Annotations

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

Répartition et inégalités de revenu

Fil des billets

jeudi 17 juin 2021

Inégalités de revenu et origine sociale

« Les inégalités de revenu semblent aller main dans la main avec un manque de mobilité intergénérationnelle. C’est inquiétant d’une perspective de politique publique, dans la mesure où cela implique que les différentiels de revenu persistent au cours du temps parce que les chances de réussir dans la vie ne sont pas également distribuées dans une société, mais dépendent de l’origine sociale des individus. La promotion de la mobilité intergénérationnelle peut rendre les sociétés non seulement plus égalitaires, mais aussi plus efficaces. La croyance que les gens, qu’importe leur origine sociale, peuvent accroître leur niveau de vie est une incitation puissante à accumuler du capital humain et à fournir des efforts. Les politiques luttant contre les disparités dans le contexte familial, telles que les interventions éducationnelles ciblant les enfants de milieu modeste, peuvent stimuler la mobilité intergénérationnelle.

Tour d’horizon


La transmission intergénérationnelle du revenu ou de l’éducation peut s’expliquer par le fait que les parents auront d’autant plus de ressources financières à consacrer à leurs enfants et pour investir dans leur capital humain qu’ils sont riches. Elle peut également s’expliquer par le fait que les parents les plus riches sont typiquement plus éduqués et peuvent consacrer un temps de meilleure qualité à leurs enfants, en particulier dans leurs premières années, quand se forment les compétences cognitives et non cognitives déterminantes pour obtenir plus tard un haut revenu. Des chercheurs ont également mis l’accent sur la transmission de certains traits génétiques pour expliquer l’association entre mobilité intergénérationnelle et revenus. Il est crucial de démêler ces divers canaux possibles de la transmission intergénérationnelle pour comprendre les mécanismes sous-jacents à la transmission de l’avantage économique des parents à leurs enfants.

L’observation des corrélations de revenu entre membres d’une même fratrie offre une autre approche pour comprendre l’impact de l’origine sociale (à la fois celui de la famille et de l’environnement social) sur les inégalités. Les membres d’une même fratrie partagent non seulement une même famille, mais aussi un même environnement social, celui dans lequel la famille se trouve insérée, notamment les mêmes écoles et voisins.

Un domaine de recherche connexe considère l’influence à long terme des effets de communauté, tels qu’ils sont mesurés par les indicateurs clés d’origine sociale, avec une focalisation toute particulière sur la qualité des écoles et du voisinage. Ces études cherchent à identifier les effets causaux plutôt que de simples corrélations en exploitant les différences aléatoires dans l’allocation des individus entre les écoles et voisinages, souvent en conséquence de programmes sociaux qui changent l’environnement social d’un enfant. Le débat quant à savoir si les communautés exercent des effets additionnels sur les inégalités de revenu a été particulièrement vif ces derniers temps.

Une forte dépendance des trajectoires individuelles aux origines sociales peut non seulement être inégalitaire, mais peut aussi réduire les incitations des pauvres à investir dans le capital humain et à exercer un effort productif.

Que sait-on sur la relation entre inégalités de revenu et mobilité intergénérationnelle ?


D’un point de vue strictement statistique, les concepts d’inégalité de revenu et de mobilité intergénérationnelle sont indépendants l’un de l’autre. Cependant, de plus en plus d’analyses empiriques suggèrent une association négative entre ces deux variables. Un graphique qui est devenu célèbre, intitulé "courbe de Gatsby le Magnifique" (Great Gatsby curve), fait le lien entre l’élasticité intergénérationnelle du revenu et le coefficient de Gini des inégalités de revenu des différents pays (Corak, 2013). L’élasticité intergénérationnelle de revenu, une mesure inverse de celle de mobilité intergénérationnelle, est un indicateur largement utilisé pour mesurer l’association entre situation des parents et celle de leurs enfants. Une valeur de 0,5, par exemple, signifie qu’une variation de 10 % du revenu des parents est associée à une variation dans le même sens de 5 % (…) du revenu de leurs enfants. Une société de statu quo, dans laquelle les différences de revenu sont totalement transmises d’une génération à la suivante, aurait une élasticité intergénérationnelle égale à l’unité. Une société parfaitement mobile dans laquelle les origines familiales ne jouent aucun rôle dans les fortunes de chacun aurait une élasticité intergénérationnelle nulle. La courbe de Gatsby le Magnifique montre que, d’un pays à l’autre, il y a une relation positive entre le niveau des inégalités de revenu dans une génération (telle qu’elle est mesurée par le coefficient de Gini) et le degré de transmission intergénérationnelle.

Cette relation a reçu beaucoup d’attention, parce qu’elle dit que les inégalités au sein de chaque génération, qui sapent l’égalité des chances, sont plus durables dans les pays avec de fortes inégalités. Les comparaisons transnationales peuvent être biaisées, cependant, par les différences que l’on peut observer entre les pays dans les facteurs affectant à la fois les inégalités et la mobilité intergénérationnelle, telles que les différences dans le cadre institutionnel ou les valeurs culturelles, ce qui brouillerait l’interprétation de la relation entre inégalités et mobilité. Mais les récentes analyses empiriques montrent que ce ne sont pas les différences entre les pays qui expliquent la relation négative entre inégalités et mobilité. Une étude portant sur les Etats-Unis constate que la probabilité que les enfants dont les pères appartenaient au premier quartile de la répartition des revenus grimpent l’échelle des revenues (c’est-à-dire connaissent une mobilité ascendante) est inversement corrélée au coefficient de Gini des inégalités de revenu des parents (cf. graphique 1) (Chetty et alii, 2014).

GRAPHIQUE 1 Mobilité intergénérationnelle ascendante en termes de revenu et inégalités de revenu aux Etats-Unis entre 1996 et 2000

Raj_Chetty__mobilite_intergenerationnelle_ascendante_inegalites_de_revenu_Etats-Unis.png

Le graphique 2 représente la courbe de Gatsby le Magnifique pour les divers Etats des Etats-Unis. Les données sur la mobilité intergénérationnelle en termes de revenu ont été compilées par l’Equality of Opportunity Project à partir de millions de dossiers fiscaux américains pour la période allant de 1996 à 2012 pour les fils nés entre le début des années 1980 et le début des années 1990 (Chetty et alii, 2014). Les données, compilées pour les zones de navettage (des unités géographiques d’analyse qui reflètent plus fidèlement l’économie locale où les gens vivent et travaillent que ne le font les frontières politiques), ont été agrégées au niveau de chaque Etat. Les données sur le coefficient de Gini des revenus des ménages au niveau de chaque Etat sont tirées du Bureau de recensement des Etats-Unis.

GRAPHIQUE 2 Aux Etats-Unis, les Etats avec de fortes inégalités par le passé qui ont connu une faible mobilité intergénérationnelle présentent aussi de fortes inégalités 35 ans après

Raj_Chetty__courbe_de_Gatsby_Etats-Unis_inegalites_de_revenu.png

La cadran gauche du graphique 2, qui représente le degré de corrélation des revenus entre pères et fils (une mesure de l’immobilité intergénérationnelle similaire à l’élasticité intergénérationnelle) relativement aux inégalités de revenu dans chaque Etat mesurées en 1979, indique une corrélation positive entre les inégalités de revenu et l’immobilité intergénérationnelle, dans l’esprit de la courbe de Gatsby le Magnifique. En 1979, les fils qui constituent la "génération de destination" de la transition intergénérationnelle mesurée par l’Equality of Opportunity Projet n’étaient pas encore nés, donc les inégalités de revenu représentées dans le cadran gauche se réfèrent à la génération des pères. Le cadran droit du graphique 2 relie l’élasticité intergénérationnelle au niveau des inégalités de revenu en 2013, suggérant que les Etats qui ont présenté un niveau élevé d’inégalités par le passé et qui connurent un faible niveau de mobilité intergénérationnelle présentent également des niveaux d’inégalités aujourd’hui. Le manque de mobilité intergénérationnelle agit comme un canal de transmission des inégalités de revenu du passé au présent.

Notons qu’en principe la mobilité dans une période donnée peut dépendre de la mobilité passée : par exemple, en raison d’une forte mobilité passée au cours d’une période, les familles ou individus peuvent atteindre leur "bonne" position dans la société, ce qui se traduit par une moindre mobilité dans les périodes suivantes, ce qui implique qu’en observant à long terme sur plusieurs générations nous devrions voir plus de mobilité que ce que l’on observe lorsque l’on compare parents et enfants.

Cependant, les études sur la mobilité multi-générationnelle trouvent l’opposé, c’est-à-dire concluent qu’il y a moins de mobilité sur trois générations ou plus que ce qui serait impliqué en extrapolant à partir des transitions parents-enfant (Adermon et alii, 2021). Cette persistance à long terme pourrait notamment s’expliquer par l’existence d’un facteur latent spécifique à la dynastie (par exemple une capacité inobservée) qui serait hautement corrélée au niveau intergénérationnel, un facteur qui influencerait les variables comme le revenu ou l’éducation que les analystes observent typiquement (Braun et Stuhler, 2018).

Avec les faits empiriques présentés à travers la courbe de Gatsby le magnifique du graphique 2, il semble juste de conclure qu’il y a une régularité empirique associant les inégalités de revenu et le manque de mobilité, que le manque de mobilité détermine la persistance des inégalités au cours du temps. Cela dit, même s’il y a des analyses empiriques montrant que de fortes inégalités de revenu sont une source d’inquiétude parce qu’elles vont de pair avec une faible mobilité intergénérationnelle, l’analyse ne révèle rien quant aux mécanismes causaux sous-jacents qui sont à l’œuvre.

La croyance qu’une société doit assurer l’égalité des chances pour ses membres justifie des interventions visant à "rendre les règles du jeu équitables" dans les pays à fortes inégalités, par exemple à travers les investissements dans l’éducation des enfants de familles modestes. Mais ces politiques peuvent être coûteuses et, si elles se traduisent par des hausses d’impôts, en particulier pour les familles à haut revenu, elles peuvent, du moins en théorie, décourager leur activité économique et compromettre la croissance économique.

Il est difficile de dire, cependant, si les politiques promouvant l’égalité des chances réduiraient l’efficacité économique. La réponse dépend du fait que le pays utilise déjà ou non toutes ses ressources de façon efficace. Si ce n’est pas le cas, les gouvernements qui promeuvent la mobilité intergénérationnelle peuvent faire d’une pierre deux coups. Cela serait le cas, par exemple, si la transmission intergénérationnelle reflétait une mauvaise allocation en raison de l’obtention par les enfants de milieu aisé de bons emplois qu’ils n’auraient pas acquis sans les contacts familiaux. Il y a des éléments empiriques concernant le Canada, le Danemark et le Suède, par exemple, qui suggèrent que les enfants tendent à être embauchés dans l’entreprise où travaillent leurs parents. Une partie de cette transmission intergénérationnelle de l’emploi peut être efficace (si les parents connaissent la productivité de leurs enfants et les besoins de leurs employeurs et contribuent par conséquent à améliorer les appariements). Mais la transmission intergénérationnelle peut aussi refléter des formes de népotisme si ceux qui ne sont pas les meilleurs candidats obtiennent leur emploi seulement via leurs contacts, ce qui nuit à la productivité de l’entreprise. Un autre argument contre l’existence d’arbitrages entre équité des règles du jeu et activité économique tient aux enfants de familles de milieu modeste, qui perdraient en motivation s’ils pensaient que les inégalités sont associées à un manque de mobilité. De récentes analyses empiriques concernant l’Italie montrent que la mobilité est moins forte dans les zones qui réalisent de mauvaises performances selon des indicateurs tels que la croissance du PIB, ce qui suggère qu’il n’y a pas vraiment d’arbitrage entre équité et efficacité dans ce cas (Güell et alii, 2006). (...)

Est-ce l’inné ou l’acquis ?


Outre la distinction entre le rôle de la famille et celui de la communauté, les études cherchant à déterminer le rôle respectif de l’inné et l’acquis dans la transmission intergénérationnelle offrent une autre perspective sur la relation entre inégalités de revenu et origine sociale. La transmission du potentiel de revenu des parents est-elle déterminée avant la naissance par la transmission de dotations génétiques (par exemple, le QI), après la naissance par l’exposition à des influences environnementales survenant ou bien par les deux ? La réponse à cette question est cruciale dans la mesure où elle permet d’identifier l’un des canaux de la mobilité intergénérationnelle. Mais il faut être prudent lorsqu’il s’agit de tirer de telles études des implications relatives à l’efficacité ou à l’opportunité de politiques anti-pauvreté. Même si la pauvreté s’avérait "naturelle", dans le sens où elle serait "génétiquement" héritée, cela ne signifierait pas pour autant que les programmes de soutien au revenu sont inefficaces pour lutter contre la pauvreté.

En l’absence d’information directe sur les gènes, il est difficile de répondre à cette question. Les chercheurs ont comparé les corrélations de revenu entre groupes de personnes dont le degré de similarité génétique est connu (en moyenne), par exemple les jumeaux homozygotes, qui partagent la totalité de leurs gènes, et les jumeaux dizygotes, qui partagent seulement la moitié de leurs gènes. Un problème que rencontre ce type de comparaisons est que les différences de corrélations entre les deux groupes peuvent en partie refléter des différences dans l’environnement entre les jumeaux homozygotes et dizygotes et pas seulement des différences génétiques. Ce problème est en partie résolu si des informations sur le fait que les frères et sœurs aient été ou non élevés ensemble sont disponibles. Une étude qui compare les corrélations de revenu entre membres de fratries et jumeaux en exploitant toutes ces sources de variations constate que l’estimation basse pour la part des inégalités de revenu qui peut être attribuée aux similarités génétiques s’élève à 20 %. (…) Ce constat suggère un rôle important de l’inné par rapport à l’acquis dans le façonnement des inégalités de revenu (Bjorklund et alii, 2005).

Une partie des études portant sur les jumeaux a exploré le processus causal de la transmission intergénérationnelle. La principale idée derrière ces études est que la persistance intergénérationnelle due aux facteurs génétiques n’est pas causale. Donc, si toute la persistance est d’ordre génétique, une hausse aléatoire du revenu des parents ne va pas accroître le revenu de la génération suivante dans la mesure où les hausses de revenu n’affectent pas les gènes des parents. La persistance intergénérationnelle due à l’investissement des parents dans l’éducation des enfants constitue par contre un exemple de mécanisme causal. Une hausse aléatoire du revenu parental peut accroître les ressources consacrées à l’investissement dans l’éducation des enfants, augmentant le potentiel de revenu pour les enfants. La stratégie de recherche de ces études portant sur les jumeaux consiste à comparer la transmission intergénérationnelle parmi les parents qui sont des jumeaux identiques parce que toute différence qui serait alors décelée ne pourrait être liée aux différences dans les gènes, ce qui soutiendrait une interprétation causale de la transmission intergénérationnelle.

(…) Les constats tirés de cette littérature, en particulier des études utilisant les données de registres qui se réfèrent à la population entière des jumeaux, comme c’est typiquement le cas dans les pays scandinaves, suggèrent un rôle causal significatif pour l’éducation parentale sur l’éducation des enfants, puisque celle-ci expliquerait entre un quart et la moitié de la transmission intergénérationnelle globale.

Les chercheurs se sont également attaqués à la distinction entre inné et acquis en examinant le destin d’enfants adoptés. Parce que les enfants adoptés ne partagent pas les mêmes gènes que leurs parents adoptifs, toute similarité observée entre parents et enfants est attribuée à l’acquis. Il faut toutefois garder à l’esprit que ce courant de recherche suppose que les parents qui adoptent ne sont pas différents des autres parents dans leur propension à transmettre leur revenu ou leur éducation. Les constats tirés de cette littérature suggèrent une association forte et significative entre l’éducation des parents et l’éducation des enfants adoptés, ce qui suggère un lien de causalité (Björklund et alii, 2006). (...) »

Lorenzo Cappellari, « Income inequality and social origins », in IZA, World of Labor, n° 261, mai 2021. Traduit par Martin Anota

jeudi 20 mai 2021

Quelques remarques sur les inégalités mondiales de revenu

1. Qu’est-ce que les inégalités mondiales ?


Les inégalités mondiales sont les inégalités entre tous les citoyens du monde. Il s’agit de voir le monde comme une seule unité (alors que d’habitude nous considérons les pays pris individuellement). Les données utilisées pour calculer les inégalités mondiales viennent des enquêtes sur le revenu de ménages constituant des échantillons représentatifs de l’ensemble de la population qui sont de plus en plus corrigées (lorsque les données sont disponibles) de la sous-estimation des hauts revenus en utilisant les données fiscales. Il faut également ajuster pour tenir compte des différences entre les niveaux de prix des pays en exprimant tous les revenus en dollars internationaux (ou PPA) qui ont en principe le même pouvoir d’achat partout dans le monde. Le revenu est défini comme le revenu annuel par tête après impôt et redistribution (où le revenu total du ménage est divisé également entre ses membres).

2. Quelle est la précision de telles estimations ?


Les inégalités de revenu mondiales sont probablement sous-estimées, et ce pour deux raisons. D’une part, certains des pays les plus pauvres (dont beaucoup se situent en Afrique) ne mènent pas d’enquêtes régulières auprès des ménages et sont engagés dans des guerres internationales ou civiles, si bien qu'ils ne sont pas inclus dans les calculs. Cependant, les données disponibles couvrent plus de 90 % de la population mondiale et plus de 95 % du revenu mondial.

D’autre part, les personnes les plus riches tendent souvent à ne pas participer aux enquêtes ou à sous-estimer leur revenu fiscal de façon à minimiser les impôts qu'elles ont à payer. Donc, le sommet et le bas de la répartition des revenus sont sous-estimés. On considère que la sous-estimation des plus hauts revenus est légèrement croissante, mais cela n’affecte guère la tendance que suit à long terme le niveau des inégalités mondiales.

3. Comment évoluent à long terme les inégalités mondiales ?


L’évolution à long terme des inégalités mondiales (dans la mesure où nous pouvons bien estimer les choses au dix-neuvième siècle) peut être divisée en trois périodes.

La première période fut marquée par une hausse régulière des inégalités, des années 1820 (période pour laquelle nous disposons de premières estimations) jusqu’à 1914, et ensuite une hausse plus lente et irrégulière jusqu’aux années 1950. Leur accroissement s’explique par le "décollage" de la croissance économique et donc des revenus dans les pays d’Europe occidentale, suivis par l’Amérique du Nord et le Japon. Entre-temps, les revenus indiens et africains stagnaient et les revenus en Chine chutaient. Cela provoqua une divergence massive et poussa les inégalités mondiales à la hausse. En outre, les inégalités au sein de plusieurs pays (par exemple le Royaume-Uni, les Etats-Unis, l’Allemagne et le Japon) augmentèrent durant la Révolution industrielle.

Par conséquent, entre les guerres napoléoniennes et la Première Guerre mondiale, nous pouvons dire avec une certaine confiance que les inégalités mondiales ont été alimentées, d’une part, par les divergences entres les revenus moyens des différents pays et, d’autre part, par le creusement des inégalités infranationales. Ce dernier a reflété pour l’essentiel des changements dans la distribution fonctionnelle du revenu, c’est-à-dire dans la répartition du revenu entre la classe des propriétaires terriens, celle des capitalistes et celle des travailleurs. Les développements entre pays dominèrent ensuite et continuent de jouer un plus grand rôle dans l’évolution des inégalités mondiales que les développements internes aux pays.

La deuxième période va de 1945 à 1980. Les inégalités étaient alors à un niveau historiquement élevé, comme le monde était divisé entre trois mondes très distincts (par leurs niveaux de revenu). Les pays riches furent en effet les "cités" du monde et les grandes zones du Tiers-monde furent sa "campagne". A la fois l’Inde et la Chine maintinrent leur position relative dans la distribution des revenus, c’est-à-dire que leur revenu moyen par rapport à la moyenne mondiale resta constant.

La troisième période commença avec la croissance rapide de la Chine, qui fut suivie par le Vietnam, la Thaïlande, etc., puis ensuite l’Inde. Cela, pour la première fois depuis le début du dix-neuvième siècle, provoqua un changement en sens inverse et commença à pousser les inégalités mondiales à la baisse. La Chine fut le principal moteur derrière ces évolutions, mais autour de l’an 2000, l’Inde commença à jouer également un rôle important. Actuellement, les inégalités mondiales s’élèvent à environ 63 points de Gini, ce qui est quelques 7 points de Gini (en 10%) en moins que dans les années 1980. Le niveau des inégalités est, cependant, toujours extrêmement élevé : le monde dans son ensemble est environ aussi inégal que l’Afrique du Sud, qui est le pays le plus inégal au monde. En comparaison, le Gini des Etats-Unis (après impôts) est légèrement supérieur à 40 points de Gini et celui du Brésil supérieur à 50 points de Gini.

4. Quelques implications des inégalités mondiales


La Chine. Comme le revenu de la Chine (son PIB par tête) est désormais légèrement plus élevé que la moyenne mondiale, elle ne contribue plus à la réduction des inégalités mondiales. En outre, la croissance rapide de la Chine (relativement au reste du monde) va commencer à contribuer positivement aux inégalités mondiales, tout d’abord de façon modeste, et ensuite de plus en plus fortement. Donc, nous ne pourrons plus considérer la Chine comme un moteur de la réduction des inégalités mondiales de revenu.

La Chine elle-même est très inégale malgré le fait que les inégalités n’aient pas eu tendance à augmenter en son sein depuis environ 2010. Le niveau d’inégalités de la Chine dépasse celui des Etats-Unis et elle a l’un des écarts les plus larges entre urbains et ruraux au monde : le revenu moyen de la population urbaine en Chine est égal à celui de la Hongrie, tandis que le revenu moyen de ses zones rurales est égal à celui du Vietnam.

L’Inde et l’Afrique. Cela confère à l’Inde et à l’Afrique un rôle plus important. Les récents développements désastreux en Inde (avec peut-être deux années successives de croissance très négative) ainsi que le problème persistant de manque de convergence des économies africaines laissent la possibilité réelle que les inégalités mondiales puissent cesser de diminuer pour augmenter de nouveau.

C’est d’autant plus probable que l’Afrique est la seule région du monde pour laquelle on prévoit une forte croissance démographique. Un calcul au dos de l’enveloppe implique un taux de croissance de 7 % ou même de 8 % pour l’économie dans son ensemble pour que le revenu par tête en Afrique puisse croître au rythme de 5 % par an. En comparaison, durant les très "bonnes" années avant la crise financière mondiale, la croissance africaine (pondérée en fonction de la population) était de 3-3,5 % par tête et plus récemment, avant l’épidémie de Covid-19, elle était de 1,5 % par tête. En l’absence de convergence africaine suffisante, les flux migratoires risquent de s’accroître, en particulier vers l’Europe. Donc la crise migratoire en Europe doit être perçue comme une question séculaire et pas du tout temporaire.

Les inégalités mondiales dans une perspective historique. Les changements décrits ci-dessus amènent la distribution des revenus relatifs en Eurasie au même point où elle était vers 1500. A l’époque, les revenus des régions les plus riches de Chine étaient assez similaires aux revenus dans les régions les plus riches d’Europe (les cités-Etats d’Italie, les Pays-Bas). Avant cela, il est probable que la vallée du Yangzi Jiang et les zones côtières de Chine aient eu des revenus légèrement supérieurs à ceux d’Europe. (…) Les écarts de revenus absolus étaient faibles. Ce fait est important pour mieux saisir que la période allant approximativement de 1800 à 2000, avec de larges écarts de revenus entre, d’une part, l’Europe (et l’Amérique du Nord) et, d’autre part, la Chine et l’Inde, constitue une anomalie historique.

La redistribution des positions relatives. Comme les pays asiatiques améliorent leurs positions relatives, de plus en plus de citoyens asiatiques (pas seulement les Chinois et les Indiens, mais aussi les citoyens de Thaïlande, d’Indonésie, du Vietnam, etc.) vont se retrouver parmi le quintile supérieur de la distribution mondiale. C’est un développement d’une importance historique, dans la mesure où le sommet de la répartition mondiale des revenus était, ces deux derniers siècles, peuplés essentiellement par les habitants d’Europe de l’Ouest, d’Amérique du Nord et du Japon. Le développement actuel provoque la plus grande redistribution des positions relatives des individus dans la répartition du revenu depuis la Révolution industrielle.

Un tel développement ne peut être négligé. Même si les écarts entre riches, classe moyenne et pauvres dans les pays développés ne se creusaient pas, ces trois groupes infranationaux vont appartenir à différentes parties de la distribution du revenu mondial. Les distributions occidentales, reflétées dans la répartition du revenu mondial, peuvent de plus en plus ressembler aux distributions latino-américaines. Les écarts de revenu peuvent ne pas être aussi larges, mais les positions mondiales relatives des différentes classes domestiques peuvent être substantiellement différentes.

Le sort de la classe moyenne des pays riches. Les grands perdants de cette redistribution vont à nouveau être les classes moyennes (et populaires) des pays riches. Le "graphique de l’éléphant" le montrait déjà avec le manque de croissance pour les classes moyennes entre 1988 et 2008 (ou 2014) (…). Une personne (par exemple) en Italie dont la position relative dans la distribution mondiale chuta du 85ème au 70ème centile de la répartition mondiale ne va pas trop ressentir ce changement si sa position relativement aux plus hauts revenus dans la répartition nationale reste la même. Mais il prendra de plus en plus conscience que son accès à certains biens mondiaux (voyage, type de logement, voitures électriques et gadgets de haute technologie) devient plus difficile. A mesure que la mondialisation se poursuit, cet individu prendra de plus en plus conscience de cette perte de statut. Même les endroits les plus attractifs pourraient être de plus en plus achetés par de riches étrangers. Ce qui semble aujourd’hui être un phénomène marginal de "Venisation" est juste un reflet du changement dans la répartition relative des pouvoirs économiques entre pays et de la mondialisation.

L’Europe. Ces développements, notamment l’intensification des flux migratoires d’Afrique vers l’Europe et le déclin de l’Europe dans la distribution des revenus relativement à celle de l’Asie, vont influencer les populations européennes à divers niveaux. Cet effet pourrait ne pas être aussi dramatique pour l'Amérique du Nord, en raison de sa position géographiquement différente.

5. La signification des inégalités mondiales


Il n’est pas immédiatement évident de saisir la signification des inégalités mondiales, ni pourquoi il serait vertueux que les inégalités mondiales baissent. Nous pouvons trouver deux raisons : d’une part, une réduction des inégalités entre les pays est supposée réduire les flux de main-d’œuvre et, d’autre part, elle réduit les inégalités mondiales des chances entre les individus. Un niveau très élevé d’inégalités mondiales (comme celui observé actuellement) signifie que la distribution des chances de vie est très asymétrique en faveur des personnes nées dans les pays riches (après avoir pris en compte le niveau d’éducation et d’effort). Ce n’est pas différent d’avoir une forte inégalité d’opportunité dans un pays, sauf que cette dernière est politiquement considérée comme problématique et qu’il y a des instruments, notamment via la politique publique, qui sont supposés la corriger. Au niveau global, en l’absence d’un gouvernement mondial, il n’y a pas d’institution politique qui puisse s’attaquer aux inégalités des chances.

La nostalgie. Le fait que beaucoup de personnes aux Etats-Unis et dans une moindre mesure en Europe de l’Ouest semblent nostalgiques des années 1950 et 1960 fait sens du point de vue de la plus haute position qu’ils occupaient alors relativement aux populations d’Asie et d’Afrique. (…) Mais ce qui a souvent tendance à être oublié est que cette période de revenus relativement élevés en Occident était, par définition, une période de revenus relativement faibles dans le Tiers-monde et donc une période où les inégalités mondiales ont atteint leur plus haut niveau historique. Ces positions relatives ont peu de chances d’être reproduites dans un avenir proche, et heureusement : elles ne seraient guère désirables d’un point de vue mondial. »

Branko Milanovic, « Notes on global income inequality: A non-technical summary », in globalinequality (blog), 19 mai 2021. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« La pandémie et les inégalités mondiales »

samedi 19 septembre 2020

Inégalités et Covid-19 aux Etats-Unis

« Les inégalités sont par définition multiformes. Non seulement il y a une différence entre les inégalités de revenu et les inégalités de richesse, mais les inégalités peuvent aussi être des inégalités de genre, de race, d’âge, de territoire au sein d’un pays, et ainsi de suite. Quand on se promène dans une ville comme New York, les inégalités nous apparaissent clairement lorsque nous passons d’un quartier à l’autre.

Donc, il n’est pas surprenant que nous puissions voir une relation entre les inégalités (dans leurs diverses incarnations) et les effets de la pandémie. Cela apparaît très clairement, je pense, dans le cas des Etats-Unis, mais aussi probablement dans d’autres pays dévastés comme l’Afrique du Sud, le Pérou, le Brésil et l’Inde.

Les inégalités de santé aux Etats-Unis sont bien connues. Même après l’Obamacare, presque 30 millions d’Américains n’ont pas d’assurance-santé. Beaucoup dépendent de leur emploi pour en avoir une. Quand ils perdent leur emploi, comme ce fut le cas durant la pandémie, ils perdent aussi leur assurance-santé. Les inégalités de santé ont contribué aux décès même si beaucoup d’hôpitaux ont traité les patients sans s’inquiéter à l’idée qu’ils aient ou non une assurance-santé, présentant ainsi un remarquable sens d’esprit civique dont les politiciens semblaient par contre être dépourvus.

Les inégalités d’éducation aux Etats-Unis sont rarement évoquées dans les débats à propos du coronavirus. Mais la faible qualité de l’enseignement primaire et secondaire combinée à grande latitude pour faire l’école à la maison a contribué à un rejet généralisé de la science et des mesures prophylactiques adoptées pour freiner la propagation de l’épidémie. Le fait que les Etats-Unis présentent un fort pourcentage de personnes adhérant aux croyances les plus extravagantes (des reptiliens à la Terre plate), relativement aux pays aux niveaux de vie similaires, n’est pas un accident. Il révèle son aspect nocif durant la crise, lorsque les gens refusent de croire la science lorsqu’elle leur dit ce qui est mauvais pour eux, pour leur famille et pour leurs amis.

Un système fragmenté de prise de décision politique semblait à première vue très utile, face à un gouvernement fédéral ouvertement obstructionniste. Mais cela s’est révélé être illusoire : l’incapacité des plus hautes unités territoriales (comme les Etats) à mettre en application les règles pour contenir la pandémie dans les plus petites juridictions (les comtés) entraîna un chaos administratif. En outre, cela alimenta l’expansion dans la pandémie dans la mesure où le traitement inégal par les régions dans un contexte de libre circulation des personnes diffusa le virus à travers le territoire. Les régions les moins restrictives déterminaient la propagation. Il faisait peu sens d’être responsable dans de telles circonstances, dans la mesure où cela ne faisait que nuire aux entreprises et ne contenait pas la contagion. Donc il y eut une incitation à une irresponsabilité généralisée.

Les inégalités de pouvoir politique deviennent également manifestes. Même quand les administrations au niveau fédéral ou au niveau de chaque Etat fédéré étaient déterminées à imposer des mesures très strictes, elles furent soumises aux pressions acharnées des entreprises. Peu de politiciens, conscients de l’importance du soutien des entreprises pour leur élection, se sont révélés capables de résister à ces pressions. Cela explique pourquoi la Californie s’est retrouvée en pleine débâcle malgré ses succès initiaux.

Les inégalités face à la mort, qui se manifestent notamment par les taux de décès très élevés parmi les noirs et latinos, ont probablement émoussé la réponse politique. Aucune de ces deux communautés n’est politiquement puissante. Parmi les latinos en Californie, beaucoup pouvaient être des immigrés en situation irrégulière, si bien que leur influence politique était encore moindre. Leur mort n’importait vraiment pas.

Au terme de tous ces processus, un pays démocratique semblait être, et se révéla effectivement être, bien plus indifférent aux morts qu’un régime autoritaire comme celui de la Chine. Les Etats-Unis s’inquiètent davantage des entreprises que des morts, mais ils ont fini par connaître une puissante contraction de l’activité économique et atteindre le nombre de morts le plus élevé à travers le monde (en ce mois de septembre). »

Branko Milanovic, « Inequalities and Covid-19 », in globalinequality (blog), 15 septembre 2020. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Covid-19 : l’épidémie est la plus meurtrière là où les inégalités sont les plus fortes »

« Covid-19 : la pandémie ne manquera pas de creuser les inégalités »

jeudi 2 juillet 2020

Quatre erreurs courantes à propos du revenu de base universel

« Le revenu universel (ou revenu de base) a beau être présent dans le débat politique depuis plus de deux décennies, son évaluation souffre toujours de la prégnance de plusieurs perceptions ou interprétations erronées le concernant. Nous allons nous attaquer ici à quatre d’entre elles.

Première erreur : le revenu universel serait plus coûteux que les politiques traditionnelles de soutien au revenu telles que le revenu minimum garanti ou les allocations-chômage

On pourrait penser que le revenu universel est plus cher qu’un revenu minimum garanti ou un dispositif du même genre. Cependant, les mécanismes de soutien au revenu alternatifs doivent être comparés en maintenant constant leur impact sur les recettes fiscales nettes. Avec la neutralité fiscale, les questions pertinentes sont les incitations et la distribution du fardeau fiscal. Une source possible de la première erreur est l’universalité du revenu universel : il est donné à tout le monde. A l’inverse, les formes traditionnelles de soutien au revenu sont catégorielles et conditionnées : elles ne sont données qu’à certains, parfois, d’où l’idée que le revenu universel serait plus coûteux. Mais nous devons comparer le montant reçu à travers le revenu universel à la valeur attendue du montant reçu via les politiques traditionnelles. Il peut être supérieur, inférieur ou égal. Le fait qu’il soit universel n’implique pas en soi qu’il soit forcément plus coûteux.

Deuxième erreur : le revenu universel réduit l’offre de travail

La microéconomie enseignée en première année universitaire nous dit qu’une hausse des revenus de transfert peut entraîner une réduction de l’offre de travail. Implicitement, ce que la deuxième erreur suggère en fait est que le revenu universel entraîne une plus grande réduction de l’offre de travail que les autres dispositifs de soutien au revenu. Cette idée est erronée, dans la mesure où l’économie élémentaire indique en fait que le revenu universel est susceptible d’entraîner une moindre réduction de l’offre de travail que ces dispositifs alternatifs. Les politiques traditionnelles sont typiquement accordées sous condition de ressources, si bien qu’elles peuvent inciter les individus à changer de comportement de façon à maintenir l’éligibilité, c’est-à-dire gagner un faible revenu. En outre, l’hypothèse que l’offre de travail chute avec le revenu ne doit pas être considérée comme valide. En effet, les preuves empiriques expérimentales montrent que les transferts de liquidité peuvent en fait motiver à davantage travailler et à s’engager dans des activités productives.

Troisième erreur : le revenu universel favorise les "surfeurs"

Les "surfeurs" (c’est-à-dire les riches consacrant une grande partie de leur temps aux loisirs) remboursent le revenu universel via les impôts. Mais alors pourquoi leur donner le revenu universel ? Parce que les revenus de transfert versés sans condition de ressources sont susceptibles d’impliquer de meilleures incitations.

Quatrième erreur : le revenu universel n’apportera pas un soutien suffisant en cas d’événements tels que le chômage ou la maladie

Certains événements adverses fournissent un plus large soutien que le revenu universel, par exemple, au cours d’un mois donné. (L’inactivité imposée par l’épidémie de Covid-19 ou les hospitalisations peuvent en être des exemples.) Cet argument souffre d’une vision réductrice de la conception du revenu universel et d’une représentation purement statique de celui-ci. Premièrement, bien qu’il y ait des partisans du revenu universel qui privilégient une conception qui substitue ce dernier aux autres politiques de soutien au revenu, des versions plus réalistes envisagent un remplacement partiel, laissant de la place pour d’autres politiques qui se basent sur le principe de l’assurance et qui sont conçues pour ces chocs adverses. Deuxièmement, ce qui importe est la comparaison entre les valeurs attendues. Le revenu universel garantit une allocation intertemporelle, ce qui permet aux gens de s’assurer contre certains événements adverses et de bénéficier de prêts contingents. Comment l’allocation intertemporelle fournie par le revenu universel se compare-t-elle par rapport à la valeur intertemporelle attendue de toutes les politiques traditionnelles catégorielles et conditionnelles ? J’estime que le revenu universel est susceptible d’être supérieur, puisqu’il est sûr et facile de déterminer le montant de l’accroissement du revenu. Il est utile de noter que cela n’est possible que si le marché du crédit est accessible et efficient et si les ménages disposent des compétences nécessaires pour s'engager sur ce marché. Cela suggère que ces conditions devront être vérifiées si et quand la politique se réorientera dans le sens du revenu universel. »

Ugo Colombino, « Four mistaken theses about universal basic incomes », IZA, 2 juillet 2020. Traduit par Martin Anota

mardi 23 juin 2020

Les Etats-Unis du désespoir



« Bien avant qu’éclate l’épidémie de Covid-19, il y avait une autre épidémie qui sévissait aux Etats-Unis, tuant plus d’Américains en 2018 que le coronavirus n’en a tués jusqu’à présent. Le nombre annuel de "morts de désespoir" (deaths of despair), c'est-à-dire des décès liés aux suicides, aux maladies du foie liées à l’alcool et aux overdoses de drogue, a rapidement augmenté depuis le milieu des années 1990, en passant d’environ 65.000 en 1995 à 158.000 en 2018.

La hausse du nombre de morts de cette autre épidémie concerne presque entièrement les Américains qui n’ont pas obtenu de diplôme universitaire d’un cycle de quatre ans. Alors que les taux de mortalité globaux ont chuté pour ceux ayant un tel niveau de diplôme, ils ont augmenté pour les Américains les moins diplômés. L’espérance de vie à la naissance pour tous les Américains a chuté entre 2014 et 2017. Il s’agissait de la première chute de l’espérance de vie sur trois ans depuis la pandémie de grippe espagnole de 1918-1919 ; avec deux pandémies qui sont à présent en cours, l’espérance de vie est susceptible de chuter à nouveau.

Derrière ces chiffres de mortalité, il y a également de sombres données économiques. Comme nous le montrons dans notre livre, les salaires réels (c’est-à-dire ajustés en fonction de l’inflation) pour les hommes sans un diplôme universitaire ont chuté pendant cinquante ans. Parallèlement, la prime de rémunérations des diplômés de l’université relativement aux non-diplômés a augmenté et s'élève à présent à 80 %. Avec les Américains les moins diplômés ayant de moins en moins de chances d’avoir un emploi, la part d’hommes d’âge intermédiaire dans la vie active a eu tendance à diminuer ces dernières décennies, tout comme le taux d’activité des femmes depuis 2000. Les diplômés se démarquent de la majorité moins diplômée non seulement en termes de diplôme, mais aussi en termes sanitaires. La souffrance, la solitude et le handicap sont devenus plus courants parmi les non-diplômés.

Voilà le portrait des Etats-Unis à la veille de la pandémie de Covid-19. A présent, le virus a nouvellement exposé les inégalités préexistantes.

Par le passé, les pandémies ont pu réduire les inégalités. La Peste noire a tué tellement de monde dans l’Europe du quatorzième siècle qu’elle provoqua une pénurie de main-d’œuvre, ce qui améliora le pouvoir de négociation des travailleurs. Plus tard, au dix-neuvième siècle, l’épidémie de choléra a inspiré la théorie des germes, traçant la voie à l’allongement moderne de la longévité, tout d’abord dans les pays riches et, après la Seconde Guerre mondiale, dans le reste du monde. Une grande divergence dans les espérances de vie à travers le monde a conduit à leur grande convergence.

Mais les Etats-Unis connaissent une grande divergence sur leur territoire depuis deux générations et l’épidémie de Covid-19 promet de creuser les amples inégalités de santé et de revenu dans le pays. Les effets du virus dépendent du niveau de diplôme, parce que les plus diplômés sont les plus susceptibles de continuer de travailler et, en l’occurrence, de le faire chez eux. A moins qu’ils ne soient parmi les travailleurs très éduqués dans la santé ou d’autres secteurs sur le front, ils peuvent se reposer et voir les marchés boursiers propulser la valeur de leurs fonds de pension à des niveaux toujours plus élevés.

A l’inverse, les deux tiers des travailleurs qui n’ont pas de diplôme universitaire d’un cycle de quatre ans sont soit non essentiels et donc risquent de perdre leurs rémunérations, soit essentiels et donc risquent d’être contaminés. Alors que les diplômés de l’université ont largement été capables de sauver leur santé et leur richesse, les travailleurs moins diplômés risquent de perdre soit l’un, soit l’autre.

Pour cette raison, les écarts de revenu et de longévité que cette tendance dans les morts de désespoir a révélés se creusent maintenant davantage. Mais alors que les blancs les moins diplômés ont supporté l’essentiel de la première épidémie, les Afro-Américains et les hispaniques ont été disproportionnellement tués par l’épidémie de Covid-19. Par conséquent, la convergence des taux de mortalité des blancs et des noirs s'est stoppée.

Il y a plusieurs raisons susceptibles d’expliquer ces disparités raciales, notamment la ségrégation résidentielle, le surpeuplement et les trajets domicile-travail. Si ces facteurs ont joué un rôle important à New York, ils ne l’ont pas forcément fait ailleurs. Dans le New Jersey, par exemple, ni les Afro-Américains, ni les hispaniques n’ont connu de taux de mortalité disproportionnellement élevés.

Le système de santé onéreux des Etats-Unis va continuer d’aggraver les effets de la pandémie. Beaucoup parmi les dizaines de millions d’Américains qui ont perdu leur emploi ce printemps ont aussi perdu par la même occasion leur assurance-santé et beaucoup ne se seront pas capable d'en retrouver une autre.

Alors qu’aucune personne présentant les symptômes du coronavirus ne s’est vue refuser un traitement, certains non-assurés peuvent ne pas l’avoir cherché. Lors de la rédaction de cette tribune, on enregistrait aux Etats-Unis plus de 113.000 décès liés au coronavirus et plus de 200.000 hospitalisations, si bien que beaucoup se retrouveront avec des factures de soins qu’ils ne pourront pas payer (même pour beaucoup ayant une assurance) et qui ruineront leur crédit pour la vie. Le gouvernement fédéral a donné des milliards de dollars aux compagnies pharmaceutiques pour développer un vaccin et, sous la pression des lobbyistes, il n’a pas exigé de conditions sur les prix en contrepartie, ni imposé de garanties publiques sur les brevets.

En outre, la pandémie alimente davantage la consolidation sectorielle en favorisant les géants du e-commerce déjà dominants au détriment des firmes classiques en difficulté. La part du travail dans le PIB, que l’on a longtemps cru comme immuablement constante, a chuté ces dernières années et le pouvoir de marché sur les marchés des produits et du travail peut en être une raison. Si le taux de chômage reste élevé ces prochaines années, le rapport de force entre le travail et le capital basculera davantage en faveur de ce dernier, entraînant des conséquences inverses à celles de l'épidémie de peste et justifiant l’optimisme des marchés boursiers face à la catastrophe.

Cela dit, nous ne croyons pas que l’économie post-Covid provoquera une flambée de morts de désespoir. La cause fondamentale de cette épidémie, comme le suggère notre analyse, n’a pas été les fluctuations économiques, mais plutôt la dégradation à long terme du mode de vie des blancs des classes laborieuses. Le nombre de morts de désespoir augmentait avant la crise financière et la Grande Récession de 2008, événement au cours duquel le taux de chômage américain grimpa de 4,5 % à 10 %, et il continua d’augmenter lorsque le chômage reflua graduellement jusqu’à 3,5 % à la veille de la pandémie. S’il y a peut-être eu par le passé une relation entre suicide et chômage, elle n’est en tout cas plus apparente aux Etats-Unis.

Néanmoins, les épisodes passés suggèrent que ceux qui entrent sur le marché du travail en 2020 vont connaître une trajectoire de rémunérations inférieure au cours de leur vie active, ce qui alimentera certainement le désespoir qui apporte la mort via le suicide, l’alcool ou les overdoses de drogue. En d’autres mots, l’Amérique post-Covid sera probablement la même que celle d’avant, si ce n’est avec davantage d’inégalités et de dysfonctionnements.

Certes, la colère publique autour de la violence policière ou des soins de santé outrageusement chers peut provoquer une rupture structurelle. Si cela se réalise, nous pouvons voir la société s’améliorer. Mais ce ne sera pas nécessairement le cas. Ce n’est pas toujours un phœnix qui s’élève des cendres. »

Anne Case et Angus Deaton, « United states of despair », 15 juin 2020. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Le problème des Etats-Unis : l’excessif pouvoir de monopole des firmes ou l’insuffisant pouvoir de négociation des travailleurs ? »

« Comment les inégalités de revenu ont évolué depuis un siècle aux Etats-Unis ? »

« Covid-19 : l’épidémie est la plus meurtrière là où les inégalités sont les plus fortes »

« Covid-19 : la pandémie ne manquera pas de creuser les inégalités »

« Et si nous restions au domicile ? Les heurs et malheurs du télétravail »

- page 2 de 16 -