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Innovation et productivité

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mardi 15 septembre 2020

« Mort aux machines ! » Quand le changement technologique alimente les conflits sociaux



« Les violences débutèrent à la fin de l’été 1830 et durèrent jusqu’à l’année suivante. Les paysans de l’Angleterre rurale en avaient assez des batteuses. Ces dernières avaient mécanisé l’extraction du grain de son enveloppe et, en remplaçant le travail manuel, privaient les travailleurs agricoles d’une importante source de revenu. Cela entraîna la plus forte vague de protestations dans l’histoire anglaise.

Mais, comme bien d’autres soulèvements, les émeutes du "Captain Swing" étaient plus complexes qu’elles ne le paraissent de prime abord. Il ne s’agissait pas simplement d’un rejet des nouvelles technologies. "C’est comme avec un feu de forêt", dit Hans-Joachim Voth, dont l’article qui se penche sur ces émeutes est paru dans l’American Economic Review: Insights de septembre. "La forêt doit être sèche… Quelqu’un va jeter une allumette, mais la question est de savoir pourquoi la forêt était sèche à cet instant-là."

En combinant des documents du dix-neuvième siècle, de nouveaux comptes-rendus et des enquêtes agricoles, Voth et son coauteur Bruno Caprettini ont constitué une base de données historiques pour examiner dans quelle mesure la technologie économe en main-d’œuvre a contribué à la sévérité des émeutes. Bien que l’événement soit survenu il y a près de deux siècles, l’étude offre d’importants éclairages à propos des facteurs qui sont à l’origine des troubles sociaux lorsque les travailleurs sont remplacés par l’innovation.

Les économistes mettent depuis longtemps l’accent sur les effets bénéfiques des technologies économes en main-d’œuvre. Certains travailleurs vont en subir un coût immédiat, mais ils bénéficieront à terme d’une économie plus productive. Et, même si la recherche a récemment examiné les répercussions négatives du changement technologique sur l’emploi et les salaires, il n’y a pas beaucoup de preuves empiriques à propos des coûts sociaux qui accompagnent les destructions massives d’emplois, note Voth.

L’extraction des graines de leur enveloppe constituait une importante source de revenus pour les travailleurs ruraux : elle représentait près de la moitié de leurs rémunérations en hiver avant la mécanisation. L’introduction des batteuses mécaniques en 1786 a bouleversé les choses. Elles étaient certes peu efficaces au départ, mais elles furent ensuite améliorées au fil des décennies et, en 1830, leur déploiement avait déjà contribué à d’importantes destructions d’emplois. Les machines furent une cible privilégiée lors des émeutes, qui inclurent plus de 3.000 cas d’incendies criminels, de pillages, d’atteintes à l’autorité et de destructions de machines dans 45 comtés.

Mais il n’y a pas que la technologie qui ait alimenté les flammes du mécontentement. Le mauvais temps, de mauvaises récoltes et les nouvelles relatives aux révolutions en France et en Belgique contribuèrent aux "Swing riots" (du nom du fictif "Captain Swing" avec lequel les travailleurs contestataires signèrent les lettres de menace qu’ils envoyaient aux autorités). Et la consolidation des terres en grandes propriétés via le mouvement des "enclosures" les avait privés de l’accès aux communs et créé des "prolétaires sans terre".

Les auteurs se sont demandé dans quelle mesure la technologie a alimenté le mécontentement social. Voth et Caprettini ont examiné les pages de revues présentant les mentions de batteuses et les enquêtes agricoles pour identifier les zones qui ont les plus affectées par le changement technologique. Ils ont aussi identifié ces régions par la composition de leur sol, en se focalisant sur celles qui sont les plus adaptées pour faire pousser le blé, le grain qui était le plus susceptible d’être traité par les batteuses mécaniques.

GRAPHIQUE Répartition géographique des batteuses

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source : Caprettini et Voth (2020)

En liant cela aux données sur les incendies criminels, les pillages et d’autres incidents violents, les auteurs ont constaté que les batteuses ont joué un rôle clé derrière la révolte. Dans les paroisses les plus affectées par les batteuses, la probabilité d’une émeute s’élevait à 26,1 %, soit deux fois plus que dans les lieux sans batteuses. D’autres facteurs ont intensifié les émeutes. Le mouvement des enclosures a manifestement exacerbé les effets. En outre, les zones rurales qui n’avaient pas accès à d’autres opportunités d’emploi connurent les plus fortes violences. "Si vous étiez assez proche de l’un des centres urbains à croissance rapide avec une forte demande de travail, cela pouvait ne pas être si problématique", dit Voth.

GRAPHIQUE Répartition géographique des incidents liés aux Swing riots

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source : Caprettini et Voth (2020)

En effet, toutes les innovations technologiques ne se traduisent pas par de violentes révoltes. Plus de 90 % des emplois ont été détruits depuis la Révolution industrielle. L’essentiel de ces destructions d’emplois ont affecté une faible partie de la main-d’œuvre, comme le remplacement des opérateurs téléphoniques par les téléphones à cadran. Mais les destructions d’emplois qui menèrent aux Swing riots furent différentes. Le battage donnait du travail à une grande partie de la main-d’œuvre agricole pendant des mois ; les batteuses mécaniques eurent donc de profondes répercussions sur la vie des gens. Sans un robuste système de protection sociale pour soutenir les travailleurs affectés, les tensions ne pouvaient qu’éclater.

L’une des implications est que la redistribution importe, conclut Voth. Que les emplois soient détruits par les machines à battage du dix-neuvième siècle ou par les robots du vingt-et-unième siècle, les responsables politiques doivent se demander comment soutenir les gens qui en sont les plus affectés. Sinon, les désordres politiques et sociaux deviennent beaucoup plus fréquents, voire inévitables. "Plus il y a de changement technologique, plus celui-ci est susceptible de détruire des emplois, plus il est important que nous disposions de systèmes redistributifs pour que le changement technologique puisse s’opérer et améliorer le bien-être collectif", ajoute Voth. "Laissons la technologie adoptée nous rendre plus productifs, mais assurons-nous que personne n’y perde de trop". »

Chris Fleisher, « Kill the machines. To what extent can technological disruption lead to civil unrest? », in American Economic Association, Research Highlights, 8 septembre 2020. Traduit par Martin Anota



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« Emploi : qui les machines menacent-elles ? »

« Les robots menacent-ils les travailleurs ? »

« Les robots, l’emploi et le paradoxe de Polanyi »

« La croissance de la productivité menace-t-elle l’emploi ? »

« Informatisation, productivité et emploi »

« Les robots, les intelligences artificielles et le travail »

lundi 3 février 2020

Les robots prendront-ils tous nos emplois d'ici une décennie ?

« Est-ce que cette décennie sera finalement celle où l'on verra les machines prendre tous nos emplois ? Une telle crainte a été exprimée à plusieurs reprises au cours des derniers siècles et elle ne s'est pas concrétisée. Mais elle n’est pas intrinsèquement absurde.

En 1979, l’économiste Wassily Leontief rappelait le sort du cheval. Les chevaux ont été par le passé d’une importance économique vitale, mais ils disparurent dans la seconde moitié du vingtième siècle, avec la montée en puissance du moteur à combustion. Les chevaux ont toujours une niche, mais ils n’égaleront plus jamais les moteurs, et ce même si l’avoine devient extrêmement bon marché. Peut-être que de nombreux humains connaîtront le même sort que les chevaux ?

En 2003, les économistes David Autor, Frank Levy et Richard Murnane publièrent une étude dans le domaine de l’économie du changement technologique qui fit deux importants constats. Premièrement, ils soulignèrent (correctement) qu’il peut être trompeur de parler des robots (ou de toute autre technologie) comme prenant nos emplois. Les machines réalisent des tâches, une unité plus étroite de travail. Puisque la plupart des emplois impliquent de nombreuses tâches différentes, les robots ne prennent pas les emplois, mais ils peuvent radicalement les refaçonner. Un robot comptable n’est pas un C3PO ; c’est Excel ou QuickBook. Comme avec le cheval, il n’y a pas de salaire auquel les calculateurs humains peuvent égaler un ordinateur lorsqu’il s’agit de faire la somme d’un tableur. Pourtant, les comptables humains existent en grand nombre. Leurs emplois sont simplement très différents aujourd’hui.

Deuxièmement, lorsqu’il s’agit d’évoquer les tâches que les machines sont susceptibles ou non de prendre, les professeurs Autor, Levy et Murnane affirment qu’il ne faut pas partir de la distinction entre tâches "qualifiées" et "non qualifiées", mais plutôt de la distinction entre tâches "routinières" et "non routinières". Recalculer un tableur est une tâche qualifiée, mais routinière, si bien qu’elle peut être facilement automatisée. Nettoyer des toilettes exige peu de compétences (même moi je peux le faire), mais c’est une activité non routinière, si bien qu’il est difficile de l’automatiser. Cette façon de voir le monde s’est révélée être très utile. Elle explique pourquoi la technologie peut perturber nos emplois sans les détruire. Et pourquoi à la fois les emplois mal payés et les emplois très bien payés se sont révélés être très robustes, alors que les emplois moyennement rémunérés, associés à des tâches qualifiées, mais routinières, ont vu leur part dans l’emploi total décliner.

Mais dans un nouveau livre, A World Without Work, Daniel Susskind affirme que le deuxième constat d’Autor et alii est à revoir. Il observe que les frontières du "routinier" se brouillent rapidement. Considérons, par exemple, CloudCV, un système qui répond à des questions ouvertes à propos des images. Publiez une photo et posez n’importe quelle question. Une photographie montrait des vingtenaires assis dans un canapé avec du vin blanc et des canettes de Kronenbourg en face d’eux. "Que font-ils ?" demandai-je à l’ordinateur. "Ils jouent à la Wii", me répondit-il, correctement. "Que boivent-ils ?". "Probablement de la bière", répondit-il. "Comment est le temps ?" demandai-je en voyant qu’il y avait une fenêtre donnant sur l’extérieur. "Nuageux. C’était le cas. Le système donne des réponses précises à des questions formulées sans langage soutenu à propos de photographies prises au hasard. Est-ce une tâche routinière ? Pas vraiment.

Pas plus que la performance d’AlphaZero, un algorithme de jeu développé par DeepMind, une entreprise sœur de Google. En 2017, AlphaZero s’était entraîné pendant quelques heures pour battre le meilleur programme de jeu d’échecs et le meilleur programme de go, deux programmes qui ont facilement battu les meilleurs humains. Certains estiment que cette performance est moins impressionnante qu’il n’y paraît, mais il y a dix ans la simple idée qu’un ordinateur puisse battre un être humain au jeu de go semblait impossible. Ce que les superordinateurs de DeepMind peuvent faire aujourd’hui pourrait très bien être fait par n’importe quel ordinateur ou portable commercialisé en 2030.

Tâche après tâche, les ordinateurs finissent par nous surpasser. Dans le défi du Visual Question Answering lancé par CloudCV, les êtres humains atteignent le score 81 %. Les machines atteignaient le score de 55 % en 2016, puis de 75 % durant l’été 2019. C’est seulement une question de temps avec qu’elles fassent mieux que nous, tout comme AlphaZero joue mieux que nous au jeu de go. Le projet Artificial Intelligence Index, basé à l’Université de Stanford, suit une large variété de repères. Les machines font des progrès rapides en termes de réussites symboliques (comme jouer au poker), mais aussi dans la translation, la reconnaissance vocale et le classement des maladies comme le cancer de la peau (en visualisant des images de grains de beauté) et le diabète (en visualisant des images de rétine). Ces progrès sont réels. Et malgré le fait qu’il y ait plusieurs choses que les ordinateurs ne puissent faire, quand un algorithme fait une tâche précise à faible coût et de façon correcte, nous, les êtres humains, nous finissons par être poussés à exploiter de nouvelles capacités, tout en balayant les tâches que le logiciel laisse derrière lui. Pensez aux caisses automatiques dans votre supermarché.

Donc, les machines vont-elles prendre tous nos emplois au cours de cette nouvelle décennie ? Non, et cela reste une façon peu opportune de poser la question. Les machines empiètent sur les tâches et nous réagissons en réorganisant nos emplois, en devenant par conséquent plus productifs. Mais il y a une bonne raison de croire que les réorganisations qui seront à l’œuvre dans la décennie à venir seront déchirantes, mais aussi que certains perdront à jamais toute capacité à contribuer économiquement comme ils l’espéraient et l’attendaient. Surtout, il est probable que nos institutions politiques se révéleront incapables de nous permettre de nous adapter à un tel défi. »

Tim Harford, « Will the 2020s be the decade that the robots finally come for our jobs? », janvier 2020. Traduit par Martin Anota



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« La croissance de la productivité menace-t-elle l’emploi ? »

« Innovation et inégalités »

« Les répercussions du progrès technique sur la répartition des revenus et l’emploi »

« Les robots, les intelligences artificielles et le travail »

mercredi 29 août 2018

Le paradoxe des robots

« "Plus de six millions de travailleurs s’inquiètent à l’idée que leur emploi soit remplacé par des machines au cours de la prochaine décennie" dit The Guardian. Cela accentue un vieux paradoxe : tout particulièrement au Royaume-Uni, on discute bien plus de l’économie des robots qu’on ne la voit.

Ce que je veux dire par là, c’est qu’au cours des dernières années le Royaume-Uni a connu l’exact opposé. L’emploi s’est accru alors que les dépenses d’investissement ont été atones. L’ONS dit que "la croissance annuelle de la formation brute de capital fixe a régulièrement ralenti depuis 2014". Et l’OCDE rapporte que le Royaume-Uni a fait l’un des usages les plus réduits des robots industriels dans le monde occidental.

GRAPHIQUE Taux de croissance de l'emploi et du stock de capital au Royaume-Uni (en %, annualisés sur cinq ans)

Chris_Dillow__croissance_emploi_stock_capital_Royaume-Uni.png

Mon graphique, pris de la Banque d’Angleterre et de l’ONS, replace cela dans son contexte historique. Il montre que l’écart entre la croissance du stock de capital hors logements et la croissance de l’emploi a été plus faible au cours des dernières années qu’à tout autre moment depuis 1945. C’était lors des années soixante et soixante-dix qu’il fallait s’inquiéter à l’idée que les machines prennent l’emploi des gens, pas aujourd’hui.

Bien sûr, nous ne devons pas rechercher des chiffres précis ici : mesurer le stock de capital est une mission impossible. Mais ces données sont cohérentes avec d’autres faits. Les ménages épargnent moins qu’ils avaient l’habitude d’épargner, ce qui n’est pas ce que vous vous attendriez à voir s’ils craignaient de perdre leurs emplois. Les entreprises continuent d’accumuler rapidement de la liquidité et d’emprunter peu, et bien sûr les taux d’intérêt réels sont faibles. Et cela est cohérent avec la faible croissance du capital.

Si nous regardons seulement les données macroéconomiques, nous devrions craindre que les gens prennent les emplois des robots, pas l’inverse. Donc pourquoi l’investissement est-il si faible (un fait qui date bien avant l’incertitude entourant le Brexit) ? Il y a des milliers d’entreprises qui n’investissent pas dans la nouvelle technologie et par conséquent des milliers d’explications potentielles. En voici quelques unes :

  • Il y a, comme Bloom et Van Reenen le disent, "une longue queue d’entreprises extrêmement mal gérées", qui manquent de confiance ou de compétences pour investir dans les nouvelles technologies.

  • La récession de 2008 a laissé des cicatrices sur les esprits animaux ; elle a alimenté la crainte de futures récessions et ainsi déprimé l’investissement.

  • L’austérité budgétaire a déprimé la demande globale et donc les incitations à investir. Et en réduisant les salaires réels, elle a réduit les incitations des entreprises à investir dans les technologies permettant d’économiser en main-d’œuvre : à l’inverse, la hausse des salaires réels explique pourquoi l’investissement avait connu un boom dans les années soixante.

  • Les discours à propos de l’âge des robots peuvent être autodestructeurs, dans la mesure où il alimente les craintes d’une concurrence accrue à l'avenir : pourquoi dépenseriez-vous 10 millions d’euros sur les robots si vous savez qu'un rival vous évincera en dépensant 5 millions sur de meilleurs robots d’ici quelques mois ? Peut-être que les entreprises ont saisi le constat de Nordhaus : l’innovation ne paye pas très bien, sauf pour une poignée d’entreprises. (Hendrik Bessembinder a estimé que 4 % des entreprises expliquent la hausse nette sur les marchés boursiers américains depuis 1926).


Qu’importe la raison derrière la faiblesse de l’investissement, nous avons un véritable paradoxe ici : alors que beaucoup parlent d’une économie de robots, il y a peu de preuves empiriques de celle-ci dans les données ou sur le terrain. Il peut, par conséquent, y avoir une inadéquation entre le vaste potentiel productif que la technologie peut nous offrir d’un côté et la pauvre performance du capitalisme d’aujourd’hui de l’autre.

Marx a écrit qu’"à un certain stade de développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants… De formes de développement des forces productives, ces rapports sont devenus pour elles des entraves".

L’une des questions négligées à notre époque est la suivante : se pourrait-il que nous ayons désormais atteint cette étape ? »

Chris Dillow, « The robot paradox », in Stumbling & Mumbling (blog), 6 août 2018. Traduit par Martin Anota

vendredi 27 juillet 2018

Vieillissement de la main-d’œuvre et automatisation

« Les nouvelles technologies peuvent parfois remplacer les travailleurs dans les emplois pour lesquels il n’y a plus assez d’êtres humains.

Certains s’inquiètent à l’idée que le progrès technique rapide, en particulier en matière d’automatisation et de robotique, entraîne une substitution des travailleurs par des machines dans de nombreux secteurs et finisse par générer des perturbations sociétales d’une ampleur qui n’avait plus été observée depuis le début de la Révolution industrielle. Les auteurs de "Demographics and Automation" (…) offrent un autre récit. Daron Acemoglu et Pascual Restrepo montrent que le changement démographique est un facteur lié à l’adoption de nouvelles technologies. Un vieillissement de la main-d’œuvre stimule l’automatisation, en particulier à travers la robotique, comme les employeurs réagissent à la raréfaction des travailleurs d’âge intermédiaire. Les nouvelles automatisation et technologies robotiques sont déployées plus rapidement dans les pays où les travailleurs jeunes et d’âge intermédiaire sont relativement rares.

Acemoglu_Restrepo__automatisation_robotisation_vieillissement_demographique.png

Les deux chercheurs étudient les différences démographiques dans les secteurs et entre les pays afin d’expliquer les différences en matière d’adoption de nouvelle automatisation et de technologies robotiques que l’on peut observer d’un pays à l’autre. Le nombre de robots pour mille travailleurs aux Etats-Unis dans le secteur manufacturier, par exemple, s’élève à 9,1 en 2014 ; ce chiffre est significativement plus élevé au Japon (14,2) et en Allemagne (17,0), deux pays qui ont une population plus âgée.

En utilisant les données provenant de diverses sources, notamment de la Fédération Internationale de Robotique, Acemoglu et Restrepo voient dans la répartition de la population en termes d’âges un possible facteur derrière l’innovation robotique. Ils qualifient de travailleurs d’âge intermédiaire ceux qui sont âgés de 26 à 55 ans et ils qualifient de travailleurs âgés ceux qui ont plus de 55 ans. Ils constatent que les pays qui connaissent un vieillissement rapide, c’est-à-dire dont le nombre de travailleurs d’âge intermédiaire relativement au nombre de travailleurs âgés baisse le plus, investissent significativement plus dans la robotique. Ces pays sont aussi davantage susceptibles de développer de nouvelles technologies et robots manufacturiers et de déployer ces robots dans la production.

Le vieillissement démographique peut expliquer près de 40 % des écarts observés d’un pays à l’autre dans l’adoption des robots industriels. Les chercheurs estiment qu’une hausse de 10 points de pourcentage du ratio rapportant le nombre de travailleurs d’âge intermédiaires sur le nombre de travailleurs âgés est associée à un supplément de 0,9 robots pour mille travailleurs. Dans leur échantillon de pays développés au cours des deux dernières décennies, le nombre moyen de robots pour mille travailleurs était de trois.

Les deux chercheurs estiment que les différences en matière de démographie peuvent expliquer 25 % de l’écart dans le nombre de robots par travailleur entre les Etats-Unis et l’Allemagne. Ils constatent aussi que le recours à l’automatisation est plus prononcé dans les secteurs qui dépendent traditionnellement plus des travailleurs d’âge intermédiaire.

Alors que les implications du vieillissement démographique pour la productivité d’un pays sont ambigües et dépendent de la façon par laquelle la technologie répond au changement démographique, les implications pour les productivités relatives de secteurs spécifiques sont claires : "En raison de la hausse induite de l’automatisation, les secteurs avec les plus grandes opportunités pour l’automatisation doivent accroître leur valeur ajoutée relativement aux autres secteurs". »

Jay Fitzgerald, « Automation can be a response to an aging workforce », NBER Digest, juillet 2018. Traduit par Martin Anota

dimanche 22 juillet 2018

L’économie des actifs intangibles

« Les économistes ont discuté des implications de l’essor de l’économie immatérielle en lien avec l’hypothèse de la stagnation séculaire (…). Nous passons en revue les récentes contributions sur le sujet.

Haskel et Westlake affirment que le récent essor de l’économie immatérielle peut jouer un rôle important pour expliquer la stagnation séculaire. Au cours des deux dernières décennies, l’investissement en actifs intangibles a été régulièrement de plus en plus important relativement à l’investissement dans les actifs tangibles : en 2013, pour chaque euro d’investissement dans les actifs tangibles, les principaux pays développés dépensaient 1,1 euro dans les actifs intangibles. D’un point de vue de mesure, les actifs intangibles peuvent être classés en trois grandes catégories : les actifs liés à l’informatique, les propriétés en matière d’innovation et les compétences des entreprises. Les actifs intangibles partagent quatre aspects économiques : leur capacité à être déployés sur une grande échelle sans s’altérer (scalability), la nature irrécouvrable des dépenses qui ont été nécessaires pour les créer (sunkenness), leur tendance à générer des effets de débordement (spillovers) et leur capacité à créer des synergies (spillovers). Haskel et Westlake affirment que, pris ensemble, ces mesures et ces propriétés économiques peuvent nous aider à comprendre la stagnation séculaire.

GRAPHIQUE Investissement dans les actifs tangibles et les actifs intangibles dans les grands pays développés (en % du PIB)

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Le premier lien entre l’investissement intangible et la stagnation séculaire est, selon Haskel et Westlake, le problème de mesure. Si nous mesurons mal l’investissement, alors l’investissement, le PIB et sa croissance peuvent être sous-évalués. Deuxièmement, puisque les actifs intangibles tendent à générer plus d’effets de débordement, un ralentissement dans la croissance du capital intangible se manifesterait dans les données à travers un ralentissement de la croissance de la productivité globale des facteurs. Troisièmement, les entreprises riches en actifs intangibles se développent fortement, ce qui contribuer à creuser l’écart entre les entreprises les plus efficaces et les moins efficaces. Quatrièmement, la croissance de la productivité globale des facteurs peut être plus lente parce que les actifs intangibles génèrent moins d’effets de débordement qu’ils n’avaient l’habitude de le faire.

Des arguments similaires ont été avancés avant. Par exemple, Caggese et Pérez-Orive ont affirmé que de faibles taux d’intérêt nuisent à la réallocation du capital tout en réduisant la productivité et la production agrégées dans les économies qui dépendent fortement sur le capital intangible. Ils utilisent un modèle dans lequel des entreprises contraintes en termes de crédit peuvent seulement emprunter en utilisant comme collatéraux leurs actifs tangibles et dans lequel il y a un large écart en termes de productivité entre elles. Dans l’économie intense en actifs tangibles avec des entreprises fortement endettées, de faibles taux d’intérêt facilitent l’emprunt et accélèrent les remboursements de dette, tout en réduisant la mauvaise allocation des facteurs et en accroissant la production agrégée. Inversement, une hausse de la part du capital intangible dans la production réduit la capacité d’emprunt et accroît les détentions en liquidités des entreprises, si bien que celles-ci cessent d’être emprunteuses nettes pour devenir créancières nettes. Dans cette économie intense en actifs intangibles, la capacité des entreprises à acheter du capital intangible en utilisant des profits passés est limitée par les faibles taux d’intérêt parce que ces derniers accroissent le prix du capital et ralentissent l’accumulation de l’épargne pour les entreprises. Par conséquent, l’émergence de technologies intangibles peut freiner l’activité, même quand elles remplacent des actifs tangibles moins productifs.

Kiyotaki et Zhang examinent comment la production agrégée et la répartition des revenus interagissent avec l’accumulation de capital intangible au cours du temps et au fil des générations. Dans ce modèle à générations imbriquées, les compétences des dirigeants (le capital intangible), outre celles de la main-d’œuvre, sont essentielles pour la production. De plus, les compétences managériales sont acquises par de jeunes travailleurs quand ils sont formés par des dirigeants âgés sur le tas. Comme la formation est coûteuse, elle devient un investissement dans du capital intangible. Ils montrent que lorsque les jeunes font face à des contraintes de financement, une petite différence dans les dotations initiales entre les jeunes travailleurs se traduit par d’amples inégalités dans l’assignation et l’accumulation d’actifs intangibles. Un choc négatif touchant les dotations peut générer une stagnation durable et un essor dans les inégalités.

Doettling et Perotti affirment que le progrès technique qui améliore la productivité des compétences et du capital intangible peut expliquer l’essentiel des tendances financières à long terme depuis 1980. Comme la création d’actifs intangibles nécessite du capital humain plutôt que des investissements physiques, les entreprises ont moins besoin de financements extérieurs. Comme le capital intangible devient plus productif, les innovateurs gagnent une part croissante du revenu. L’effet d’équilibre général est une chute de la demande de crédit, avec une baisse de l’investissement en actifs tangibles et une baisse des taux d’intérêt. Un autre effet est une stimulation des prix d’actifs et une hausse de la demande de crédit pour financer les achats de logements. Avec la hausse des prix de l’immobilier et le creusement des inégalités, les ménages sont amenés à s’endetter et le risque de défaut de remboursement augmente. Même si les changements démographiques, les flux de capitaux et le commerce contribuent également à générer un excès d’épargne et à modifier la productivité des facteurs, les auteurs croient que seul un fort déplacement technologique vers les actifs intangibles peut expliquer toutes les tendances majeures, notamment la polarisation du revenu et une réallocation du crédit hors des activités productives (…).

Les actifs intangibles soulèvent des questions du côté de la politique. En passant en revue le livre de Haskel et Westlake et en se penchant tout particulièrement sur les quatre caractéristiques des actifs intangibles que les auteurs identifient, Martin Wolf affirme que celles-ci bouleversent le fonctionnement habituel d’une économie de marché, notamment parce que les actifs intangibles sont mobiles et sont donc difficiles à taxer. Cette transformation de l’économie demande, selon Wolf, que soit réexaminée la politique publique autour de cinq questions. Premièrement, les cadres pour la production de la propriété intellectuelle sont plus importants, mais les monopoles en matière de propriété intellectuelle peuvent être coûteux. Deuxièmement, puisque les synergies sont si importantes, les responsables politiques doivent se demander comment les encourager. Troisièmement, il est difficile de financer l’investissement intangible, donc le système financier va devoir changer. Quatrièmement, le fait qu’il soit difficile de s’approprier les gains tirés de l’investissement intangible peut créer un sous-investissement chronique dans une économie de marché et le gouvernement va avoir à jouer un rôle important dans le partage des risques. Enfin, les gouvernements doivent aussi se demander comment s’attaquer aux inégalités créées par les actifs intangibles, notamment dans le sillage de l’essor d’entreprises géantes. (…)

En recensant le même livre, le marxiste Michael Roberts affirme que le titre ("Capitalism without capital") est inapproprié pour décrire l’économie intangible. Pour la théorie marxiste, ce qui importe est la relation exploitrice entre les propriétaires des moyens de production (qu’ils soient tangibles ou non) et les producteurs de valeur (qu’il s’agisse de travailleurs manuels ou "mentaux"). De ce point de vue, le savoir est produit par le travail mental, mais ce n’est en définitive pas différent du travail manuel. Ce qui est important selon Roberts, c’est que les découvertes, généralement faites par des équipes de travailleurs mentaux, sont appropriées par le capital et contrôlés par des brevets, la propriété intellectuelle ou des moyens similaires. La production de savoir est alors dirigée vers le profit. Dans le cadre du capitalisme, l’essor de l’investissement intangible mène donc à un creusement des inégalités entre capitalistes et le contrôle des actifs intangibles par un petit nombre de grandes entreprises peut très bien affaiblir la capacité à trouver de nouvelles idées et à les développer. Par conséquent, les nouveaux secteurs meneurs investissent de plus en plus dans les actifs intangibles, tandis que l’investissement global chute avec la productivité et la profitabilité. Selon Roberts, cela suggère que la loi des profits de Marx n’est pas modifiée, mais intensifiée. (…) » https://thenextrecession.wordpress.com/2017/12/10/capitalism-without-capital-or-capital-without-capitalism/

Silvia Merler, « Economy of Intangibles », in Bruegel (blog), 16 juillet 2018. Traduit par Martin Anota

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