penurie.png

Le raisonnement derrière n’est pas compliqué. Imaginons que le gouvernement déclare que le lait doit être bon marché. Les gens se disent "oh, le lait est bon marché " et courent acheter du lait. Les rayons se vident et il n’y a plus de lait. Les gens qui sont arrivés les derniers au magasin n’y trouvent plus de lait et ils sont très mécontents. Fin de l’histoire.

Mais ce modèle de concurrence parfaite décrit souvent mal la réalité. Parfois, comme nous l’avons vu avec le salaire minimum, les prix administrés ne perturbent pas vraiment les marchés. Dans ce cas, le modèle que nous voulons pour les considérer se rapproche d’un modèle de monopole. Quand il y a du pouvoir de monopole dans l’économie, un prix plafond peut en fait rapprocher le prix de ce qu’il doit être et réduire les pénuries plutôt que les exacerber. Voici ce à quoi ressemblerait le graphique :

Noah_Smith__controle_des_prix__prix_plafond__penurie_2.png

Quand Weber cite les profits des entreprises comme cause d’inflation ou quand la porte-parole de la Maison Blanche Jen Psaki parle de l’inflation comme étant due à la "gourmandise" des entreprises, c’est cette sorte de pouvoir de monopole qu’elles ont probablement en tête. (…) Les monopoles rendent les biens plus chers et limitent la quantité que les gens peuvent consommer ; un modeste prix plafond peut rendre les biens moins chers tout en augmentant leurs quantités disponibles. Donc le contrôle des prix n’est pas toujours nocif !

Mais est-ce que cela fait sens lorsque l’on parle d’inflation ? Les modèles de monopole comme celui dans l’image ci-dessus sont des modèles d’équilibre de long terme statiques ; ils n’en disent pas beaucoup à propos du taux de variation. Il est peu probable que le pouvoir de monopole change significativement en l’espace d’une année en raison des goulots d’étranglement. En d’autres mots, comme le souligne Matt Bruening, si des entreprises puissantes pouvaient auparavant augmenter leurs prix elles l’auraient probablement fait ; si elles ont davantage de latitude pour relever leurs prix, ce n’est probablement pas parce qu’elles sont soudainement devenues bien plus puissantes.

Réfléchissons à travers un modèle macroéconomique simple, celui de l’offre et de la demande agrégées. Ici, la croissance et l’inflation (c’est-à-dire des taux de variation) sont sur les axes plutôt que des montants statiques. Et il est concevable qu’une économie caractérisée par beaucoup de pouvoir de monopole sur divers marchés puisse avoir des courbes d’offre plus pentues sur ces marchés, ce qui pourrait rendre l’offre agrégée plus pentue, ce qui rendrait l’inflation plus forte. Voilà ce qu’on aurait graphiquement :

Noah_Smith__controle_des_prix__inflation.png

Mais si c’est la façon par laquelle l’économie fonctionne, l’instauration d’un contrôle des prix sur divers marchés réduirait-elle l’inflation ? Probablement pas. Revenons en arrière et notez que dans le modèle de monopole le prix plafond ne change pas la courbe d’offre. Donc si la courbe d’offre agrégée provient d’une certaine addition des courbes d’offre individuelles des entreprises, le contrôle des prix ne va guère changer la courbe d’offre agrégée.

Parce que, souvenez-vous, même si chaque marché est en situation de monopole, cela ne signifie pas que la macroéconomie agit comme un marché en monopole. Il n’y a pas une unique entreprise disposant d’un monopole sur la production agrégée. Donc, le contrôle des prix, macroéconomiquement, n'est susceptible de réduire l’inflation qu'au prix d’une récession :

Noah_Smith__controle_des_prix__inflation_recession.png

Cela serait une mauvaise idée. Certes, nous aurions vaincu l’inflation, mais nous l’aurions fait en mettant beaucoup de monde au chômage. Si c’est ce que nous voulions, nous aurions pu aussi bien utiliser la politique monétaire. Mais nous ne devrions pas faire cela. Cela ne vaudra pas la peine, comme cela ne vaudrait pas la peine de faire venir aujourd’hui un Paul Volcker et casser l’emploi pour ramener l’inflation en-deçà des 2 %. (…) La théorie de base suggère qu’une généralisation du contrôle des prix dans l’économie pour ramener l’inflation en-deçà des 2 % ne vaudrait pas les dommages qu’elle provoquerait.

Le contrôle des prix : une théorie plus complexe

Des cadres théoriques simples comme le modèle demande agrégée-offre agrégée ne suffisent pas toujours. La réalité macroéconomique est bien plus complexe : il y a les anticipations et les croyances, les problèmes de coordination, les problèmes informationnels et toutes sortes de choses complexes. Les contrôles des prix sont quelque chose que nous ne voyons pas tous les jours (il est utile de se tourner vers le passé, comme nous le verrons d’ici quelques instants), donc il est possible qu’ils entraînent certains effets macroéconomiques étranges et inhabituels.

Une possibilité est que si le contrôle des prix conduisait à vider les rayons, (…) cela amènerait les gens à chercher à constituer des stocks. Martin Weitzman a expliqué comment cela pouvait survenir dans un article de 1991 intitulé "Price Distortion and Shortage Deformation, or What Happened to the Soap?". Il a utilisé ce concept pour expliquer les pénuries chroniques dans l’Union soviétique. Cet effet va bien au-delà de l’explication habituellement donnée par l’économie standard pour montrer comment les contrôles des prix peuvent entraîner des pénuries.

Et quand nous parlons à propos de l’inflation (…), la constitution de stocks peut être particulièrement nocive. Elle stimule la demande (parce que tout le monde cherche à constituer des stocks), ce qui va entraîner encore plus d’inflation, amenant le gouvernement à répondre en administrant davantage les prix, etc. Cela serait une spirale très déplaisante, même au-delà des difficultés et des injustices créées par cette thésaurisation. (...)

Ce n’est pas la seule raison théorique amenant à penser que le contrôle des prix peut exacerber l’inflation. Plusieurs économistes estiment que l’inflation est, du moins parfois, déterminée par la croyance des gens à propos de la politique monétaire. Si les gens pensent que le gouvernement (et en particulier la banque centrale) ne se préoccupe pas beaucoup de la lutte contre l’inflation, alors ils vont augmenter les prix dans la période courante dans l’anticipation d’une hausse future des prix, si bien que la peur de l’inflation devient une prophétie autoréalisatrice. C’est l’une des explications privilégiées pour la forte inflation des années 1970 : les chocs pétroliers auraient conduit à une augmentation de certains prix et la Fed n’aurait pas réagi, ce qui aurait convaincu les gens que la Fed ne se préoccupait pas beaucoup de l’inflation et en définitive entraîné une spirale inflationniste bien plus forte que n’auraient entraînée les seuls chocs pétroliers. C’est aussi une partie du récit que plusieurs économistes racontent à propos de la façon par laquelle l’hyperinflation (qui est vraiment dévastatrice pour l’économie d’un pays) commence. (...)

Contrôle des prix : ce que disent l’histoire et les données empiriques

Voilà pour ce qui est de la théorie. Que disent les données empiriques ? Rappelez-vous qu’en macroéconomie il est très dur d’avoir des éléments empiriques clairs et convaincants que nous avons pour des politiques comme le salaire minimum ; (...) il est incroyablement dur de démêler la cause de l’effet. Mais il est toujours important de regarder les données empiriques et les leçons de l’histoire pour avoir des éléments de réponse.

Malheureusement, il y a un manque d’études historiques soignées du contrôle des prix comme politique de lutte contre l’inflation. C’est probablement dû au fait malheureux que les macroéconomistes pensent que l’inflation a été vaincue et qu’ils n’ont donc pas été très intéressés à l’idée de l’étudier ces dernières années. Mais il y a certaines choses que l’on peut regarder.

Justin Damien Guenette, de la Banque mondiale, a publié en 2020 une étude dans laquelle il a regardé l’histoire d’une variété de régimes de contrôle des prix dans les pays en développement. Il a conclu que l’effet sur la croissance et l’emploi semble généralement négatif.

Les économistes Diego Aparicio et Alberto Cavallo ont récemment observé certains contrôles des prix ciblés en Argentine. (L’Argentine a l’habitude de connaître beaucoup d’inflation, donc c’est un bon endroit pour mener ce genre d’études ; c’est probablement pourquoi ce pays produit tant de grands macroéconomistes.) (…) Ces économistes ont constaté que les contrôles des prix ont permis peu de choses, mais qu’ils ont aussi été peu nocifs : "Nous montrons tout d’abord que les contrôles des prix ont seulement un effet faible et temporaire sur l’inflation qui s’inverse dès lors que les contrôles sont retirés. Deuxièmement, contrairement aux croyances communes, nous trouvons que les biens dont les prix sont administrés sont régulièrement disponibles à la vente. Troisièmement, les entreprises compensent les contrôles des prix en introduisant de nouvelles variétés de produits à des prix plus élevés, ce qui accroît la dispersion des prix dans des catégories étroites de produits. Globalement, nos résultats montrent que les contrôles des prix ciblés sont juste aussi inefficaces que des formes traditionnelles de contrôles des prix pour réduire l’inflation agrégée." Donc, c’est quelque peu rassurant (...).

Ensuite, il y a certains épisodes au cours desquels le contrôle des prix semble avoir joué un rôle clé d’un véritable désastre macroéconomique. Le Venezuela en offre un exemple. (...) Ce régime de contrôle des prix de plus en plus généralisé et renforcé n’a pas eu l’effet escompté. L’inflation sous Chavez s’est élevée à environ 20-20 % par an, puis elle a explosé sous Maduro. Cette hyperinflation a particulièrement contribué à ce que le Venezuela subisse l’effondrement économique le plus spectaculaire et flagrant dans l’histoire récente. (…) »

Noah Smith, « Why price controls are a bad tool for fighting inflation, 2 janvier 2022. Traduit par Martin Anota



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« Faut-il s'attendre à un dérapage de l’inflation ? »

« L’économie mondiale aux prises avec les goulots d’étranglement »

« Les anticipations d’inflation importent-elles vraiment pour l’inflation ? »

samedi 4 décembre 2021

L’inflation est de retour, mais non les années 1970

« Est-ce que les Etats-Unis et d’autres pays développés font face à la stagflation ? La stagflation est la combinaison malheureuse d'une forte inflation avec une faible croissance de la production et de l’emploi qui fut observée au milieu des années 1970. Sommes-nous revenus cinquante ans plus tôt ?

Non, du moins pas en ce qui concerne les Etats-Unis. Ce que l’économie américaine connaît actuellement est simplement une inflation (modérée) sans stagnation. C’est davantage la situation des années 1960 que celle des années 1970.

Il est vrai que le taux d’inflation global de l’indice des prix à la consommation a atteint aux Etats-Unis 6,2 % en rythme annualisé en octobre, le niveau le plus élevé depuis 1991. Certains prévoient toujours un retour rapide à 2 %, la cible de la Fed à long terme. L’inflation a aussi atteint son niveau le plus élevé en dix ans au Royaume-Uni (4,2 %) et dans l’Union européenne (4,4 %), bien qu’elle reste faible au Japon. L’inflation sur douze mois dans la zone euro est de 4,1 %, la plus élevée depuis le pic de juillet 2008. (Toutes ces régions ont des taux d’inflation plus faibles, mais toujours élevés, si l’on utilise la mesure de l’inflation sous-jacente, qui exclut les prix des produits alimentaires et énergétiques. L’inflation sous-jacente est de 4,6 % aux Etats-Unis.)

Mais la reprise de l’économie américaine suite à la récession pandémique de 2020 a été robuste, à en juger par le PIB et les indicateurs relatifs au marché du travail. Ce n’est pas la stagflation des années 1970.

1. Pourquoi l’inflation a-t-elle augmenté en 2021 ?

L’inflation est la conséquence naturelle d’une hausse de la demande plus rapide que celle de l’offre.

La hausse de la demande de biens (qui a été retardée lorsque la pandémie a amené les gens à rester chez eux), couplée à une offre de biens contrainte, s’est traduite par une inflation des prix. Les contraintes du côté de l’offre incluent la congestion des ports, les pénuries de semi-conducteurs et d’autres perturbations des chaînes de valeur, en particulier pour les biens durables. En parallèle, une demande de travail en expansion fait face à une offre de travail contrainte par les effets persistants de la pandémie (en particulier pour les services), ce qui s’est traduit par une accélération de l’inflation salariale, en particulier en bas de la distribution des salaires.

Le PIB des Etats-Unis a déjà dépassé ses niveaux pré-pandémiques. A l’inverse, le PIB dans plusieurs autres pays, notamment un Royaume-Uni pénalisé par le Brexit, n’a pas rejoint son pic d’avant-crise.

Le PIB réel des Etats-Unis n’a toutefois toujours pas rejoint sa trajectoire tendancielle d’avant-crise. Les analyses empiriques suggèrent cependant que cette perte en production ne s’explique pas par une demande inadéquate, mais plutôt par les contraintes du côté de l’offre. Elles sont probablement temporaires.

Le chômage américain a fortement baissé. Il est passé de 14,8 % en avril 2020 à 4,6 % en octobre 2021, une situation que l’on peut considérer au regard de l’essentiel du dernier demi-siècle comme proche du plein emploi. A l’inverse, le chômage avait atteint les 9,0 % en mai 1975 (et atteindrait 10,8 % en novembre 1982). En outre, d’autres indicateurs actuels suggèrent un marché du travail plus tendu que ne le suggère le taux de chômage : le ratio nombre de postes vacants sur nombre de chômeurs a atteint un niveau record (…). La croissance des salaires est aussi à la hausse. (…). Seul le taux d’activité reste substantiellement déprimé. Une partie de son déclin est due aux départs à la retraite. L’essentiel est dû au Covid-19, toujours un facteur important.

Qu’est-ce qui suggère que le problème n’est pas la demande globale (pour laquelle les politiques monétaire et budgétaire peuvent faire quelque chose), mais plutôt l’offre globale (pour laquelle elles ne peuvent rien faire) ? D’un côté, le PIB nominal a atteint sa tendance pré-pandémique de long terme, ce qui suggère que l’offre est maintenant la contrainte sur la croissance réelle et que la demande est à peu près bonne. De l’autre, les mesures directes de la demande domestique, comme les dépenses personnelles réelles ou les ventes au détail, ont aussi atteint leurs tendances pré-pandémiques de long terme.

Quand la demande excède l’offre, les conséquences incluent un déficit commercial et de l’inflation. C’est de la macroéconomie de base. L’économie américaine connaît actuellement les deux.

Même s’ils n’en ont pas l’air, il s’agit d’une certaine façon d’un moindre mal (en prenant la pandémie comme donnée). Il vaut clairement mieux avoir une demande et une offre qui rebondissent toutes les deux, même si la demande rebondit plus vite que l’offre, que de n’avoir aucun rebond, avec une activité économique et un emploi déprimés comme en 2020, quand la pandémie avait provoqué une récession brutale en contractant à la fois l’offre et la demande. Les Etats-Unis sont dans un meilleur état que nous ne l’attendions il y a un an et que celui dans lequel se trouvent d’autres pays.

La politique monétaire ne peut rien faire pour les contraintes de capacités. Néanmoins, il n’est pas aberrant de penser qu’elles vont disparaître au cours de l’année qui arrivent, à mesure que les ports se débloquent, que les chaînes de valeur de reforment, que les travailleurs exigeants se retrouvent aux emplois qu’ils désirent vraiment et que l’offre réponde aux prix plus élevés en particulier dans les secteurs où l’excès de demande est aigu. Par conséquent, l’activité économique pourrait rapidement rattraper sa tendance pré-pandémique.

2. Les responsables de la politique économique ne vont pas répéter les erreurs des années 1970

L’époque actuelle ressemble moins aux années 1970 qu’à la fin des années 1960, lorsque l’économie américaine connaissait à la fois une croissance rapide et des marchés du travail sous tensions. L’inflation des prix à la consommation avait atteint un modeste 5,5 % en 1969. Mais beaucoup craignent aujourd’hui que l’inflation modérée finisse par conduire à un relèvement des anticipations d’inflation, par déclencher une spirale prix-salaires et en définitive par aboutir à une forte inflation comme durant les années 1970. Mais il est peu probable que les responsables de la politique économique répètent les erreurs commises à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Ces erreurs commencèrent avec les hausses des dépenses publiques liées à la guerre du Vietnam sans recettes fiscales pour les financer.

Les erreurs se sont multipliées au début des années 1970. En 1971, le président de la Fed, Arthur Burns, et le président Richard Nixon répondirent à l’accélération de l’inflation avec une combinaison de relance monétaire (pour sécuriser la réélection du président) et des contrôles des prix et salaires condamnés à l’échec (pour artificiellement supprimer l’inflation à court terme). Une économie en surchauffe libéra la pression de la bouilloire quelques années plus tard et l’inflation dépassa les 12 %. Incidemment, l’année 1971 fut la première d’une série d’épisodes au cours desquels les présidents républicains ont fait pression sur la Fed pour assouplir la politique monétaire. Au cours des cinquante dernières années, les présidents démocrates se sont abstenus de le faire.

Il est vrai que la Fed a été excessivement optimiste dans ses prévisions d’inflation cette année. La Fed (comme beaucoup d’autres) s’attendait à ce que la hausse de l’inflation soit plus faible et plus courte. (Il faut faire un effort pour se rappeler que, jusqu’à récemment, "être optimiste" à propos de l’inflation signifiait s’attendre à une inflation plus élevée et non pas plus faible.) Larry Summers et Olivier Blanchard ont eu raison en février dernier en prédisant correctement qu’une croissance plus rapide mènerait à l’inflation.

(…) Certes, la banque centrale ne s’attendait pas à commencer à resserrer sa politique monétaire dès novembre 2021. Mais elle a répondu de façon appropriée aux données (sur l’inflation, aussi bien que sur la vigueur de l’économie) en ajustant le calendrier de son action.

L’erreur de la Fed dans la prévision de ses propres mesures de politique monétaire ne semble pas avoir été nocive. On aurait pu craindre que les marchés obligataires connaissent un krach le 3 novembre lors des annonces de resserrement monétaire. Mais les marchés n’ont guère réagi, ce qui indique que la Fed a réussi à communiquer ses intentions, à l’inverse de 1994 et de 2013, quand les marchés échouèrent à anticiper le début des cycles de resserrement monétaire.

Si la Fed, avec un Jay Powell reconduit à sa présidence, commence à relever les taux d’intérêt de court terme au milieu de l’année 2022 ou même légèrement plus tôt, cela ne surprendra pas les marchés. (Notez que le boulot de la Fed est d’entretenir la satisfaction des boursicoteurs.) (...) »

Jeffrey Frankel, « Inflation is back, but the 1970s aren’t », in Econbrowser (blog), 28 novembre 2021. Traduit par Martin Anota



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dimanche 30 mai 2021

Le risque d’inflation est réel

« Le chapitre de l’épidémie de Covid-19 dans l’histoire économique américaine devrait se terminer plus vite que ne s’y attendait pratiquement tout le monde, notamment moi-même. D’ici quelques semaines, le PIB va atteindre un nouveau pic et il est probable qu’il dépassera d’ici la fin de l’année la trajectoire tendancielle qu’il suivait avant la pandémie, comme l’économie jouit de la plus forte croissance annuelle qu’elle ait connue depuis plusieurs décennies. Les créations d’emplois atteignent des niveaux record et le chômage peut très bien chuter en-deçà des 4 % dans les douze prochains mois. La croissance des salaires et de la productivité s’accélère. C’est à la fois de bonnes nouvelles et un hommage aux politiques agressives d’endiguement de l’épidémie menées ces derniers mois, ainsi qu’aux politiques budgétaire et monétaire adoptées depuis le début de la pandémie. Notre économie a réalisé de meilleures performances que les autres pays industrialisés. Les autorités américaines doivent en tirer une satisfaction.

Mais de nouvelles conditions requièrent de nouvelles approches. A présent, le principal risque pour l’économie américaine est la surchauffe et l’inflation. Il y a encore six mois, il était raisonnable de considérer la faible croissance, le chômage élevé et les pressions déflationnistes comme le principal risque pour l’économie. Aujourd’hui, même s’il est essentiel de continuer les efforts de soutien, notre politique macroéconomique doit changer de focale.

Les pressions inflationnistes proviennent de la stimulation de la demande créée par l’épargne de 2.000 milliards de dollars que les Américains ont accumulée durant la pandémie ; des achats de dette à grande échelle par la Réserve fédérale, ainsi que les prévisions de la Fed de taux d’intérêt essentiellement nuls jusqu’en 2024 ; de la relance budgétaire d’environ 3.000 milliards de dollars adoptée par le Congrès ; et de l’explosion des cours boursiers et des prix de l’immobilier.

Ce n’est pas qu’une conjecture. L’indice des prix à la consommation a atteint un rythme annuel de 7,5 % au cours du premier trimestre et les anticipations d’inflation ont bondi à un rythme jamais observé depuis que les obligations indexées à l’inflation ont été introduites, il y a une génération. Déjà, les prix à la consommation ont presque augmenté autant que la Fed ne s’y attendait pour l’ensemble de l’année. "Nous voyons une inflation très substantielle", a récemment observé Warren Buffett dans des remarques qui sont typiques de celles que font les chefs d’entreprise à travers le pays. "Nous sommes en train d’augmenter les prix. Les gens nous augmentent les prix et c’est accepté"

La Fed et l’administration Biden ont entièrement raison de souligner qu’une partie de cette inflation, telle que la hausse des prix des voitures d’occasion le mois dernier, est transitoire. Mais ce que nous observons n’est qu’en partie temporaire. Plusieurs facteurs suggèrent que l’inflation peut très bien accélérer, notamment de nouvelles pressions à la hausse sur les prix, comme la croissance de la demande dépasse celle de l’offre ; la hausse des coûts des matériaux et la baisse des stocks ; la hausse des prix de l’immobilier qui ne s’est pas reflétée dans les indices des prix officiels ; et l’impact des anticipations d’inflation sur le comportement des acheteurs. La hausse du salaire minimum, le renforcement des syndicats, le développement des avantages des personnels et le renforcement de la réglementation sont désirables, mais ils poussent aussi à la hausse les coûts des entreprises et les prix.

Il est possible que la Fed puisse contenir les pressions inflationnistes en relevant les taux d’intérêt sans endommager l’économie. Mais dans l’environnement actuel, où les marchés autour du monde ont été amenés à croire que les taux resteraient très faibles pour l’avenir immédiat, cela sera très difficile, en particulier en raison du nouvel engagement de la Fed à atteindre de voir une inflation soutenue se manifester avant d’agir. L’histoire ici n’est pas très encourageante. A chaque fois que la Fed a suffisamment appuyé sur la pédale de frein pour ralentir significativement la croissance, l’économie a basculé dans la récession.

Dans quelle mesure une accélération de l’inflation importe-t-elle ? En général, les hausses de l’inflation nuisent de façon disproportionnée aux pauvres et sont associées à une dégradation de la confiance envers le gouvernement. Certains considèrent que l’inflation a joué un rôle dans l’élection de Richard Nixon en 1968 et de Ronald Reagan en 1980.

Jason Furman, économiste en chef du de Barack Obama, a récemment dit que le plan de sauvetage américain était définitivement "trop gros pour l’instant", en ajoutant : "je ne connais pas d’économiste qui ait recommandé quelque chose d’une ampleur". Une relance excessive impulsée par des considérations politiques fut une énorme erreur de politique dont les effets seraient aggravés si les inquiétudes quant à une éventuelle surchauffe de l’économie empêchaient le Congrès de faire les types d’investissements publiques nécessaires qui sont au cœur de la focale du Jobs and Families Plans du Président Biden.

Donc, comment pouvons-nous contenir les risques de surchauffe et promouvoir la croissance soutenable, tout en faisant les investissements nécessaires dans les infrastructures, le verdissement de l’économie et aider les familles à faible revenu ou à revenu intermédiaire ? Tout d’abord, en ce qui concerne la Fed, les autorités monétaires doivent contribuer à contenir les anticipations d’inflation et réduire le risque de chocs récessifs majeurs en reconnaissant explicitement que cette surchauffe, et non un manque de demande, constitue le risque prédominant à court terme pour l’économie. Le resserrement monétaire semble nécessaire et il est important de préparer la voie à ce processus délicat. Entre-temps, l’administration doit continuer de respecter l’indépendance de la Fed lorsqu’elle changera l’orientation de sa politique monétaire. De claires déclarations que les Etats-Unis désirent un dollar fort aideraient aussi à ancrer les anticipations d’inflation.

Deuxièmement, des politiques vers les travailleurs doivent cibler les pénuries de main-d’œuvre que l’on observe aujourd’hui. Les allocations-chômage permettant aux travailleurs de gagner davantage sans travailler qu’en travaillant devront sûrement cesser d’ici septembre ; dans certaines régions du pays, elles doivent bientôt être retirées. Les bonus des réembauche doivent être considérées et la focale doit être placée sur la promotion de la mobilité et la formation des travailleurs pour les professions où la main-d’œuvre manque. Là où les exigences "made in America" exacerbent les pénuries d’emploi et poussent les prix à la hausse, elles doivent être reconsidérées.

Troisièmement, il est essentiel de faire des investissements publics de long terme pour accroître la productivité et permettre à davantage de personnes de travailler. Ce serait une grave erreur de réduire excessivement les investissements publics en raison de craintes d’inflation. Ce n’est pas en raison des emplois qu’ils créent directement, mais en raison des accroissements de long terme du potentiel productif, de la soutenabilité et de l’inclusion qu’ils génèrent. Mais là où cela est possible, les investissements dans les infrastructures doivent être financés en reprogrammant des fonds du plan de sauvetage, comme ceux qui sont à présent utilisés par certains Etats pour financer des baisses d’impôts. En outre, les dépenses courantes financées par les impôts futurs peuvent davantage stimuler une économie déjà en surchauffe. L’opposé, c’est-à-dire l’accroissement des recettes en amont des recettes ou du moins parallèle aux dépenses, pourrait assurer une croissance plus soutenable. (…) »

Lawrence Summers, « The inflation risk is real », 24 mai 2021. Traduit par Martin Anota



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