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Finance internationale

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dimanche 29 mai 2022

Préparez-vous aux guerres de devises inversées !

« La valeur du dollar américain a augmenté de 14 % vis-à-vis de l’euro depuis un an, lorsqu’il était de 1,21 dollars pour un euro. A 1,05 dollar pour un euro, il approche une parité de un pour un pour la première fois. Si vous pensez que les prix en dollars du pétrole et des autres produits de base sont aujourd’hui élevés, vous devriez voir ce qu’ils coûtent en euros ! Préparez-vous à des "guerres de devises inversées".

Les guerres de devises étaient habituellement caractérisées par des pays se sentant lésés par des partenaires commerciaux poursuivant délibérément des politiques pour affaiblir leur devise. On craignait que l’objectif était de gagner un avantage injuste dans les échanges internationaux. Originellement, l’expression "guerres de devises" était une description colorée de ce que les économistes internationaux ont longtemps qualifié de "dévaluations compétitives" ou, quand les taux de change flottent, de "dépréciations compétitives".

Une guerre de devises inversée est alors la situation symétrique de l’"appréciation compétitive", dans laquelle les pays qui se sentent lésés par leurs partenaires à l’échange poursuivent délibérément des politiques pour renforcer la valeur de leurs devises. L’objectif serait de faire pression à la baisse sur leurs indices des prix.

La dépréciation compétitive survient dans un contexte où les principaux objectifs macroéconomiques de chacun, en plus de la maximisation de la croissance du PIB et de l’emploi, incluent aussi la stimulation de leurs soldes commerciaux. Cela décrit généralement l’économie mondiale ces dernières décennies. L’appréciation compétitive survient dans un contexte où les principaux objectifs macroéconomiques, en plus de la maximisation de la croissance, incluent aussi la désinflation, c’est-à-dire la réduction de leurs taux d’inflation (sans nuire à la croissance, dans la mesure du possible). Ce contexte peut décrire la période qui a commencé en 2021, quand l’inflation est redevenue un problème sérieux dans la plupart des pays. Le problème de l’inflation mondiale, un retour aux années 1970, est susceptible de durer un certain temps.

Dans les deux cas, celui de la dépréciation compétitive et celui de l’appréciation compétitive, il est bien sûr impossible que chacun atteigne son but, parce qu’il est par définition impossible pour les deux de bouger leur taux de change dans le même sens. Les deux cas représentent des circonstances qui sont souvent perçues comme un manque de coopération internationale pour atteindre la stabilité des taux de change, menant parfois certains à appeler à un nouveau Bretton Woods.

En créant le FMI, l’accord de Bretton Woods en 1944 cherchait à éviter que les dévaluations compétitives des années 1930 se répètent. Amendant en 1973 cet accord initial, l’Article IV(1) iii interdit aux pays de "manipuler les taux de change… pour gagner un avantage injuste sur les autres membres".

Les Etats-Unis ont été assez rapides pour prétendre que d’autres devises sont injustement sous-évaluées. Depuis 1988, le Congrès a exigé du Trésor qu’il lui envoie des rapports semi-annuels pour savoir si les principaux partenaires à l’échange manipulent leur devise. La Chine et d’autres pays asiatiques sont les cibles les plus fréquentes, mais la Suisse a aussi été suspectée, bien que le franc suisse soit de loin la grande monnaie la plus chère au monde selon d’autres critères.

En février 2013, le Trésor américain a obtenu un accord parmi les pays du G7 pour qu’ils se retiennent de prendre des mesures pour déprécier leur devise. L’accord de 2013 est peu connu ; mais il a fonctionné, dans le sens où les membres au cours de la décennie suivante se sont retenus d’intervenir pour vendre leur propre devise sur le marché des changes étrangers.

La Chine, qui n’est pas un membre du G7, intervient. Mais depuis 2014, elle est intervenue pour contenir la dépréciation du renminbi, pas pour l’encourager.

L’expression "guerres de devises" a été forgée par les dirigeants brésiliens en 2010 lorsqu’ils se plaignirent des politiques monétaires des Etats-Unis, du Japon et d’autres pays. Il n’était pas question cette fois-ci sur la dévaluation explicite du dollar ou du yen, ni même sur une intervention sur le marché des changes étrangers pour pousser le prix de ces devises à la baisse. La Fed, la Banque du Japon et d’autres banques centrales étaient accusées d’avoir adopté des politiques monétaires excessivement accommodantes, en commençant par réduire leurs taux d’intérêt à zéro et en allant ensuite plus loin avec l’assouplissement quantitatif, ce qui avait l’intention délibérée de déprécier leurs devises, stimulant leurs exportations nettes et exportant leur chômage à leurs voisins.

De même, personne n’accuse aujourd’hui les autorités américaines d’utiliser l’intervention de changes étrangers pour renforcer le dollar. L’idée en 2022 est plutôt que la trajectoire haussière du taux d’intérêt de la Fed attire un afflux de capitaux et apprécie le dollar. Donc, une perspective alternative sur les guerres de devises inversées est que (dans l’équilibre non coopératif d’aujourd’hui), la Fed pousse les taux d’intérêt internationaux à la hausse, ce qui pèse sur la croissance mondiale.

Il y a un énorme précédent historique pour des craintes de dévaluation compétitive, à savoir les années 1930, quand les grandes puissances ont dévalué vis-à-vis de l’or et par conséquent vis-à-vis les unes des autres. Y a-t-il un précédent historique pour une appréciation compétitive ?

Il a été affirmé que le début des années 1980 constituait un tel exemple. Quand la Fed, sous la présidence de Paul Volcker, a brutalement relevé les taux d’intérêt pour combattre l’inflation, elle savait qu’elle serait aidée par une appréciation du dollar. Mais la dépréciation correspondante des devises des partenaires à l’échange a aggravé leurs taux d’inflation et les a forcés à relever également leurs taux de change. La crainte était que le monde finisse avec des taux à un niveau supérieur à celui désiré. Les accords du Plaza en 1985 pour dévaluer le dollar ont mis un terme à cette période d’appréciation compétitive.

Aujourd’hui, les victimes les plus probables d’un renforcement du dollar ne sont pas d’autres grands pays développés, mais plutôt les pays émergents et en développement. Beaucoup d’entre eux ont une importante dette libellée en dollar (exacerbée par les dépenses publiques nécessaires pour combattre la pandémie en 2020-2021). Quand le dollar s’apprécie, le coût du service de leur dette augmente en termes de leur propre devise. Cet "effet de bilan" est récessif pour l’économie. La combinaison de taux d’intérêt croissants et d’une appréciation du dollar peut déclencher des crises de la dette, comme ce fut le cas au Mexique en 1982 et en 1994.

Toutes les craintes suscitées par l’appréciation compétitive ne sont pas justifiées (tout comme toutes les craintes suscitées par la dépréciation compétitive par le passé n’ont pas été justifiées), ni ne méritent une réforme du système monétaire international. A la différence de la plupart des banques centrales, la Banque du Japon a gardé une politique monétaire très accommodante jusqu’en 2022, dans une tentative continue visant à stimuler l’inflation, qui est actuellement de 1 % par an, en-deçà de la cible de 2 %. Ses taux d’intérêt sont toujours inférieurs à zéro (- 0,1 % pour le taux directeur). C’est à un instant où les Etats-Unis augmentent leurs taux d’intérêt pour tenter de réduire leur inflation. Comme on pouvait le prédire de l’accroissement du différentiel d’intérêt entre les Etats-Unis et le Japon, le yen s’est déprécié de 14 % depuis un an vis-à-vis du dollar, en passant de 109 yens pour un dollar en mai 2021 à 126 yens pour un dollar.

Est-ce que cette variation du taux de change est un problème ? Pas vraiment, en net. Cette variation pousse à la hausse l’inflation japonaise, au même instant qu’elle pousse à la baisse l’inflation américaine. C’est ce que les deux pays veulent, étant donné leurs positions cycliques actuelles respectives. A cette aune, le flottement des devises permet à chaque pays de poursuivre la politique monétaire adapté à leur propre situation. »

Jeffrey Frankel, « Get ready for ‘reverse currency wars' », in Econbrowser (blog), 28 mai 2022. Traduit par Martin Anota



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« Guerres de devises, coordination internationale et contrôles de capitaux »

« Déséquilibres mondiaux et guerres de devises à la borne inférieure zéro »

« Les Accords du Plaza, 30 ans après »

samedi 16 avril 2022

Pourquoi le dollar domine

« Le dollar américain est-il sur le point de perdre le rôle singulièrement dominant qu’il joue dans le système financier mondial ? Je n’ai cessé d'entendre des gens se poser cette question tout au long de ma carrière professionnelle. Sérieusement : j’ai publié mon premier article sur le sujet en 1980. Beaucoup de choses ont changé dans le monde depuis que je l’ai écrit, notamment la création de l’euro et l’essor de la Chine. Pourtant la réponse reste la même : probablement pas. Pour différentes raisons (la fragmentation politique en Europe, le caprice autocratique en Chine), ni l’euro, ni le yuan ne sont une alternative plausible au dollar. Même si la domination du dollar s’érode, cela n’aura pas beaucoup d’importance.

Qu’entend-on par domination du dollar ? Les économistes assignent traditionnellement trois rôles à la monnaie. C’est un intermédiaire des échanges : je ne vais pas faire des conférences d’économie pour payer mes achats dans les épiceries, par contre je vais être payé en dollars pour mes conférences et je vais utiliser ces dollars pour acheter de la nourriture. C’est une réserve de valeur : je vais garder des dollars dans mon portefeuille et sur mon compte en banque. Et c’est une unité de compte : les salaires sont fixés en dollars, les prix dans fixés en dollars, les remboursements de dette sont spécifiés en dollars.

Plusieurs devises peuvent jouer ces rôles dans les affaires domestiques. Le dollar est spécial parce qu’il joue un rôle disproportionné dans les transactions internationales. C’est l'intermédiaire des échanges parmi les devises : quelqu’un qui désire convertir des bolivianos boliviens contre des ringgits malaisiens va vendre des bolivianos pour obtenir des dollars, dollars qu’il utilisera ensuite pour acheter des ringgits. C’est une réserve de valeur mondiale : beaucoup de gens autour du monde détiennent des comptes en banque libellés en dollar. Et c’est une unité de compte internationale : le prix de plusieurs biens faits en-dehors des Etats-Unis est libellé en dollars ; plusieurs obligations internationales promettent un remboursement en dollars.

Comment peut-on expliquer que cette domination se maintienne alors même que l’économie américaine n’a plus la place qu’elle détenait au cours des deux décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale ? La réponse est qu’il y a des boucles rétroactives qui se renforcent mutuellement et qui font que les gens utilisent le dollar parce que d’autres gens utilisent le dollar.

Dans mon vieil article de 1980, je m’étais focalisé sur la taille et la densité des marchés. Il y a bien plus de gens voulant échanger des bolivianos ou des ringgits pour des dollars qu’il n’y a de gens voulant échanger des bolivianos pour des ringgits, donc il est bien plus facile et moins cher de faire des transactions bolivianos-ringgits indirectement, en utilisant le dollar comme "véhicule" que d’essayer de faire des transactions directement. Mais toutes ces transactions indirectes rendent les marchés du dollar encore plus gros, renforçant l’avantage de la devise.

Gita Gopinath, la première directrice générale adjointe du FMI, et Jeremy Stein, un professeur d’économie à Harvard, ont décrit une autre boucle rétroactive impliquant la fixation des prix. Parce que plusieurs biens sont vendus à des prix fixés en dollars, les actifs en dollars ont un pouvoir d’achat relativement prévisible ; cela renforce la demande pour ces actifs, ce qui rend moins coûteux d’emprunter en dollars que dans d’autres devises. Et un emprunt en dollars bon marché incite les entreprises à limiter leurs risques en fixant leurs prix en dollars, renforçant l’avantage du dollar.

Donc qu’est-ce qui pourrait déloger le dollar de sa position spéciale ? Il n’y a pas très longtemps l’euro semblait constituer une alternative plausible : l’économie de la zone euro est énorme, tout comme ses marchés financiers. Par conséquent, beaucoup de gens en-dehors de la zone euro détiennent des actifs libellés en euros et, lorsqu’ils vendent en Europe, ils fixent des prix en euros. Mais l’un des avantages qui restent pour les Etats-Unis est la taille de ses marchés obligataires et la liquidité (la facilité pour acheter ou vendre) que ces marchés fournissent. Jusqu’à sa crise de la dette souveraine en 2010, l’Europe semblait avoir un marché obligataire aussi large, puisque les obligations en euros émises par différents gouvernements semblaient interchangeables et toutes avaient le même taux d’intérêt. Depuis lors, cependant, les craintes d’un défaut souverain ont entraîné une divergence des rendements :

GRAPHIQUE 1 Taux d'intérêt sur les obligations publiques à dix ans de l'Allemagne et de l'Italie (en %)

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source : FRED (2022)

Cela signifie qu’il n’y a pas de marché obligataire en euros : il y a un marché allemand, un marché italien et ainsi de suite et aucun d’entre eux n’est de la même taille que le marché américain.

Que dire à propos de la Chine ? La Chine est un grand acteur dans le commerce international, si bien que vous pourriez penser que beaucoup de gens aimeraient détenir beaucoup d’actifs en yuans. Mais c’est aussi une autocratie avec une propension à des politiques erratiques (notamment comme on l’a vu récemment avec son rejet des vaccins occidentaux contre la Covid-19 et son adhésion persistante à une stratégie insoutenable de confinements désastreux). Qui veut exposer sa richesse aux coups de tête d’un dictateur ?

Et oui, les Etats-Unis ont d’une certaine façon transformé le dollar en arme contre Vladimir Poutine, mais ce n’est pas le genre d’action que nous nous attendons à voir devenir habituelle.

En conséquence, la domination du dollar semble encore assurée, à moins que les Etats-Unis finissent par être gouvernés par un autocratique erratique, ce qui, je le crains, est une possibilité réelle dans un avenir assez proche.

Mais il y a tout du même une chose : même si j’ai tort et que le dollar perd sa domination, cela ne ferait guère de différence. Qu’est-ce que les Etats-Unis gagnent du rôle spécial du dollar après tout ? J’ai souvent lu que la capacité des Etats-Unis à refiler de nouveaux dollars au reste du monde lui permettait de générer des déficits commerciaux persistants. Tournons-nous vers l’Australie :

GRAPHIQUE 2 Solde du compte courant des Etats-Unis et de l'Australie (en % du PIB)

Paul_Krugman__solde_compte_courant_Etats-Unis_Australie.png

Les Etats-Unis peuvent être capables d’emprunter à des coûts plus faibles, grâce au rôle spécial du dollar et nous obtenons ce qui représente un prêt à intérêts nuls de tous les gens détenant du dollar (essentiellement des billets de 100 dollars) en-dehors du pays. Mais ce sont des avantages négligeables pour une économie représentant 24.000 milliards de dollars.

Donc la domination mondiale du dollar est sur le point d’être remise en cause ? Probablement pas. Et la vérité est que cela n’importe pas vraiment. »

Paul Krugman, « Why the dollar dominates », 15 avril 2022. Traduit par Martin Anota



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« La géographie des régimes de change en ce début de vingt-et-unième siècle »

« Le système de change en ce début de vingt-et-unième siècle »

« La discrète érosion de la suprématie du dollar »

« Pourquoi l’euro ne fait-il pas le poids ? »

lundi 12 avril 2021

Les contributions de Mundell à l'économie



« La phrase par laquelle débute l’article que Robert Mundell publia en 1963 ,"Capital mobility and stabilization policy under fixed and flexible exchange rates", l’un des deux articles les plus influents qu’il ait publiés à la fin des années cinquante et au début des années soixante, est bien curieuse : "Le monde est toujours une économie fermée, mais ses régions et pays s’ouvrent de plus en plus". "Toujours" ? Mundell s’imaginait-il un avenir avec un commerce interplanétaire, en raison duquel le monde dans son ensemble ne serait plus une économie fermée ? Bon, il est probable que non, mais s’il l’avait imaginé, cela n’aurait pas été surprenant de sa part. Mundell, qui disparut le 4 avril, était un économiste en avance sur son temps.

Ces papiers séminaux ont été écrits à une époque où une grande partie des restrictions imposées sur les transactions internationales durant la Grande Dépression et la Seconde Guerre mondiale était toujours en place. Au Royaume-Uni, les contrôles de changes furent maintenus jusqu’à l’arrivée de Margaret Thatcher au pouvoir ; la France n’abolit pas ses contrôles des capitaux avant 1989. Pourtant, dans ces articles, Mundell envisagea un monde avec une forte mobilité des capitaux et peut-être d’autres facteurs de production ; en effet, son article sur la politique de stabilisation fait l’hypothèse stratégique d’une mobilité parfaite des capitaux, ces derniers se déplaçant instantanément d'un pays à l'autre de façon à égaliser les taux de rendements entre pays. Et au cours des décennies qui suivirent, à mesure que les flux de capitaux s’accrurent et que les taux de change fixes furent abandonnées, le travail de Mundell constitua un guide essentiel.

Dans ce qui suit, j’essaie d’expliquer la contribution de Mundell à la pensée économique et à la politique économique.

Précisons d’emblée que la trajectoire des idées de Mundell complique ce projet. L’essentiel de son influence sur les économistes provient d’une poignée de brillants articles qu’il écrit dans sa jeunesse ; l’essentiel de sa notoriété publique provient d’analyses qu’il produisit ultérieurement dans sa carrière et qui entrent en conflit avec ses premiers travaux. Certes, les grands économistes changent souvent d’opinion au cours du temps, à mesure qu’ils acquièrent de nouvelles informations. Mundell, cependant, a entièrement changé de style intellectuel : si vous lisiez le discours qu’il prononça lors de la remise de son prix Nobel sans savoir qui l’a écrit, vous ne devineriez jamais qu’il s’agit du même homme qui conçut ces fabuleux petits modèles plusieurs décennies plus tôt.

Commençons par ces modèles, qui restent la fondation de la macroéconomie internationale moderne.

Loonie tunes


Quand Mundell reçut le prix Nobel, j’avais noté, comme d’autres économistes, que son travail le plus influent semblait avoir été inspiré par l’expérience canadienne. Avec le recul, il apparaît que j’ai sous-estimé cette influence : le modèle canadien a probablement inspiré chacune des trois contributions clés de Mundell à la macroéconomie internationale.

Comme je l’ai déjà souligné, à la fin des années cinquante et au début des années soixante, les mouvements des capitaux étaient en général soumis à d’importants contrôles. Pourtant, Mundell jugea utile de réfléchir à un monde où les capitaux seraient parfaitement mobiles, en partie pour la clarté analytique, mais aussi parce que cela offrit "un stéréotype vers lequel les relations financières internationales semblent aller". Et le Canada, "dont les marchés financiers sont dominés à un degré élevé par le vaste marché de New York", suggéra-t-il, avait déjà un pied dans ce monde. Il semble justifié, alors, de penser que l’expérience canadienne a contribué à ce que Mundell se focalise très vite sur le rôle de la mobilité des capitaux et, plus largement, de la mobilité des facteurs en économie internationale. Cette focalisation était déjà apparente dans l'article qu'il publia en 1957, "International trade and factor mobility", un article toujours populaire affirmant que le commerce peut se substituer aux mouvements des facteurs et réciproquement.

L’ouverture aux mouvements des capitaux n’était pas la seule singularité du Canada. Dans un monde de taux de change fixes mais ajustables, il s’est singularisé en passant une grande partie du temps en laissant le loonie (le dollar canadien) flotter librement, quelque chose qu’il devait faire s’il voulait avoir une politique monétaire indépendante. Cette expérience canadienne contribue certainement à expliquer pourquoi Mundell s’est focalisé très tôt sur la politique macroéconomique dans un régime de change flottant, chose qui était de l’ordre de la spéculation universitaire pour la majorité des pays à l’époque, mais qui était déjà la réalité pour son pays. Et la décision du Canada de laisser flotter le loonie offrit aussi un exemple concret de la trinité impossible (ou triangle des incompatibilités) impliqué par son article de 1962 : un pays ne peut avoir simultanément une libre circulation des capitaux, une fixité du taux de change et une politique monétaire efficace ; il ne peut choisir que deux options sur les trois.

Il y a aussi une autre chose à propos du pays de Mundell qui lui est spécifique : une géographie économique très inhabituelle. Bien que le territoire du Canada soit immense, son climat fait que l’essentiel de sa population vit dans une bande étroite, mais très longue, juste au nord de la frontière avec les Etats-Unis ; les villes de Vancouver et de Toronto sont séparées par 2.000 miles. Le Canada est en effet plus proche des Etats-Unis que de lui-même. La géographie canadienne a clairement influencé la vision de Mundell dans l’article de 1961 qui rivalise son article sur la politique de stabilisation en termes d’influence, "A theory of optimum currency areas". Il s’inquiétait à l’idée qu’un taux de change flexible ne conviendrait pas au Canada, parce que les bases économiques du pays à l’est et à l’ouest étaient très différentes et parce qu’elles ne constituaient pas, affirma-t-il, un marché du travail unifié. Cela mena naturellement à l’idée que la mobilité des facteurs est un déterminant clé pour savoir si des pays doivent avoir leur propre devise ou laisser leur devise flotter.

Donc, Mundell a en effet utilisé l’expérience canadienne pour motiver ses questions à propos de la façon par laquelle la macroéconomie en économie ouverte fonctionnerait dans un monde où les marchés étaient ouverts. Qu’avons-nous appris de ses réponses ?

La macroéconomie en économie ouverte


L’article de 1963 sur la politique de stabilisation apporta la contribution de Mundell à ce qui est généralement qualifié de modèle Mundell-Fleming. Boughton (2002) a affirmé qu’il devrait plutôt être qualifié de modèle Fleming-Mundell (l’article que Fleming publia en 1962 fut effectivement publié avant celui de Mundell) et qu’une grande partie de l’analyse peut être trouvée dans les travaux antérieurs de James Meade. Je ne juge pas ce débat inutile. Cependant, la version de Mundell finit par être celle que le plus de gens ont citée, parce qu’elle offrit une fabuleuse accroche pour la politique économique : elle dit que les effets de la politique monétaire et de la politique monétaire dépendaient étroitement du régime de change.

En l’occurrence, l’analyse de Mundell dit que la politique monétaire ne peut pas du tout être utilisée dans un régime de change fixe, mais qu’elle devient ultra-efficace lorsque les taux de change flottent librement, opérant non pas via les canaux traditionnels, mais via le taux de change. La politique budgétaire, à l’inverse, est efficace lorsque les taux de change sont fixes, mais avec des taux de change flottants l’expansion budgétaire évince les exportations nettes, ce qui compense tout effet stimulateur sur l’activité.

Comment ces résultats se tiennent-ils en pratique ? La combinaison d’une forte mobilité des capitaux et des taux de change fixes élimine clairement tout rôle pour la politique monétaire domestique. Dans le cadre du mécanisme de taux de change européen, tout le monde sait que c’est la Bundesbank qui fixait la politique monétaire pour l’ensemble du système monétaire européen.

La grande efficacité de la politique monétaire en taux de change flexibles est aussi un fait plus ou moins établi. Par exemple, la politique monétaire restrictive imposée par Thatcher pour maîtriser l’inflation britannique se transmit à l’économie du Royaume-Uni via une forte appréciation de la valeur de la livre sterling, qui dégrada la compétitivité de l’industrie manufacturière. Cependant, la politique monétaire semble toujours affecter les taux d'intérêt même lorsque les taux de change flottent.

Les choses sont moins claires du côté de la politique budgétaire, en partie parce que l’hypothèse sous-jacente du modèle Mundell-Fleming (selon laquelle l’offre de monnaie est maintenue constante lorsque les taux de change flottent librement) ne décrit pas la politique effective et elle ne l’a jamais fait. En fait, les banques centrales ciblent des taux d’intérêt, ce qui fait de l’effet de la politique budgétaire sur les taux davantage une fonction de réaction qu’une conséquence mécanique des changements de la demande de monnaie.

Mais comment les banques centrales peuvent-elles choisir le taux d’intérêt ? Dans le modèle originel de Mundell, la mobilité parfaite des capitaux était supposée assurer l’égalité des taux d’intérêt d’une devise à l’autre, même lorsque les taux de change flottaient librement. Ce n’est clairement pas juste : si l'on se contente de ce qui s'est depuis la crise financière de 2008, nous avons vu la BCE relever ses taux en 2011, lorsque la Fed ne le faisait pas, et ensuite le récit inverse de 2015 à 2019, lorsque la Fed releva ses taux, tandis que la BCE maintenait les siens au plancher.

La réponse est que même avec des capitaux parfaitement mobiles, les taux d’intérêt peuvent différer si l’on s’attend à ce que le taux de change varie, un point développé par l’un des étudiants de Mundell, Rudiger Dornbusch, dans son article de 1976, "Expectations and exchange rate dynamics", qui se basait sur le modèle Mundell-Fleming. En général, la prise en compte des anticipations, en particulier si les investisseurs financiers s’attendent à ce que les taux de change retournent vers un certain niveau normal, assouplit les résultats du modèle Mundell-Fleming : la politique monétaire fonctionne aussi bien via des canaux domestiques que le taux de change, la politique budgétaire n’évince qu’en partie les exportations nettes. Mais ce fut la nature tranchée de l’analyse initiale de Mundell qui poussa les économistes internationaux à considérer les implications des anticipations de taux de change.

Donc, Mundell n’eut pas le dernier mot dans le cadre de la macroéconomie en économie ouverte, mais il poussa celle-ci vers des évaluations plus claires, plus réalistes de la façon par laquelle la macroéconomie fonctionne avec le flottement des monnaies. Selon moi, Mundell et Dornbusch ont aussi eu un effet méta sur la macroéconomie en économie ouverte, parce qu’ils montrèrent qu’un modèle de type IS-LM avec un ajustement lent des prix pouvait mener à des conclusions intéressantes, voire excitantes. Cela eut l’effet de garder l’économie internationale relativement keynésienne durant la marée haute de la macroéconomie d’équilibre ou, pour le dire autrement, lui permit de rester relativement lucide. Il y a, bien sûr, une certaine ironie des choses ici, au vue de l’adoption ultérieure de Mundell comme saint-patron de l’économie de l’offre, mais je reviendrai ultérieurement sur celle-ci.

Les zones monétaires


Comme ses travaux sur les politiques de stabilisation et le régime de change, l’article de Mundell sur les zones monétaires optimales présenta une analyse importante qui poussa beaucoup à prolonger l’analyse. Ces nouvelles analyses introduisirent des considérations allant au-delà des questionnements initiaux de Mundell et atténuèrent quelque peu son propos originel. Mais Mundell fournit le point de départ essentiel.

Une façon de réfléchir à la formulation originelle de Mundell est de reprendre la question qu’il avait en fait posée : qu’est-ce qui fait d’un pays une véritable unité économique ? Ce n’est vraiment que si un pays constitue une telle unité qu’il bénéficie d’une flexibilité du taux de change.

La réponse de Mundell était préfigurée dans des travaux antérieurs. Beaucoup de choses qu’il a dites peuvent être trouvées, quand vous savez ce que vous recherchez, dans l’essai de Milton Friedman plaidant en faveur des taux de change flexibles. Mais Mundell souligna bien aux économistes l’idée qu’une forte mobilité des facteurs (en particulier, suffisamment de mobilité du travail pour que le pays puisse être considéré comme un unique marché du travail intégré) était essentielle. Il estimait que la Canada ne respectait pas ce critère.

Des travaux subséquents mirent en avant d’autres critères. Ron McKinnon (1963) affirma qu’une zone monétaire optimale devrait être assez grosse pour ne pas être trop ouverte, c’est-à-dire qu’une grande part de son économie était consacrée à la production de biens et services non échangés. Quelques années plus tard, Peter Kenen (1969) souligna l’importance de l’intégration budgétaire, qui permet de compenser les chocs touchant des régions particulières dans une union monétaire. La réponse donnée à la crise de la zone euro allongea la liste, en mettant en évidence l’importance d’une union bancaire et, dans un article de Paul De Grauwe (2011) qui devint immédiatement un classique, la volonté de la banque centrale d’agir en tant que prêteur en dernier ressort. (...)

Comme la liste des conditions pour une union monétaire s’allongea, la discussion passa aussi du noir et blanc aux variations de gris. Les premières contributions semblèrent suggérer un critère simple amenant à trancher entre oui et non : vous pouviez former une union monétaire si et seulement si vous pouviez utiliser telle ou telle petite astuce. Comme la plupart des raisonnements en économie, cela finit par devenir une analyse d’arbitrages, les bénéfices d’une monnaie unique versus ses coûts, avec divers critères pour une zone monétaire optimale compris comme des facteurs qui atténuaient le coût de chocs asymétriques touchant des régions au sein de la zone.

Dans quelle mesure cette approche a-t-elle tenue au fil du temps ? Comme je l’ai affirmé en 2012, la marche vers l’euro offrit un genre de test pour la théorie des zones monétaires optimales. L’Europe échoua pour l’essentiel des critères pour constituer une zone monétaire optimale : la mobilité du travail est limitée, l’intégration budgétaire anecdotique, l’union bancaire est toujours de l’ordre du rêve. Cela contraste vraiment avec les Etats-Unis, qui ont géré une zone monétaire sur l’échelle d’un continent, mais ils ont une forte mobilité du travail et fournissent de facto un filet de protection pour les économies régionales souffrant de chocs idiosyncratiques. La zone euro a subi de sévères difficultés de 2010 à environ 2015. Les partisans de l’euro vont affirmer que les avantages de la devise unique dépassent ces problèmes et que la mécanique de la sortie de la zone euro est si difficile que mêmes des pays subissant d’importantes difficultés restèrent dans l’union. Pourtant, l’utilité du cadre de la zone monétaire optimale semblait avoir été confirmée.

Mais une chose amusante survint lors du lancement de l’euro : alors même que beaucoup d’économistes invoquèrent la théorie des zones monétaires optimales pour justifier leur euroscepticisme, Mundell lui-même fut un avocat enthousiaste de l’euro, au point qu’il fut appelé (mais avec une étrange justification) le "père de l’euro". De plus, les anti-keynésiens du côté de l’offre déclarèrent que l’économiste dont les premiers travaux contribuèrent à ce que la macroéconomie internationale reste keynésienne était l'un de leurs fondateurs intellectuels. (...)

Mundell 2.0


Il est bien plus difficile de suivre l’évolution intellectuelle ultérieure de Mundell que ses premiers travaux (…). Beaucoup de ce que le monde garde des réflexions ultérieures de Mundell ne proviennent pas de ses propres écrits, mais de comptes-rendus de ses vues réalisés par d’autres personnes, en particulier l’article que le journaliste Jude Wanniski publia en 1975, "The Mundell-Laffer hypothesis — a new view of the world economy". Pourtant Mundell n’a pas rejeté ces comptes-rendus et certains de ses écrits ultérieurs, en particulier l’essai qu’il publia en 1971, "The dollar and the policy mix", vont dans le sens de ces comptes-rendus (…). Et je pense que nous pouvons plus ou moins reconstruire comment l’homme qui apporta l’analyse keynésienne en économie ouverte et souligna les arbitrages à l’œuvre dans la création d’une zone monétaire devint le père de l’économie du côté de l’offre et de l’euro.

Voici comment je vois les choses. A un certain moment au cours des années soixante, Mundell en vint à croire que la dépréciation d’une devise était inefficace et inutile, au motif que la loi du prix unique prévaudrait toujours. Dans le compte rendu de Wanniski, il croyait que "la dévaluation n’a pas d’effets réels, mais se traduit seulement par une inflation des prix dans le pays qui dévalue sa monnaie". Par conséquent, le monde entier est une zone monétaire optimale et à toute échelle vous pouvez adopter une monnaie unique, donc l’euro.

Entre-temps, cependant, Mundell se focalisa sur le rôle international du dollar, qu’il considérait comme menacé par les déficits extérieurs américains. Dans un article de 1962, "The appropriate use of monetary and fiscal policy for internal and external stability", il affirma qu’un pays connaissant déficits externes et chômage, ce qui était la situation des Etats-Unis au début des années soixante-dix, devait combiner une politique monétaire restrictive avec une politique budgétaire expansionniste. Donc, il prescrivait cette combinaison pour les Etats-Unis.

Son analyse suggérait que l’expansion budgétaire pouvait prendre la forme d’une hausse des dépenses publiques ou une baisse des impôts. Mais tout au long des années soixante, Mundell semblait être de plus en plus convaincu que les impôts (en particulier la hausse des taux marginaux à mesure que l’inflation poussait les gens d’une tranche d’imposition à l’autre) déprimaient la croissance économique. Donc, il devint un partisan d’une combinaison de politique monétaire restrictive et de baisses d’impôts. D’où son étiquette de père de l’économie de l’offre.

(…) Son style intellectuel avait changé. Il n’est pas facile de résumer le raisonnement de son article de 1971 sur le dollar, qui semble errer entre spéculations à propos du rôle des Etats-Unis dans le monde, reformulation de l’hypothèse du taux naturel de Milton Friedman et une demi-douzaine d’autres sujets. Si vous aimez, vous pouvez dire que c’est protéiforme, sinon vous trouverez cela chaotique. Dans tous les cas, ce n’était pas la sorte de choses qui trouve sa voie dans les programmes d’économie universitaire. Comme je l’ai noté plus tôt, alors que Mundell tourna le dos à la macroéconomie à prix visqueux plus ou moins keynésienne, son étudiant Rudi Dornbusch contribua à maintenir les prix visqueux au cœur de la macroéconomie en économie ouverte avec son article sur la surréaction du taux de change.

Et l'affirmation de Mundell (du moins celle présentée dans le compte-rendu de Wanniski) selon laquelle la dépréciation n’a pas d’effets réels fut implicitement écartée par Dornbusch et explicitement rejetée par un autre de ses étudiants, Michael Mussa, dans son article de 1986 intitulé "Nominal exchange rate regimes and the behavior of real exchange rates: Evidence and implications". Mussa montra que les variations des taux de change nominaux, loin d’être compensées par les variations des prix, semblaient provoquer des variations de la même ampleur des taux de change réels et aussi que la volatilité des taux de change réels allait avec le régime de change, ce qui semble exclure une causalité inverse. Comme Mussa l’affirma, le comportement des taux de change réels offre une preuve allant de le sens d’un lent ajustement des prix.

La rupture stylistique entre le premier Mundell et le Mundell ultérieur et l’apparent échec empirique de ses affirmations ultérieures expliquent son rôle particulier dans le discours économique. Les premiers travaux de Mundell restent une pierre angulaire pour la recherche et la modélisation de la politique économique et ils sont régulièrement cités un demi-siècle après. Ses travaux ultérieurs furent célébrés par certains politiciens et responsables de la politique économique, mais ils ont été essentiellement ignorés par les économistes professionnels. Il s’avère que la science économique suit le modèle, pas l’homme.

Mais ces modèles furent réellement révolutionnaires et époustouflants. La macroéconomie internationale est en grande partie un édifice que Mundell a construit, même s’il finit par choisir de la quitter pour aller vivre ailleurs. »

Paul Krugman, « The Mundell difference », 12 avril 2021. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Les entrées de capitaux stimulent-elles ou dépriment-elles l’activité ? »

« La Fed et le cycle financier mondial »

« Les zones monétaires optimales, un concept d’un autre siècle »

mardi 22 octobre 2019

L’énigmatique attrait de la globalisation financière

« Après s’en être protégée pendant des décennies, la Chine a finalement embrassé la globalisation financière, en annonçant récemment qu’elle éliminerait le contrôle des capitaux pour laisser circuler dans son économie les capitaux étrangers de court terme (les capitaux fébriles). A l’inverse, après plusieurs décennies de cycles de booms et d’effondrements, l’Argentine fait face à une autre crise macroéconomique et a finalement instauré un contrôle des capitaux pour empêcher un déclin catastrophique de sa devise.

Ces deux épisodes rappellent l’attrait intellectuel que la globalisation financière exerce toujours sur les responsables politiques, malgré son histoire remplie d’échecs. Pourquoi, après tout, la Chine abandonnerait-elle son contrôle des capitaux maintenant ? Et pourquoi l’Argentine a-t-elle tardé à adopter des mesures qui semblaient manifestement nécessaires ?

Le miracle économique chinois a plusieurs sources. En plus de l’ouverture aux marchés, la Chine a bénéficié des exportations et des investissements étrangers, de la migration interne et des systèmes éducatif et sanitaire laissés en héritage par l’ère maoïste. C’est aussi l’héritier civilisationnel d’un Etat fort, effectif avec des dirigeants éclairés, mais féroces. Sa population désire collectivement la stabilité. Mais un important facteur derrière l’essor de la Chine a été la décision de ne pas ouvrir l’économie aux flux de capitaux.

Considérons l’histoire contrefactuelle suivante. A la fin des années quatre-vingt-dix, quand le miracle économique chinois devenait évident, la Chine aurait pu facilement succomber à l’orthodoxie qui prévalait alors sur la globalisation financière. Si elle l’avait fait, cela se serait traduit par un essor des capitaux étrangers en quête de hauts rendements, une appréciation rapide du renminbi, une plus faible croissance des exportations et une perte en dynamisme. La machine à l’exportation chinoise ne serait pas devenue le poids lourd qu’elle est devenue et son économie aurait souffert davantage de volatilité en conséquence de la versatilité des capitaux étrangers. En fait, l’Argentine, avec sa volatilité macroéconomique périodique et ses crises financières récurrentes, offre une illustration parfaite de ces revers.

Presque chaque crise financière dans les pays émergents de ces dernières décennies a été précédée ou accompagnée d’une hausse des entrées de capitaux. Cela a été le cas de l’Amérique latine dans les années quatre-vingt, de l’Inde en 1991, du Mexique en 1994 et de l’Asie de l’Est et de la Russie à la fin des années quatre-vingt-dix. Cela a également été le cas du Brésil, de la Turquie et de l’Argentine au début des années deux mille ; des Baltiques, de l’Islande, de la Grèce et de l’Espagne à la fin des années deux mille et au début des années deux mille dix ; et le cas des cinq pays émergents "fragiles" (le Brésil, l’Inde, l’Indonésie, l’Afrique du Sud et la Turquie) en 2013. Et c’est vrai dans le cas de l’Argentine aujourd’hui.

Certes, les flux de capitaux ont souvent reflété des problèmes politiques ou des déséquilibres plus profonds dans un pays émergent donné. Mais ils sont aussi habituellement le mécanisme de transmission pour les crises et ils ont donc intensifié les coûts éventuels pour ces économies. Bien que la plupart des dogmes du consensus néolibéral (la privatisation, la déréglementation, l’intégration commerciale, l’immigration, la discipline budgétaire et la primauté de la croissance sur la répartition) soient maintenant remis en cause ou rejetés purement et simplement, la globalisation financière reste une exception criante.

La prépondérance des preuves empiriques suggère que la globalisation financière, en particulier les capitaux fébriles sans restriction, aggrave l’instabilité macroéconomique, crée les conditions pour les crises financières et atténue la croissance à long terme en rendant le secteur échangeable moins compétitif. Peu d’économistes évoqueraient la globalisation financière comme une pré-requis essentiel pour un développement soutenu à long terme ou pour la stabilité macroéconomique. Et les arguments avancés en sa faveur présument que chaque pays a déjà adopté certaines exigences réglementaires. La plupart des pays ne les ont pas adoptées et ne le peuvent probablement pas, sauf à long terme.

Alors que le FMI a commencé à avoir un avis plus nuancé sur les restrictions imposées aux flux de capitaux (tout du moins, il y voit un dernier recours à utiliser temporairement face aux entrées déstabilisatrices de capitaux), le dogme de la globalisation financière reste intact. L’une des raisons est peut-être que l’économie du développement n’a pas abandonné son fondamentalisme quant aux ressources et à l’épargne, ce fondamentalisme qui attribuait le sous-développement à un manque d’épargne domestique. L’implication de cette idée est que les pays en développement et émergents doivent attirer des ressources à travers l’aide étrangère ou, après que le scepticisme relatif à l’aide se soit généralisé, grâce aux capitaux privés étrangers.

La résilience de l’orthodoxie s’explique aussi par la puissance des intérêts financiers bien établis qui ont fait barrage à de nouveaux contrôles sur les flux de capitaux transfrontaliers. Les élites aisées dans plusieurs pays, en particulier en Amérique latine et en Afrique du Sud, ont rapidement embrassé la globalisation financière parce qu’elles y voyaient un moyen leur permettant de mettre à l’abri leur richesse. Dans ces cas-là, avec l’inertie politique et les coûts possibles en termes de réputation, il fut difficile de revenir en arrière. Les élites financières mondiales se sont pendant longtemps appuyées sur un récit qui présentait le contrôle de capitaux comme une forme d’expropriation et les décideurs politiques responsables ne voulaient pas être perçus comme susceptibles de remettre en question les droits de propriété.

Plus récemment, les restrictions sur les flux financiers apparaissaient moins comme un anathème, parce que plusieurs pays en développement ont réussi à surmonter le "péché originel" qu’elles commettaient en empruntant dans une devise étrangère. Dans la hiérarchie désormais acceptée, les flux financiers libellés dans la devise locale sont mieux classés que les flux libellés en dollar, parce qu’ils ne se traduisent pas par des fardeaux d’endettement explosifs lorsque le taux de change s’affaiblit excessivement. Les formes d’emprunt qui permettent d’éviter ces effets de bilan sont logiquement considérés comme moins problématiques.

Néanmoins, dans le contexte actuel de croissance anémique chronique et de taux d’intérêt de long terme faibles, voire même négatifs, dans les pays développés (la "japonification"), il y a le danger que les pays en développement soient tentés d’emprunter davantage en devises étrangères. Cette trajectoire va seulement mener à davantage de volatilité, à des crises plus fréquentes et à un moindre dynamisme global. Mais plus de pays choisissent néanmoins cette voie et cela ne semble pas troubler les partisans du nouveau révisionnisme intellectuel. »

Dani Rodrik et Arvind Subramanian, « The puzzling lure of financial globalization », 25 septembre 2019. Traduit par Martin Anota



« Pourquoi cette opposition viscérale aux contrôles des capitaux ? »

« L’ouverture financière stimule-t-elle la croissance économique ? »

« Le coût des larges entrées de capitaux »

mardi 10 septembre 2019

Si la Chine suit les conseils du FMI, elle va renouer avec les amples excédents courants

« Il y a depuis longtemps une tension fondamentale dans l’analyse que fait le FMI de l’économie chinoise. D’une part, le Fonds pense que les comptes externes de la Chine sont maintenant assez bien équilibrés. D’autre part, le Fonds ne pense pas que les politiques qui ont conduit à la baisse de l’excédent du compte courant de la Chine soient soutenables ; il désire un ralentissement de la croissance du crédit (…) et beaucoup de consolidation budgétaire (…).

Le Fonds s’est opposé à la relance de la Chine en 2015-2016 ; elle voulait alors que la Chine accepte à la place un ralentissement de sa croissance économique. Pourtant, sans cette relance, la reprise du commerce international en 2017 aurait été bien plus faible et le compte courant de la Chine ne se serait pas rapproché de l’équilibre.

Et la dernière évaluation du FMI de l’économie chinoise s’interprète essentiellement comme un avertissement contre un assouplissement excessif en riposte aux droits de douane de Trump (…). Mais il faut tenir compte que plusieurs vagues de nouveaux droits de douane se sont succédées depuis qu’elle a été réalisée.

La Chine semble avoir suivi le conseil du Fonds ; elle n’a pas desserrée la pression sur le système bancaire parallèle et l’assouplissement budgétaire a été modéré. Le Fonds pense que le déficit budgétaire de la Chine en 2019 (en prenant en compte les véhicules d’investissement des gouvernements locaux), rapporté au PIB, va augmenter de 1,5 point de pourcentage. Mais puisque la relance budgétaire de la Chine a été mal ciblée, on s’attend à ce qu’elle ne rapporte qu’un point supplémentaire à la croissance chinoise. (Je suis d’accord à l’idée que la relance a été mal conçue, avec trop de place donnée aux baisses d’impôts.)

Le problème ? Avec un recul du crédit des banques parallèles et un assouplissement plus modeste qu’en 2016 et 2017, l’excédent du compte courant de la Chine revient (contrairement aux prédictions de The Economist, du Wall Street Journal et de la plupart des analystes de banques d’investissement).

Les importations manufacturières nominales chutent de 8 % d’une année sur l’autre au cours de la première moitié de 2019 et les importations réelles se contractent aussi (selon l’équipe chinoise d’UBS). Si l’économie chinoise était jugée en fonction des seules données commerciales (même en laissant de côté le commerce avec les Etats-Unis), vous penseriez qu’elle connaît quelque chose ressemblant à une récession et qu’elle a besoin d’un surcroît de relance pour stabiliser l’activité. La Chine a aussi une inflation sous contrôle et de faibles taux d’intérêt réels ; selon les indicateurs standards, elle ne semble à l’évidence pas en surchauffe.

Pourtant, le FMI conseille une consolidation budgétaire de 7,5 points de pourcentage du PIB étalée au cours du temps, conjuguée à un ralentissement de la croissance de l’endettement privé. C’est une prescription de politique économique qui, selon moi, nous ramène à d’amples excédents externes chinois. Le modèle de base du compte courant qu’utilise le Fonds indique qu’une consolidation budgétaire d’un point de pourcentage augmente normalement le solde du compte courant d’environ un tiers de point de PIB. Par conséquent, une consolidation budgétaire de 7,5 points de pourcentage devrait générer une hausse du solde externe de 2,5 points de pourcentage de PIB.

Après l’expansion de l’excédent de compte courant lors de la première moitié de 2019, l’excédent de la Chine est maintenant compris entre 1,5 et 2 points de pourcentage du PIB (…). La recommandation budgétaire du Fonds (si elle était pleinement mise en œuvre) génèrerait un excédent de compte courant de plus de 4 % du PIB. C’est assez large en termes de dollars, 800 milliards de dollars, voire plus, selon la taille prévue de l’économie chinoise à l’avenir (le Fonds veut que l’ajustement budgétaire soit graduel et il prévoit un PIB chinois d’environ 20.000 milliards de dollars en 2024).

La Chine est bien sûr un cas spécial. Seule Singapour présente des niveaux aussi élevés d’épargne nationale. Et une cité-Etat avec une économie de 300 milliards de dollars peut s’en tirer avec un excédent courant équivalent à 15-20 % de son PIB, mais pas une économie de 13.000-14.000 milliards de dollars. Le taux d’épargne nationale de la Chine, supérieur à 40 % de son PIB, est trop important, aussi bien pour la Chine que pour le monde.

C’est pourquoi un déficit budgétaire que le Fonds considère insoutenable (…) n’est pas parvenu à générer un déficit de compte courant. Et c’est aussi pourquoi le Fonds est dans une position difficile.

L’ensemble des politiques qui ont permis de réduire l’excédent externe de la Chine ne passe pas les tests de soutenabilité budgétaire du Fonds. Et les politiques qui stabiliseraient la situation budgétaire de la Chine pourraient, selon la modélisation même du Fonds, déséquilibrer les comptes externes de la Chine.

(…) Le Fonds s’attend à ce que la Chine connaisse de plus larges déficits budgétaires que ce qu’il considère comme optimal. Et il semble désormais que ces déficits budgétaires ne suffiront pas pour maintenir le coupe courant de la Chine à l’équilibre ; je ne pense pas que la récente hausse du solde externe de la Chine ait reçut l’attention qu’elle méritait. L’excédent externe de la Chine en 2019 est susceptible de tourner autour des 200 milliards de dollars (il était de 185 milliards de dollars au cours des quatre derniers trimestres de données).

Mais il y a un point plus important : aussi longtemps que le taux d’épargne nationale de la Chine représente autour des 43-44 % de son PIB, il est possible que la Chine génère un excédent courant plus important (et plus problématique pour le monde). Une manière de le montrer est de considérer l’épargne annuelle de la Chine en dollars : elle approche désormais les 6.000 milliards de dollars, alors qu’elle n’était que d’environ 2.000 milliards de dollars avant la crise financière mondiale. La matière brute pour un très ample excédent est toujours là.

Pour réduire prudemment le déficit budgétaire de la Chine, il faudrait, selon moi, des réformes très agressives (davantage d’assurance sociale, davantage de progressivité dans le système fiscal) pour réduire le taux d’épargne. Et j’ai l’impression que ce point s’est un peu perdu dans l’analyse du Fonds cette année.

Ou, pour le dire autrement, le Fonds a comme négligé les conséquences mondiales de sa trajectoire budgétaire favorite pour la Chine… et au demeurant les conséquences mondiales de la somme de ses recommandations budgétaires nationales. Une consolidation budgétaire équivalente à 3 % du PIB mondial est une bonne recette pour maintenir les principaux taux d’intérêt mondiaux en territoire négatif pour longtemps. »

Brad Setser, « The IMF's (new) China problem », in Follow the Money (blog), août 2019. Traduit par Martin Anota

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