Annotations

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

Politique monétaire

Fil des billets

mercredi 17 avril 2024

Les gouvernements peuvent-ils financer leurs déficits en créant de la monnaie ?

« Les adeptes de la MMT disent souvent que financer les dépenses publiques (moins les impôts) en émettant de la dette publique est un choix politique, car on pourrait plutôt créer des réserves (monnaie électronique) auprès des banques commerciales. Bien entendu, seuls les gouvernements qui disposent de leur propre monnaie peuvent le faire, cette option n’est donc pas disponible pour les gouvernements de la zone euro par exemple. Si les gouvernements pouvaient financer les déficits en créant de la monnaie/des réserves, voudraient-ils le faire ?

La réponse que l’on pourrait trouver dans les manuels est que le financement monétaire est inflationniste. C'est pourquoi la plupart des gouvernements délèguent la création de réserves à des banques centrales indépendantes. Cela ne tient pas à un monétarisme crû : dans le courant orthodoxe en macroéconomie, l’idée selon laquelle il existe un lien de causalité prévisible allant de la création monétaire à l’inflation est morte il y a plusieurs décennies, et aujourd’hui seule une poignée de personnes y croient. Au lieu de cela, on trouve dans les manuels l’idée selon laquelle une création de monnaie par les gouvernements nuirait à la capacité des banques centrales à contrôler les taux d’intérêt à court terme. Le financement monétaire pousserait les taux d’intérêt à zéro, ce qui serait inflationniste.

Cependant, les manuels sont presque toujours obsolètes et cette explication du caractère inflationniste du financement monétaire est devenue largement hors de propos lorsque les banques centrales ont commencé à payer des intérêts sur les réserves. Les réserves sont comme de la monnaie électronique détenue par les banques commerciales et leur quantité est contrôlée par les banques centrales. Aujourd’hui, les banques centrales contrôlent les taux d’intérêt à court terme en payant ces taux d’intérêt sur les réserves. En conséquence, il est possible de créer d’importantes quantités de monnaie/réserves sans que cela n’entraîne une hausse de l’inflation.

Nous le savons avec l’assouplissement quantitatif (quantitative easing, QE), par lequel les banques centrales ont créé d’importantes réserves afin d’acheter de la dette publique. Lorsqu’elles ont fait cela après la crise financière mondiale, nous n’avons pas eu d’hyperinflation ! L’idée selon laquelle l’inflation récente est le résultat du nouvel assouplissement quantitatif mis en place pendant la pandémie est tout simplement ridicule. Ce que l’expérience récente nous montre c’est qu’il est parfaitement possible pour les banques centrales de contrôler l’inflation même lorsqu’il y a beaucoup d’argent/de réserves dans le système.

Alors, si les banques centrales peuvent créer de grandes quantités de monnaie tout en contrôlant l’inflation, pourquoi les gouvernements ne peuvent-ils pas financer leurs déficits en créant de la monnaie ? Si des intérêts sont payés sur cette monnaie/ces réserves et si les banques centrales ont un contrôle total sur la fixation de ce taux d’intérêt, il n’y a aucune raison de croire que le financement monétaire des déficits serait plus inflationniste que le financement des déficits par émission d’obligations. C’est ce que la MMT veut dire lorsqu’elle affirme que le
financement obligataire est un choix politique.

Nous pourrions aller plus loin et dire que l’assouplissement quantitatif a été l’équivalent d’un financement monétaire des déficits courants et passés. Que cela soit survenu parce que les banques centrales voulaient faire pression à la baisse sur les taux d’intérêt de long terme et non parce que les gouvernements ont choisi la finance monétaire n’est qu’une question de motifs. En pratique, nous avons fini à peu près au même endroit que si les gouvernements avaient financé leurs déficits à partir d’une certaine date passée en créant des réserves.

Bien sûr, rien de cela n’aurait eu d’importance si les gouvernements n’avaient pas eu de raisons d’être intéressés par le financement monétaire des déficits. La raison évidente expliquant pourquoi ils pourraient y trouver un intérêt est que le financement monétaire était moins cher que l’émission de dette sur le marché obligataire. La création de monnaie/réserves entraîne un coût égal au niveau auquel la banque centrale fixe le taux d’intérêt de court terme. L’émission de dette peut entraîner un coût similaire si cette dette était à très court terme. Cependant, les gouvernements ont l’option (qu’ils prennent généralement) d’émettre des obligations de plus long terme. Cela peut ou non être immédiatement moins cher que de créer de la monnaie/des réserves, selon que les taux d’intérêt de long terme sont supérieurs ou inférieurs aux taux d’intérêt de court terme. Après la crise financière mondiale, les taux de court terme étaient inférieurs aux taux de long terme, donc le financement monétaire aurait été moins cher et l’assouplissement quantitatif était rentable. Actuellement, les taux d’intérêt de long terme sont inférieurs aux taux de court terme, donc le financement obligataire serait moins cher en cet instant. Cependant, à long terme, si l’option d’emprunter à long terme est moins cher pour les gouvernements reste une question ouverte. Ellison et Scott estiment que le Royaume-Uni, qui tend à emprunter à long terme, aurait mieux fait d’emprunter à court terme.

La situation serait claire si les banques centrales payaient seulement des intérêts sur les réserves à la marge, plutôt que de payer des intérêts sur toutes les réserves. Cela permettrait aux banques centrales de continuer de contrôler les taux d’intérêt de court terme, mais aussi de verser substantiellement moins d’intérêts sur le stock total de réserves. J’ai déjà discuté de cette possibilité en détails ici, dans le contexte de la réduction des pertes provoquées par l’assouplissement quantitatif. Une raison supplémentaire de payer des intérêts seulement à certaines réserves est qu’il n’y a pas de raison évidente à ce que les banques commerciales reçoivent de larges sommes de monnaie pour leurs réserves lorsque les taux d’intérêt sont élevés et quasiment rien lorsque les taux sont faibles.

Si les intérêts étaient seulement versés sur des réserves marginales, alors il deviendrait clairement attractif du point de vue des finances publiques de financer les déficits en créant de la monnaie/des réserves plutôt qu’en émettant de la dette. Alors pourquoi les gouvernements n’explorent-ils pas cette possibilité ? Je pourrais également demander pourquoi les économistes orthodoxes ne parlent pas plus de cette possibilité. Peut-être que je manque quelque chose d’évident ici. Si c’est le cas, faites-le moi savoir !

Un possible argument qui, selon moi, ne tient pas est qu’un financement moins coûteux des déficits encouragerait les gouvernements à être dépensiers. La principale dissuasion à la prodigalité budgétaire quand il y a une banque centrale indépendante, ce sont les taux d’intérêt élevés, pas des paiements d’intérêts sur la dette élevés.

J’aimerais finir en faisant deux points additionnels. Le premier porte sur les marchés financiers et le défaut de paiement. Le financement monétaire peut apparaître attractif à ceux qui croient que la finance par endettement contraint les décisions budgétaires du gouvernement. L’idée est que les marchés obligataires pourraient soudainement arrêter de prêter aux gouvernements et cela empêche les politiciens de faire des choix de politique budgétaire optimaux. Si les politiciens pensent ainsi ils se trompent, parce qu’il est improbable (comme je l’ai expliqué ailleurs) que le marché obligataire arrête de prêter au gouvernement et, si cela survenait, la banque centrale agirait en tant qu’acheteur en dernier ressort de la dette publique. C’est ce qui s’est passé pendant la pandémie et après le fameux événement budgétaire de Truss.

Parce que les gouvernements peuvent créer de la monnaie, ils n’ont pas à s’inquiéter à l’idée d’être forcés à faire défaut en conséquence de turbulences sur les marchés obligataires. En outre, le fait que les gouvernements aient un arbre de monnaie magique signifie que les obligataires peuvent toujours obtenir des intérêts et retrouver leur monnaie. Le seul défaut formel que doivent craindre les marchés obligataires est celui que les gouvernements choisissent, parce que le coût politique qu’il y a à assurer le service de la dette publique devient trop élevé. Nous sommes loin de tels niveaux aujourd’hui (...).

Mon second point concerne les actifs sûrs. Parce que les gouvernements des pays développés qui s’endettent dans leur propre monnaie choisissent rarement de faire défaut, la dette qu’ils émettent est bien plus sûre que toute dette que crée le secteur privé. Une telle dette est précieuse pour le secteur financier. Elle apporte aux fonds de pension une plus grande certitude qu’ils pourront verser des pensions à l’avenir, par exemple. Il y a une très bonne raison expliquant pourquoi les gouvernements doivent continuer d’émettre de la dette. Est-ce que cela signifie que les gouvernements doivent toujours financer leurs déficits en utilisant la dette ? Non, parce que les gouvernements peuvent émettre de la dette pour acheter des actifs (via un fonds souverain par exemple) plutôt que financer des déficits. »

Simon Wren-Lewis, « Could governments finance deficits by creating money? », in Mainly Macro (blog), 16 avril 2024. Traduit par Martin Anota

vendredi 15 septembre 2023

Qu’est-ce qu’un atterrissage en douceur ?

« Quand la Réserve fédérale s’inquiète à propos de l’inflation, elle relève ses taux d’intérêt pour ralentir le rythme de la croissance économique. Si la Fed relève beaucoup ses taux d’intérêt, cela peut provoquer une récession, si bien que l’on parle alors d’"atterrissage brutal" (hard landing). Par contre, si la Fed peut relever ses taux d’intérêt juste assez pour ralentir l’économie et réduire l’inflation sans provoquer de récession, on parlera d’"atterrissage en douceur" (soft landing). Mais il n’y a pas de définition officielle pour ce dernier. Le National Bureau of Economic Research (NBER), souvent considéré par les économistes comme l’arbitre quasi officiel de la datation des récessions, ne définit pas les atterrissages brutaux et en douceur. Plusieurs économistes considèrent une légère récession avec une faible hausse du chômage comme "douce", ce que président de la Fed Jay Powell a pu qualifier d’atterrissage "softish".

Les atterrissages en douceur sont l’équivalent du "bol de Boucle d’or" pour les banquiers centraux : suite à un resserrement monétaire, l’économie est juste bien, ni trop chaude (inflationniste), ni trop froide (avec une récession).

Un exemple d’atterrissage brutal


L’inflation était élevée au sortir des années 1960. De nouveaux assouplissements monétaires durant la campagne présidentielle de 1972 et les chocs pétroliers provoqués par le cartel de l’OPEP en 1973 ont poussé l’inflation vers les deux chiffres en 1974. Pour le reste des années 1970, les responsables politiques ont échoué à atténuer l’inflation.

En 1979, le Président Jimmy Carter choisit Paul Volcker pour remplacer William Miller à la tête de la Fed. Volcker était déterminé à baisser l’inflation (alors à 11 % en rythme annuel) et à restaurer la stabilité des prix. De juillet 1980 à janvier 1981, la Fed de Volcker a relevé le taux des fonds fédéraux, le principal taux d’intérêt à court terme de la Fed, à plus de 19 %. Cela a entraîné une récession longue de 16 mois, de juillet 1981 à novembre 1982, au cours de laquelle le taux de chômage a atteint le pic de 10,8 %, soit un atterrissage brutal. Au milieu de l’année 1983, Volcker avait réussi à ramener l’inflation sous les 3 %, préparant le terrain pour plusieurs décennies de bonne croissance avec seulement des interruptions mineures. Les leçons de cet épisode étaient claires selon Volcker : il est crucial de s’attaquer à l’inflation avant qu’elle n’atteigne des niveaux extrêmes et que la population ne révise à la hausse ses anticipations d’inflation.

Un exemple d’atterrissage en douceur


L’exemple classique d’un atterrissage en douceur est le resserrement monétaire opéré sous Alan Greenspan au milieu des années 1990. Au début de l’année 1994, l’économie allait fêter sa troisième année de sa reprise consécutive à la récession de 1990-1991. En février 1994, le taux de chômage chutait rapidement ; il est passé de 7,8 % à 6,6 %. L’indice des prix à la consommation augmentait au rythme annualisé de 2,8 % et le taux des fonds fédéraux était autour des 3 %. Avec l’économie en croissance et le chômage chutant rapidement la Fed craignait une potentielle hausse de l’inflation et elle décida de relever ses taux directeurs de façon préventive. Durant l’année 1994, la Fed releva sept fois ses taux d’intérêt, le ramenant de 3 % à 6 %. Ensuite, elle baissa son taux principal, le taux des fonds fédéraux, trois fois en 1995, quand elle vit que l’économie ralentissait davantage que ce qui s’avérait nécessaire pour empêcher l’inflation d’augmenter.

Les conséquences ont été spectaculaires. Alan Blinder, un ancien membre du comité de la Fed, nota que cela fut "l’atterrissage en douceur parfait qui contribua à faire d’Alan Greenspan une légende parmi les banquiers centraux". La performance économique reste robuste le reste de la décennie : l’inflation était faible et peu volatile, le chômage continua de baisser et la croissance du PIB réel attint en moyenne les 3 % par an. Greenspan nota dans ses Mémoires : "l’atterrissage en douceur de 1995 fut l’un des plus succès de mon mandat dont je suis le plus fier".

Les atterrissages en douceur sont-ils communs ?


La réponse dépend entièrement de la façon par laquelle on définit l’"atterrissage en douceur", un terme pour lequel il n’y a pas de définition qui fasse consensus. L’économiste de Princeton Alan Blinder, un ancien vice-président de la Fed, dit que si le PIB décline de moins de 1 % ou si le NBER ne signale pas de récession dans l’année qui suit un cycle de hausses des taux de la Fed, il considère qu’il y a un atterrissage en douceur. En examinant 11 périodes de hausses des taux de la Fed entre 1965 et 2019, il compte cinq atterrissages en douceur (soft) ou plus ou moins en douceur (softish) (…).

Connaissons-nous un atterrissage en douceur cette fois-ci ?


Peut-être. La Réserve fédérale fait face au pire épisode d’inflation depuis le début des années 1980, des circonstances très différences que celles auxquelles elle faisait face en 1994. Avec l’assouplissement des confinements durant la pandémie de Covid-19 en 2020, les perturbations des chaînes de valeur internationales et les amples relances budgétaire et monétaire, l’inflation a grimpé à un rythme annuel de 10 % au premier trimestre 2021. La Fed a répondu, tardivement, en relevant brutalement ses taux d’intérêt de plus de 5 points de pourcentage à partir de mars 2022. L’inflation a depuis baissé (l’indice des prix à la consommation, qui inclut les prix des produits alimentaires et de l’énergie, volatiles, a atteint le taux de 3,9 % en rythme annuel entre juin et août 2023), pourtant le chômage reste faible selon les standards historiques, atteignant 3,8 % en août 2023, et le PIB a continué d’augmenter à un rythme solide.

En 2022, beaucoup prédisaient qu’une récession se produirait en 2023, mais plus récemment on a moins entendu ces prédictions. Larry Summers, l’ancien secrétaire au Trésor, prévoyant un atterrissage brutal, disait en avril 2022 : "si vous regardez l’histoire, il n’y a jamais eu de moment où l’inflation a été supérieure à 4 % et le chômage inférieur à 5 % sans que nous ne connaissions une récession dans les deux années suivantes". Mais après le rapport sur l’emploi de septembre 2023, qui montre un ralentissement dans l’embauche et des chiffres encourageants pour l’inflation ces derniers mois, il a dit : "je pense toujours que la route vers un atterrissage en douceur est très difficile, mais c’est un pas sur cette route". De leur côté, la secrétaire au Trésor Janet Yellen et Paul Krugman ont affirmé en septembre 2023 que, bien qu’incertaines, il y a plusieurs raisons d’être optimiste, parce que l’inflation a diminué en 2023 sans hausse substantielle du chômage. (…) »

Sam Boocker & David Wessel, « What is a soft landing? », Brookings, 14 septembre 2023. Traduit par Martin Anota



« Quels sont les canaux de transmission de la politique monétaire conventionnelle ? »

« La Fed peut-elle réduire l’inflation sans provoquer de récession ? »

« La Fed a-t-elle souvent réussi à faire atterrir en douceur l'économie américaine ? »

« Une désinflation sans récession ? »

« Comment peut-on expliquer la hausse de l’inflation américaine depuis la pandémie ? »

« Inflation américaine : que nous enseignent les années 1960 ? »

jeudi 10 août 2023

Les dommages du resserrement monétaire commencent à se faire sentir

« Les dernières semaines nous ont donné quatre nouvelles concernant le front de l’inflation. Plus exactement, deux nouvelles et deux non-nouvelles. Commençons avec ces dernières. Ce n’est plus une nouvelle que les banques centrales continuent avec leur stratégie de resserrement monétaire. La Fed et la BCE ont toutes les deux relevé leurs taux d’un quart de point et leurs présidents respectifs, Powell et Lagarde, n’indiquent pas ce qui va se passer en septembre. Ce qui est certain est que, après la neuvième hausse, le taux d’intérêt de la zone euro est à son plus haut niveau depuis 2001, quand la BCE cherchait à soutenir la valeur de la jeune monnaie commune avec des taux d’intérêt.

La seconde non-nouvelle est que l’inflation continue de diminuer à un rythme plus rapide qu’attendu. En France et en Allemagne, l’inflation a rejoint des niveaux relativement faibles (en ce qui concerne la période débutant avec l’invasion de l’Ukraine), tandis qu’elle a été légèrement plus haute qu’attendu en Espagne. Par conséquent, le resserrement monétaire continue, alors même que l’inflation chute. Selon la ligne officielle des banques centrales, c’est une nécessité parce que l’inflation a été "trop longtemps trop haute" et le risque est qu’elle devienne chronique, affectant les anticipations d’inflation et les négociations salariales.

Pas de spirale prix-salaires


Cet argument est extrêmement faible et malheureusement je dois ajouter qu’il n’y a pas le signe de salaires rattrapant l’inflation. L’OCDE l’a confirmé il y a quelques semaines dans son rapport 2023 Employment Outlook, qui inclut un chapitre sur la baisse généralisée des salaires réels (un signe que les salaires nominaux ont moins augmenté que les prix).

Même les anticipations restent sous contrôle. (…) La première nouvelle de la semaine dernière est les résultats de l’enquête trimestrielle des prévisionnistes professionnelles conduite par la BCE. Selon celle-ci, les prévisionnistes professionnels s’attendent à ce que l’inflation retourne à 2 % en 2024 (et à 3 % au dernier trimestre 2023). La BCE, de l’autre côté, continue de croire que l’inflation ne reviendra pas à 2 % avant 2025. Par conséquent, même parmi ceux qui ont soutenu le tournant restrictif de la BCE par le passé, de plus en plus de voix appellent à mettre sur pause la hausse des taux.

Pour l’essentiel, la baisse de l’inflation ne tient pas à la BCE


Les faucons, d’un autre côté, voient le déclin de l’inflation comme une justification des hausses de taux passées et comme plaidant en faveur de nouvelles hausses cet automne. Le raisonnement est que le resserrement fonctionne et doit continuer jusqu’à ce que l’inflation retourne à la cible des 2 %. Malheureusement, ce raisonnement est erroné. La littérature empirique a étudié l’impact des décisions de la banque centrale sur l’économie. Cet impact passe essentiellement via le canal du crédit : la hausse des taux d’intérêt de la banque centrale amène les banques commerciales à relever leurs taux pour les entreprises et ménages désirant emprunter. La hausse du coût du capital entraîne une baisse des dépenses et le refroidissement de l’économie. Le processus n’est pas immédiat. Même s’il est vrai que les taux bancaires réagissent assez rapidement aux décisions de la banque centrale (en particulier pour les hausses de taux), les dépenses sont plus visqueuses. Par exemple, l’investissement est un processus qui prend du temps, souvent des années. Il est improbable que les entreprises abandonnent des projets en cours juste parce que le coût de l’argent a augmenté. Par conséquent, la hausse des taux est transmise avec un certain délai, le temps que les entreprises achèvent les projets d’investissement en cours et décident si elles en lancent de nouveaux. La même chose peut être dite pour l’autre canal de transmission, celui des taux de change. La hausse des taux d’intérêt entraîne une appréciation du taux de change et par conséquent une détérioration des soldes commerciaux, ce qui refroidit l’économie. De nouveau, ce processus n’est pas immédiat parce qu’il y a des contrats à honorer, les habitudes de dépenses ne changent pas immédiatement, et ainsi de suite.

Pour toutes ces raisons, les délais de transmission de la politique monétaire sont mesurés en semestres, voire en années. La littérature est abondante. Une méta-analyse publiée il y a quelques années a essayé de résumer ces constats et rapporte qu’en moyenne cela prend 12 à 18 mois que les effets d’une variation des taux sur l’économie réelle se matérialisent et environ deux ans et demi pour que le processus soit complet. Ces délais sont particulièrement longs pour les pays avec des systèmes financiers plus développés, parce qu’il est plus difficile pour la banque centrale d’influencer la création de crédit par le secteur bancaire. Cela signifie que l’impact du resserrement monétaire qui a débuté début 2022 ne commence à se faire sentir qu’à présent et que les banques centrales ont peu à voir avec la baisse de l’inflation.

Cela nous amène à la dernière nouvelle de la semaine dernière, tirée aussi d’une enquête. Les résultats de la dernière enquête trimestrielle (juillet) de la Bank Lending Survey conduite par la BCE montre, pour le second trimestre consécutif, un déclin abrupt de la demande de crédit par les entreprises (ces dernières, anticipant un ralentissement économique, ne sont pas enclines à emprunter à des taux de plus en plus élevés). Même pour les consommateurs, il y a une contraction du crédit.

En bref, alors que l’inflation a sa propre vie, influencée seulement marginalement par les décisions de la banque centrale, ces décisions nous poussent dans un ralentissement économique, qui se manifeste par de multiples signaux. En Allemagne, l’indice de confiance des entreprises Ifo est à son plus bas niveau depuis l’automne dernier et l’économie stagne après deux trimestres de légère contraction. Les choses ne sont pas meilleures en Italie, même si une récession n’est actuellement pas prévue malgré la croissance négative du deuxième trimestre 2023. Le rapport "Congiuntura Flash" publié par Confindustria le 29 juillet montre un ralentissement de l’économie italienne principalement dû à la faiblesse de la production industrielle et de l’investissement, avec une consommation incertaine et une baisse des exportations. Seulement le secteur des services (en particulier le tourisme) garde l’économie italienne à flot. (...) »

Francesco Saraceno, « The damage of monetary tightening is about to begin », 4 août 2023. Traduit par Martin Anota

mardi 27 juin 2023

Trois vérités inconfortables pour la politique monétaire

« (…) La lutte contre l’inflation est toujours en cours, dans la zone euro et dans une grande partie du reste du monde. L’inflation globale a décliné, mais les composantes les plus visqueuses restent durablement élevées. Les banques centrales doivent continuer de combattre l’inflation, tout en se demandant si (et comment) la stratégie de politique monétaire doit changer dans le futur. Ce n’est, bien sûr, pas une tâche facile.

Je vais évoquer trois vérités inconfortables pour la politique monétaire. La première est que l’inflation prend trop de temps pour revenir à la cible. Cela signifie que les banques centrales, notamment la BCE, doivent rester engagées dans la lutte contre l’inflation malgré les risques d’une plus faible croissance économique. La deuxième vérité inconfortable est que les turbulences financières peuvent générer des tensions entre les objectifs de stabilité des prix et de stabilité financière des banques centrales. Atteindre la "séparation" via des outils additionnels est possible, mais pas garanti. La troisième vérité inconfortable est que, concernant l’avenir, les banques centrales sont susceptibles de connaître davantage de risques haussiers sur l’inflation qu’avant la pandémie. Les stratégies de politique monétaire et l’usage d’outils comme le forward guidance et l’assouplissement quantitatif doivent être en conséquence redéfinis.

Commençons par explorer la première vérité inconfortable : l’inflation prend du temps pour revenir à sa cible.

Vérité inconfortable n° 1 : l’inflation prend trop de temps pour revenir à la cible

GRAPHIQUE 1 Prévisions d’inflation de la BCE et inflation observée (en %)

Gopinath__previsions_d__inflation_de_la_BCE_2021_2022_2023.png

Les prévisionnistes d’inflation ont été optimistes en pensant que l’inflation reviendrait rapidement à sa cible (…). Comme vous le voyez, cela inclut la BCE et le FMI, dont les prévisions sont presque impossibles à distinguer l’une de l’autre (cf. graphiques 1 et 2). Cela me rappelle la fameuse pièce de Samuel Becket, En attendant Godot. Dans la pièce, les personnages et les spectateurs attendent un mystérieux personnage appelé Godot qui n’apparaît jamais. De même, nous attendons toujours la réapparition de la faible inflation. Bien sûr, nous espérons que la vraie vie aura une fin différente de la pièce. Mais pour l’instant, les spectateurs attendent toujours.

GRAPHIQUE 2 Prévisions d’inflation du FMI et inflation observée (en %)

Gopinath__previsions_d__inflation_du_FMI_2021_2022_2023_Sintra.png

Malgré des erreurs de prévision répétées, les marchés restent particulièrement optimistes à l'idée que l’inflation dans la zone euro et dans la plupart des pays développés va revenir relativement vite à proximité des niveaux ciblés. Ces espoirs de désinflation (probablement alimentés par la forte baisse des prix de l’énergie) sous-tendent les anticipations que les taux directeurs vont bientôt baisser, malgré les déclarations des banques centrales qu’elles comptent continuer de les relever. Les enquêtes des analystes de marchés offrent une image similaire et suggèrent que l’inflation est susceptible de baisser sans grandement affecter la croissance. Il est utile de garder en tête qu’il n’y a pas vraiment de précédent historique pour une telle issue.

Laissons de côté les prévisions. Le fait est que l’inflation soit trop forte et reste généralisée dans la zone euro, comme dans d’autres pays. Alors que l’inflation globale a significativement diminué, l’inflation est restée forte dans les services et la date à laquelle on s’attend à ce qu’elle retourne à la cible pourrait davantage reculer.

Pourquoi l’inflation s’est révélée persistante

Alors que les travaux actuels vont éclairer pourquoi l’inflation s’est révélée si visqueuse, divers facteurs sont probablement à l’œuvre et continuent de pousser l’inflation à la hausse.

Premièrement, alors que la BCE a relevé ses taux d’intérêt l’année dernière de 400 points de base (la plus forte hausse de son histoire), l’activité n’a que légèrement diminué. Le taux de chômage est à un niveau historiquement faible. La croissance des salaires a été solide et s’accélère, quoi qu’insuffisamment pour compenser les chutes brutales des salaires réels de ces deux dernières années. La combinaison de tensions sur les marchés du travail et d’un stock toujours solide d’épargne des ménages et de résiduelle demande de rattrapage peut avoir contribué à la résilience de l’activité que nous avons vue jusqu’à présent.

Deuxièmement, malgré la forte hausse du taux directeur, les conditions financières peuvent ne pas être suffisamment resserrées, ce qui empêche la transmission de la politique monétaire. (...) Les taux d’intérêt réels (selon les mesures des anticipations d’inflation basées sur les marchés financiers) sont assez bas et les taux d’intérêt réels à court terme (en utilisant des données relatives aux ménages) sont probablement négatifs.

Enfin, la pandémie a probablement réduit le potentiel de production et la productivité, ce qui contribue aussi à expliquer les pressions à la hausse sur l’inflation.

Ce qui est inquiétant est que la forte inflation soutenue peut changer la dynamique de l’inflation et compliquer la tâche de la désinflation. Etant donné la baisse massive des salaires réels depuis la pandémie, on s’attend à un certain rattrapage des salaires. Toute chose égale par ailleurs, si l’inflation chutait rapidement, les entreprises devraient laisser leurs marges de profit (qui ont explosé ces deux dernières années) baisser et absorber une partie de la hausse attendue du coût du travail. Mais les entreprises peuvent y résister, en particulier si l’économie reste résiliente, tandis que les travailleurs peuvent demander à se faire compenser pour leurs pertes de salaires réels. Une telle dynamique freinerait la réduction de l’inflation, pousserait vers le haut les anticipations d’inflation et augmenterait le risque d’une nouvelle pression sur les coûts ou les ressources (Bernanke et Blanchard, 2023 ; Hansen, Toscani et Zhou, 2023 ; Lorenzoni et Werning, 2023). (...)

La stratégie appropriée

C’est définitivement aux banques centrales d’assurer la stabilité des prix indépendamment de la situation budgétaire. Avec une inflation sous-jacente forte et de substantiels risques haussiers sur l’inflation, des considérations de gestion du risque dans la zone euro suggèrent que la politique monétaire doit continuer de resserrer sa politique monétaire et de rester en territoire restrictif jusqu’à ce que l’inflation sous-jacente soit clairement sur une trajectoire baissière. La BCE (et d’autres banques centrales dans une situation similaire) doit être prête à réagir vigoureusement à de nouvelles pressions inflationnistes ou au signe que l’inflation s’avère plus persistante, même si cela implique de refroidir davantage le marché du travail. Les coûts de la lutte contre l’inflation seront significativement plus élevés si une période prolongée de forte inflation conduit à un relèvement des anticipations d’inflation (…).

Des risques baissiers sur l’inflation peuvent aussi survenir, par exemple, avec l’essoufflement des perturbations des chaînes de valeur et la chute des prix de l’énergie. L’effet du récent resserrement de la politique monétaire fonctionne toujours via le système. Alors que les banques centrales doivent veiller à ne pas assouplir prématurément leur politique monétaire, elles doivent être prêtes à l’ajuster si un chœur d’indicateurs suggère que ces risques baissiers sur l’inflation se matérialisent.

Vérité inconfortable n° 2 : les turbulences financières peuvent générer des tensions entre les objectifs de stabilité des prix et de stabilité financière des banques centrales

Si l’inflation persiste et si les banques centrales doivent resserrer davantage que les marchés financiers ne s’y attendent, les conditions financières légèrement resserrées d’aujourd’hui peuvent donner lieu à une revalorisation des prix d’actifs et à une hausse brutale des spreads de crédit ? Nous avons vu l’année dernière comment, sous certaines circonstances, le resserrement monétaire peut s’accompagner de certaines turbulences financières, notamment en Corée du Sud, au Royaume-Uni et plus récemment aux Etats-Unis.

Pour la zone euro, le resserrement de la politique monétaire peut aussi avoir divers effets régionaux, avec les spreads augmentant davantage dans certains pays très endettés. Des taux d’intérêt plus élevés peuvent aussi amplifier d’autres vulnérabilités associées à l’endettement des ménages et à une grande part des emprunts hypothécaires à taux variable dans certains pays.

Cela m’amène à une deuxième vérité inconfortable : les turbulences financières peuvent générer des tensions entre les objectifs de stabilité des prix et de stabilité financière des banques centrales. Les banques centrales peuvent certes étendre un soutien en liquidité aux banques solvables, mais elles ne sont pas équipées pour gérer les problèmes des emprunteurs insolvables.

La réponse de la politique monétaire à de modestes tensions financières

Si les tensions financières restent modestes, les banques centrales ne devraient pas avoir de grandes difficultés pour atteindre les objectifs de stabilité des prix et de stabilité financière. Si les ménages et les entreprises font face à une hausse des coûts d’emprunt, les banques centrales peuvent réduire leurs taux directeurs pour maintenir la production et l’inflation sur pratiquement la même trajectoire. D’autres outils relativement standards des banques centrales (comme le prêt à la fenêtre d’escompte ou d’autres formes de soutien en liquidité) peuvent aussi aider. Bien sûr, une réduction des taux directeurs, même si elle vise à maintenir les conditions financières pour l’essentiel inchangées, peut être mal interprétée comme un abandon de la lutte contre l’inflation, donc la communication est importante.

Quand les tensions menacent de se traduire en crise systématique

La situation devient bien plus difficile si les tensions financières menacent de se transformer en une crise systémique. La prévention d’une crise peut aller au-delà de ce que les banques centrales peuvent faire seules. Elles peuvent certes étendre leur soutien en liquidité aux banques solvables, mais elles ne peuvent pas soutenir les banques, entreprises ou ménages insolvables. Cela doit être géré par les gouvernements et peut nécessiter d’amples ressources budgétaires. Et les banques centrales peuvent difficilement atténuer les tensions sur les agents non bancaires au vu des difficultés qu’il y a à évaluer la solvabilité et les risques de politique économique qu’il y a à choisir les gagnants et les perdants.

Des interventions énergiques et menées en temps opportun adossées au soutien budgétaire nécessaire peuvent permettre à la politique monétaire de se focaliser sur la stabilité des prix, comme ce fut le cas durant les récents épisodes de tensions. Cette séparation est clairement l’issue la plus désirable. Mais quand les gouvernements manquent de marge de manœuvre budgétaire ou de soutien politique pour répondre au problème, les banques centrales peuvent avoir à ajuster leur fonction de réaction de politique monétaire pour prendre en compte les tensions financières. Alors que les banques centrales ne doivent jamais perdre de vue leur engagement à la stabilité des prix, elles peuvent tolérer un retour quelque peu plus lent à la cible d’inflation pour éviter les tensions systémiques. Même ainsi, la barre doit être placée haut. Un tel changement de la fonction de réaction pourrait laisser la banque centrale "derrière la courbe" (behind the curve) dans la lutte contre l’inflation, comme par exemple lorsque la Réserve fédérale décida d’assouplir sa politique monétaire au milieu des années 1960 de crainte qu’il y ait un effondrement du crédit, alors même que les pressions d’inflation étaient substantielles.

Pour le dire simplement, alors que la séparation est en principe atteignable, il est difficile de l’atteindre en pratique et elle ne doit pas être tenue comme garantie.

Vérité inconfortable n° 3 : les banques centrales sont susceptibles de connaître davantage de risques haussiers sur l’inflation qu’avant la pandémie

Cela m’amène à la troisième vérité inconfortable : les banques centrales sont susceptibles de connaître davantage de risques haussiers sur l’inflation qu’avant la pandémie. Les stratégies de politique monétaire et l’usage d’outils comme le forward guidance et l’assouplissement quantitatif doivent être redéfinis en conséquence.

Les stratégies de politique monétaire mises en œuvre dans la période consécutive à la crise financière mondiale par la BCE et d’autres banques centrales majeures se sont focalisées sur le soutien de l’activité et d’une inflation trop faible quand la borne inférieure effective semblait être une contrainte pressante. On ne pensait guère que l’inflation pouvait dépasser durablement la cible au vu de l’apparente horizontalité de la courbe de Phillips ou que les banques centrales feraient face à un arbitrage significatif pour répondre aux chocs d’offre. Des considérations de gestion des risques se sont inclinées vers les risques baissiers sur l’activité et l’inflation.

Davantage de risques haussiers sur l’inflation

Concernant l’avenir, les banques centrales sont susceptibles de faire face à davantage de risques haussiers sur l’inflation qu’avant la pandémie pour deux ensembles de raisons. Certains de ces risques haussiers reflètent des changements structurels affectant l’offre globale (accentués par la pandémie et la guerre en Ukraine) et qui peuvent entraîner des chocs plus amples et plus persistants. En outre, nous avons aussi appris que la courbe de Phillips n’est pas plate de façon assurée.

En ce qui concerne les changements structurels, il y a un risque substantiel que des chocs d’offre plus volatils de l’ère pandémique persistent. Malgré un assouplissement considérable des pressions sur l’offre liées à la pandémie, la restructuration des chaînes de valeur internationales qui a été intensifiée par la pandémie et la guerre, couplée avec la fragmentation géoéconomique, peut aussi provoquer des perturbations sur l’offre mondiale. Plusieurs pays se tournent vers des politiques introverties, qui accroissent les coûts de production et, ironiquement, rendent les pays moins résilients et davantage exposés aux chocs d’offre. (…) Le nombre de nouvelles restrictions dans le commerce et les investissements directs à l’étranger imposés sur les pays de l’UE a augmenté durant la pandémie. Les pays de l’UE ont aussi accru leurs propres restrictions sur les échanges et IDE entrants.

Les risques associés au changement climatique et à la transition climatique sont aussi susceptibles d’amplifier les fluctuations à court terme de l’inflation et de la production. Les retards dans la réalisation des objectifs de l’Accord de Paris augmentent le risque d’une transition désordonnée et de sérieuses perturbations dans l’offre d’énergie, ce qui peut alimenter fortement l’inflation et confronter les banques centrales à des arbitrages plus difficiles.

GRAPHIQUE Déviation du PIB et de l'inflation sous-jacente des pays développés par rapport à leur tendance
Gopinath__deviation_PIB_inflation_sous-jacente_par_rapport_a_la_tendance__courbe_de_Phillips.png

La pandémie nous en a aussi appris à propos de la courbe de Phillips. Les données empiriques montrent que des non-linéarités peuvent être prononcées à des niveaux élevés d’utilisation des ressources, si bien que l’inflation se révèle plus sensible aux pressions sur les ressources (Ball, Leigh et Mishra, 2022). Des difficultés dans la mesure du degré d’utilisation des capacités compliquent aussi la tâche des responsables politiques à jauger à partir de quel point les pressions inflationnistes vont escalader.

Les implications pour la stratégie de politique monétaire

Ces points suggèrent qu’en ce qui concerne la stratégie de politique monétaire, il sera important d’être plus prudent lorsqu’il s’agit de "voir au-delà" (looking through) les chocs d’offre. Les banques centrales peuvent devoir réagir plus agressivement si les chocs d’offre sont généralisés et affectent des secteurs clés de l’économie ou si l’inflation est déjà supérieure à la cible, auquel cas les anticipations sont davantage susceptibles de ne plus être ancrées. Elles peuvent aussi avoir à réagir plus agressivement dans une économie robuste dans laquelle les producteurs peuvent répercuter les hausses de leurs coûts et les travailleurs sont moins susceptibles d’accepter des baisses de salaires réels. Et elles doivent savoir si les chocs sont principalement provoqués du côté de l’offre ou alimentés par une forte demande.

Alors que nous ne focalisons à présent sur la forte inflation, ce que nous avons appris à propos de la courbe de Phillips a aussi d’importantes implications pour la réponse de la politique monétaire aux futures périodes d’inflation inférieure à la cible. Certains raffinements peuvent être nécessaires aux stratégies de taux "plus faibles plus longtemps" (lower-for-longer) qui ont été largement utilisées après la crise financière mondiale, qui impliquent typiquement de maintenir les taux directeurs à la borne inférieure effective jusqu’à ce que l’inflation atteigne ou dépasse sa cible. De telles stratégies peuvent toujours être désirables dans certaines conditions, en particulier pour une économie en profonde récession et faisant face à une inflation chroniquement faible.

Mais l’expérience pandémique suggère que les responsables politiques doivent être plus prudents en calibrant la politique monétaire pour générer une chute durable du taux de chômage en-dessous du taux naturel U* quand l’inflation se maintient légèrement en-dessous de la cible (disons entre 1,5 et 2 % par exemple). Et il peut être justifié de resserrer de façon préventive la politique monétaire dans ces conditions si les pressions sur les ressources semblent fortes et qu’il y a un risque tangible que de nouveaux chocs (tels qu’une relance budgétaire) puissent pousser l’économie à la surchauffe. En procédant plus graduellement au resserrement monétaire, une approche préventive réduirait aussi les risques de stabilité financière susceptibles d’accompagner une sortie rapide des faibles taux d’intérêt (la deuxième vérité inconfortable). (...) »

Gita Gopinath, « Three uncomfortable truths for monetary policy », discours prononcé à la conférence de Sintra, le 26 juin 2023. Traduit par Martin Anota

mardi 11 avril 2023

Transmission de la politique monétaire : quelle vitesse ? quels effets ?

« Savoir combien de temps prend la politique monétaire pour affecter la production et l’inflation est central pour les délibérations relatives à la politique économique. La littérature n’a pas encore abouti à un consensus, mais plusieurs facteurs façonnant les effets ont été identifiés. La crédibilité de la banque centrale et la flexibilité du taux hypothécaire augmentent la vitesse de transmission. D’autres facteurs, tels que le développement financiers et les politiques budgétaires (non coordonnées) compensatrices la réduisent. Avec le resserrement synchronisé en cours, il est possible que la réponse de la production et des prix soit plus rapide.

La vitesse de transmission

Un passage en revue des études relatives aux Etats-Unis et à la zone euro suggère que les estimations du calendrier de la transmission de la politique monétaire à la production varient entre les effets quasi-immédiats et un délai d’environ trois trimestres. Au-delà, la production revient habituellement à son niveau initial dans les deux à trois ans, bien que des effets plus persistants puissent survenir. Les estimations du délai de transmission de la politique monétaire aux prix varient également. Les estimations les plus hautes indiquent un délai de 1,5 à 2,5 ans. Ce délai peut s’expliquer par l’ajustement échelonné des prix des entreprises ou par des frictions informationnelles qui font qu'il est difficile de distinguer les purs chocs monétaires de l’information en termes de perspectives que les banques centrales donnent durant leurs annonces de politique monétaire. Parmi les études donnant les estimations les plus basses, celles qui prennent en compte la composante informationnelle concluent que les prix déclinent immédiatement suite aux chocs monétaires. La réponse immédiate découle de l’appréciation du taux de change et des changements dans les anticipations d’inflation. En outre, on constate que les variables macroéconomiques réagissent plus vite au forward guidance, puisque ce dernier signale un changement plus durable dans les conditions financières.

L’hétérogénéité des effets entre les pays

Une méta-analyse de 67 études couvrant 30 économistes différentes (Havranek et Rusnak, 2013) constate que l’effet d’un resserrement sur les prix en moyenne trois ans pour atteindre son creux, avec une vaste gamme. Les prix dans les pays développés prennent environ deux fois le temps nécessaire dans les pays émergents et en développement. Plusieurs facteurs spécifiques aux pays peuvent affecter les canaux de transmission de la politique monétaire, façonnant par ce biais la vitesse et force de la transmission.

  • Le développement financier affecte le canal du crédit. Les systèmes financiers fournissent davantage d’opportunités pour se couvrir contre les surprises monétaires dans les pays développées, retardant l’impact d’un ajustement de politique monétaire (Havranek et Rusnak, 2013). En outre, des secteurs financiers plus concurrentiels présentent une transmission des taux d’intérêt plus rapide et plus complète (Georgiadis, 2014). (…)

  • Les frictions financières affectent le canal de l’investissement et la réallocation du capital. La sensibilité de l’investissement des entreprises à la politique monétaire est plus forte pour les entreprises les moins liquides, puisqu’elle augmente leurs coûts d’émission de dette à taux fixe (Jeenas, 2019) ; pour les entreprises les plus jeunes qui ne versent pas de dividendes, puisque leurs financements externes sont très exposés aux fluctuations de la valeur des actifs (Cloyne et alii) ; pour les entreprises les moins risquées, puisque leur coût marginal de financement de l’investissement est plus aplati que pour les entreprises très risquées (Ottonello et Winberry, 2020) ; et pour les entreprises avec une productivité marginale du capital élevée, puisqu’elles sont financièrement contraintes (González et alii, 2022 ; Albrizio, González et Khametshin, 2023). Globalement, suite à un resserrement monétaire, l’investissement décline davantage dans les pays avec de fortes frictions financières, la mauvaise allocation du capital s’accentue et la productivité décline.

  • La crédibilité de la banque centrale et l’efficacité de sa communication affectent le canal des anticipations et le canal du taux de change. Quand les anticipations d’inflation sont bien ancrées et que la banque centrale jouit d’une forte indépendance, la politique monétaire est plus efficace pour restaurer la stabilité des prix avec un moindre coût en termes de production (Bems et alii, 2020). Inversement, si les anticipations se fondent davantage sur l’expérience passée, comme dans les pays émergents et en développement, une plus forte réaction de la politique monétaire pour réancrer les anticipations s’avère nécessaire (Alvarez et Dizioli, 2023) et la transmission du taux de change aux prix à la consommation sera plus forte (Carrière-Swallow et alii, 2021).

  • Le patrimoine des ménages et la répartition du revenu façonnent les canaux de la consommation et de l’épargne. Les ménages avec un crédit hypothécaire sont les plus sensibles à un resserrement de la politique monétaire, dans la mesure où ils réduisent leurs dépenses sur les biens durables (Cloyne, Ferreira et Surico, 2020). (…) Enfin, les ménages à haut revenu réduisent davantage leurs dépenses que les ménages à bas revenu, peut-être en raison de contraintes d’endettement moins fortes ou de plus forts effets de substitution intertemporelle enclenchés par la hausse des taux d’intérêt (Grigoli et Sandri, 2022).


Les rigidités nominales affectent de plusieurs façons l’effet de la politique monétaire sur la production. De plus grandes rigidités salariales amplifient l’effet sur la production (Olivei et Tenreyro, 2010). Inversement, les rigidités sur le taux hypothécaire atténuent cet effet, en réduisant la sensibilité de l’investissement résidentiel (Calza, Monacelli et Stracca, 2013) et la sensibilité des défauts, des prix de l’immobilier, des achats de voitures et de l’emploi (Di Maggio et alii, 2017) aux variations du taux d’intérêt. Par conséquent, une large part des prêts hypothécaires à taux ajustable, plus communs dans les pays émergents et en développement (Cerutti et alii, 2016), amplifient l’effet récessif d’un resserrement monétaire sur la production.

Les effets asymétriques

Les effets de la politique monétaire sur la production et l’inflation peuvent être asymétriques selon la conjoncture. Certains éléments empiriques suggèrent que l’assouplissement monétaire a de larges effets sur les prix, mais de faibles effets sur l’activité réelle, tandis que le resserrement monétaire a de larges effets sur la production, en particulier durant les booms, mais de faibles effets sur les prix (Barnichon et Matthes, 2018 ; Angrist, Jordà et Kuersteiner, 2018 ; Forni et alii, 2020 ; Tenreyro et Thwaites, 2016). Ces effets asymétriques peuvent s’expliquer par la présence de rigidités nominales à la baisse (Forni et alii, 2020) ; par l’interaction avec la politique budgétaire, qui atténue l’effet de la politique monétaire lors des récessions, mais le renforce lors des expansions (Tenreyro et Thwaites, 2016) ; ou par les changements dans le comportement des entreprises en matière de fixation des prix quand l’inflation augmente (Alvarez, Lippi et Paciello, 2011 ; Nakamura et Steinsson, 2008 ; Albagli, Grigoli et Luttini, 2023). Finalement, un resserrement synchronisé entre les pays peut contrer les chocs mondiaux, tels que les explosions mondiales des prix des produits de base. La synchronisation parmi les importateurs d’énergies réduit effectivement la demande mondiale d’énergie, donc réduit plus rapidement l’inflation (Auclert et alii, 2022).

Globalement, avec le resserrement monétaire mondial exceptionnellement synchronisé que l’on connaît aujourd’hui, accompagné d’un retrait généralisé du soutien budgétaire, une hausse brutale des taux hypothécaires et des conditions financières très sensibles aux nouvelles en matière de politique économique, on peut observer un délai de transmission plus rapide que par le passé dans plusieurs pays. (…) »

Silvia Albrizio & Francesco Grigoli, « Monetary policy: Speed of transmission, heterogeneity, and asymmetries », in FMI, World Economic Outlook, avril 2023, pp. 25-26. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Quels sont les canaux de transmission de la politique monétaire conventionnelle ? »

« Quelle est l’efficacité de l’assouplissement quantitatif ? »

« Le bilan des banques centrales et l’économie »

« Quels sont les effets de la politique monétaire à long terme ? »

« La Fed a-t-elle souvent réussi à faire atterrir en douceur l'économie américaine ? »

« La politique monétaire accommodante alimente-t-elle l’instabilité financière ? »

- page 1 de 23