Annotations

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

Travail, emploi, chômage

Fil des billets

lundi 27 novembre 2023

Pourquoi certains emplois sont-ils particulièrement "gourmands" ?

« Pourquoi les femmes tendent-elles toujours à gagner moins que les hommes ? Il n’y personne de mieux placée pour répondre à cette question que l’historienne économique Claudia Goldin, la lauréate du prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel de 2023. Sa réponse nous dit comment combattre l’injustice, mais aussi comment créer des conditions de travail plus saines et productives pour tout le monde.

Evoquons quelques explications évidentes, qui jouent toutes un rôle. Il y a la discrimination pure et simple, quelque chose que Goldin a examiné avec Cecilia Rouse dans une célèbre étude portant sur les principaux orchestres américains. Quand ces orchestres commencèrent à demander aux candidats d’auditionner derrière un écran, la proportion de femmes qui furent acceptées augmenta fortement.

Alors se pose la question de savoir quels choix de carrière font sens pour une personne qui peut tomber enceinte. Dans les années 1960, l’accès à la pilule contraceptive était limité pour les femmes qui n’étaient pas mariées aux Etats-Unis. En 1970, les études de droit, de médecine, de médecine dentaire et de gestion étaient entièrement dominées par les hommes. Ce n’est pas étonnant : investir dans une telle profession semblait coûteux et risqué pour une jeune femme qui pouvait soudainement devenir mère. Goldin et son collègue (et époux) Lawrence Katz ont montré que dans les Etats qui libéralisèrent l’accès à la pilule contraceptive durant les années 1970, le nombre de jeunes femmes suivant ces études a explosé. En donnant aux femmes un contrôle sans précédent sur leur fertilité, la pilule contraceptive leur a permis de s’investir dans leur carrière professionnelle.

Toutefois, beaucoup de femmes utilisent la pilule, non pas pour empêcher totalement la maternité, mais pour la décaler à un moment plus approprié. Ce qui nous amène à aujourd’hui. Les travaux de Goldin suggèrent qu’une grande partie des inégalités entre hommes et femmes tient en fait aux inégalités entre les mères et les non-mères. La raison ? Il y a certains emplois, les emplois "gourmands" ("greedy jobs") qui payent bien, mais qui nécessitent des horaires longs et imprévisibles.

(Goldin n'a pas inventé ce terme. Il a été utilisé pour la première fois par les sociologues Lewis Coser et Rose Laub Coser, un couple marié. Il a utilisé ce terme pour décrire les institutions qui "recherchent une loyauté exclusive et indivise" ; elle l'a utilisé pour décrire les exigences de la maternité.)

Alors, qu’est-ce qu’un emploi gourmand ? Si vous devez travailler tard, répondre à des appels professionnels le week-end ou vous rendre à Singapour pour une réunion, le tout sans préavis et avec l'hypothèse absolue que rien d'autre ne vous empêchera de le faire, alors vous avez un emploi gourmand. Si vous êtes également la principale personne à s’occuper d’enfants, alors, comme Rose Laub Coser l'a compris, c'est aussi un travail gourmand, sans doute plus gourmand qu'il ne l'a jamais été. Et il est dans la nature des emplois gourmands que vous ne puissiez en occuper qu’un seul à la fois.

Un arrangement courant dans les couples hétérosexuels très diplômés, très employables est donc que l'un des conjoints (souvent la femme) prenne en charge le travail gourmand et non rémunéré de parent (peut-être en parallèle à un emploi rémunéré plus flexible), tandis que l'autre conjoint (souvent l'homme) prenne l’emploi gourmand et très rémunéré d'avocat d'entreprise, de banquier d'investissement ou de cadre dirigeant.

Il n’y a rien d’inévitable là-dedans. Le couple pourrait embaucher une nounou à domicile : c’est un autre travail gourmand. Ou bien, les deux conjoints pourraient tous deux occuper des emplois flexibles où l’on s’attend à ce que la famille passe avant tout. Mais ces deux options ont un prix élevé, car les emplois les mieux payés sont généralement gourmands.

Comme l’a écrit Goldin dans son livre Career and Family, publié en 2021 "quand les diplômés du supérieur trouvent des partenaires de vie et commencent à planifier leur vie de famille, dans les termes les plus crus ils sont confrontés à un choix entre un mariage d’égaux et un mariage avec plus d’argent".

Le couple pourrait renverser les normes de genre : la femme pourrait travailler à des horaires imprévisibles et prendre l’avion à destination de Singapour, tandis que l'homme serait celui qui viendrait chercher les enfants à l’école et laisserait tout tomber en cas d'urgence pour s’occuper d’eux. Mis à part les poignées de semaines autour du moment de la naissance, c'est parfaitement possible. Mais cela reste inhabituel, alors tous deux passeraient beaucoup de temps à s’expliquer.

Ce qu'il faut faire? Nous pouvons tous remettre en cause l'hypothèse selon laquelle c'est la mère qui doit planifier la garde des enfants et faire face aux urgences afin que son conjoint puisse se concentrer sur son travail gourmand. Mais nous devons aussi nous demander pourquoi tant d’emplois sont encore gourmands.

Goldin oppose les avocats aux pharmaciens. Le droit est un travail fondamentalement gourmand, où vous gagnez le plus d’argent lorsque vous êtes associé dans un cabinet d'avocats - un emploi qui n'est pas compatible avec le fait d'être la personne qui laisse tout tomber pour aller s’occuper d’un enfant qui est tombé d'une balançoire pendant la récréation.

A l’inverse, vous pouvez être très bien payé en tant que pharmacien, même si de nombreux pharmaciens ont des métiers peu gourmands. Aux États-Unis, plus de la moitié des pharmaciens sont des femmes et l’écart de salaires entre les sexes est faible. Selon Goldin, cela est une question de conception du travail : les pharmaciens travaillent en équipe et sont substituables les uns aux autres. Si quelqu’un n’est pas disponible pour venir travailler, quelqu’un d’autre peut le remplacer.

Pourquoi n'y a-t-il pas plus d'emplois conçus de cette façon ? Il faut beaucoup d’efforts et d’attention pour créer des emplois substituables. Les processus doivent être standardisés et les enregistrements conservés (...). Ces meilleurs systèmes ne permettent pas seulement aux meilleurs travailleurs de travailler dans des conditions non gourmandes ; ils permettent aussi de faciliter le travail d'équipe et de réduire d'épuisement professionnel. Pourtant, ceux qui ont le pouvoir de mettre en œuvre ces changements n’ont pas encore estimé que cela en valait la peine de le faire.

Mon espoir – et celui de Goldin aussi – est que le choc provoqué par la pandémie sur les pratiques en matière de travail à travers le monde contribuera à débloquer de meilleurs systèmes, conduisant à de nouveaux progrès en matière d’égalité de genre et à de nombreux autres avantages. Mais elle est historienne, pas devin. Nous devons attendre et observer. Ou nous devons nous battre pour avoir les changements que nous voulons. »

Tim Harford, « Why are some jobs so “greedy”? », novembre 2023. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« La maternité, cette source persistante d’inégalités dans les pays développés »

« Les politiques familiales contribuent-elles à réduire les inégalités de genre ? »

lundi 6 novembre 2023

Les travaux de Goldin : une clé de compréhension des inégalités sur le marché du travail

« Le comité Nobel a attribué le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel à Claudia Goldin "pour avoir fait avancer notre compréhension de la situation des femmes sur le marché du travail". En effet, les contributions de Goldin à ce sujet sont vastes et l'on peut peut-être trouver leur meilleur résumé dans son livre de 1990, Understanding the Gender Gap. Ce livre illustre aussi bien sa rigueur en tant que doctorante de l’Université de Chicago que sa détermination personnelle à utiliser les outils de la science économique pour comprendre un sujet que la plupart des hommes de sa cohorte ont négligé. Elle aimait dire, en plaisantant, qu'elle a écrit ce livre en ayant Gary Becker lui chuchotant à une oreille de traiter les inégalités de genre dans le cadre de la théorie des prix et Dick Easterlin lui chuchotant à l'autre oreille de faire preuve d'un soin méticuleux dans la collecte et l'analyse des données.

Bien que nous croyons que le comité honore à juste titre ce travail, nous estimons que cette célébration a injustement passé sous silence le fait que les travaux de Goldin sur les inégalités de genre font partie intégrante d’un agenda de recherche plus large autour des inégalités sur le marché du travail. Bien sûr, les femmes constituent la moitié de la population et, avant les travaux pionniers de Goldin, nous en savions peu sur cette "moitié", donc ses travaux sur le genre justifient à eux seuls le prix. Mais nous croyons que l’on peut mieux comprendre et apprécier son travail sur le genre en le replaçant dans le contexte plus large de ses recherches sur le marché du travail. Nous sommes deux anciennes étudiantes de Goldin qui ne travaillent pas essentiellement sur le genre, mais nos travaux ont néanmoins grandement bénéficié de ses idées et de son sens aigu des questions de recherche ouvertes et essentielles.

En tant qu’étudiante de Gary Becker, Goldin voyait les inégalités de genre en termes d’emplois et de salaires comme le résultat d’un marché du travail en équilibre. L’offre de femmes potentiellement intéressées par le travail rémunéré interagissait avec la demande d’un tel travail par les entreprises pour produire un salaire et un niveau d’emploi d’équilibre. Et des forces similaires étaient à l’œuvre pour les hommes. Si moins de 10 % des femmes mariées avaient un emploi rémunéré aux Etats-Unis en 1910 et pratiquement 60 % des femmes mariées aujourd’hui, soit l’offre de femmes mariées intéressées par le travail rémunéré avait augmenté, soit la demande de travail féminin avait augmenté, soit les deux. Mais la même logique s’appliquait fondamentalement à tout autre type de conséquence du marché du travail, pas seulement celles liées au genre. En particulier, Goldin (avec Larry Katz) a joué un rôle décisif dans la recherche du lien entre, d’une part, les changements dans l’offre et la demande de travail qualifié et, d’autre part, l’évolution des inégalités de rémunérations entre travailleurs peu qualifiés et travailleurs très qualifiés et plus largement les inégalités économiques.

Bien sûr, l’expérience de Goldin comme historienne économique lui apprit que le monde réel ne fonctionne pas aussi bien que le supposent les modèles économiques. Donc, outre l’offre et la demande, elle mit l’accent sur la centralité des institutions (les lois, les normes sociales, etc.) dans la détermination des niveaux de salaires et d’emploi que nous observons.

Goldin a l’habitude d’expliquer l’évolution de la demande de travail féminin en disant que "les femmes ont un avantage comparatif sur les hommes dans le travail mental (brain work) et les hommes ont un avantage comparatif dans le travail musculaire (brawn work)". A mesure que l’économie passait de l’agriculture et l’industrie vers les services, la demande relative de travail féminin a augmenté. Même dans le secteur manufacturier, la transition à partir de la Première Révolution industrielle, qui eut essentiellement lieu dans des usines non électrifiées, vers la Deuxième Révolution industrielle, qui eut essentiellement lieu dans des secteurs intensifs en capital (comme la métallurgie et ensuite l’industrie aéronautique et automobile, ainsi que l’agroalimentaire et la chimie), a favorisé les travailleurs plus qualifiés relativement aux moins qualifiés, ce qui contribua à un changement dans la demande relative de travail féminin. Même si les femmes n’étaient pas très nombreuses à travailler dans les usines, ces nouvelles technologies requéraient des ingénieurs pour installer et réparer une machinerie complexe, ainsi qu’un grand nombre de travailleurs à col blanc pour traiter les commandes et tenir les registres (Goldin et Katz, 1998). Les femmes occupaient plusieurs de ces emplois de bureaux en tant que secrétaires, sténographes, dactylographes et standardistes.

Le travail de Goldin analysant la "prime de qualification" (skill premium), c’est-à-dire le supplément de rémunération que gagnent les travailleurs les plus éduqués, utilise le même cadre et s'avère, selon nous, aussi influent et important que ses travaux sur les inégalités de genre. Le livre qu’elle a publié en 2008 avec Larry Katz, The Race Between Education and Technology, fournit un cadre unificateur pour comprendre la hausse, la chute, puis la nouvelle hausse des inégalités de revenu au cours du vingtième siècle. Comme la demande de travail très qualifiée augmentait avec la Deuxième Révolution industrielle dans les années 1910 et les années 1920, la rémunération des travailleurs les plus qualifiés au sommet de la répartition des revenus augmenta. Les développements technologiques qui favorisèrent les travailleurs les moins qualifiés (un exemple important étant la chaîne de montage et d’autres innovations fordistes) contribuèrent à ce qu’il y ait pendant une certaine période une croissance plus forte en bas de la répartition (avec de nouvelles législations et réformes institutionnelles telles que l’essor des syndicats). En fait, l’article de Goldin de 1992 (avec Robert Margo en coauteur) est l’une des plus importantes contributions empiriques à la littérature moderne sur les inégalités économiques aux Etats-Unis et, dans l’essentiel de cette analyse, elle se focalise sur les seuls hommes.

Bien sûr, la demande de travail ne constitue au mieux que la moitié de l’histoire et Goldin a fait plusieurs contributions pour comprendre l’offre de travail. Toute chose égale par ailleurs, un intrant offert abondamment jouit de moindres rémunérations et Claude a donc affirmé qu'une hausse massive du nombre de travailleurs éduqués a constitué une force majeure réduisant la prime de qualification au milieu du vingtième siècle. L’ample changement de l’offre de travail qualifié tenait à l’essor des lycées entre 1910 et 1940, une période au cours de laquelle de petites villes à travers les Etats-Unis décidèrent d'augmenter les impôts fonciers pour financer le développement des écoles publiques (Goldin, 1998). C’est grâce au parcimonieux travail de données que Goldin a réalisé que nous savons où et quand le premier de ces lycées ouvrit, ce que le programme couvrait et comment ces lycées étaient financés. Il n’était pas garanti que ces lycées soient ouverts aux garçons et aux filles, mais ils l’ont été. Et il est notable que, malgré le fait qu’ils aient également connu une hausse des rendements de l’éducation, les pays européens n’ont pas développé les lycées publics au sortir de la Seconde Guerre mondiale ; ils ne l’ont fait qu’avec retard, selon Goldin, à cause de leurs mécanismes de financement centralisés. Outre le développement des lycées, Claudia relie la hausse de l’offre de travail qualifié à l’explosion du nombre d’hommes diplômés provoquée par la B.I. Bill et y voit donc un facteur ayant poussé à la baisse la prime de qualification après la Seconde Guerre mondiale. Cela permit à ce que la forte croissance économique d’après-guerre ne soit pas concentré centrée en haut de la répartition.

L’une des fascinantes questions soulevées par les travaux de Goldin et le cadre de la course entre l’éducation et la technologie est de savoir pourquoi, alors que s’ouvrait une nouvelle période de progrès technique avec l’informatisation et les nouvelles technologies de communication, nous n’avons pas vu dans les années 1980 une réponse similaire de la part des gouvernements aux Etats-Unis (que ce soit au niveau local ou fédéral) pour financer avec des fonds publics les lycées et les universités. (…) L’essor des ordinateurs ne constitue pas la première occurrence d'un développement technologique disruptif bouleversant le marché du travail. La Première et Deuxième Révolutions industrielles, l’électrification, les massifs gains de productivité agricoles qui réduisirent brutalement la demande de travail agricole, (…) bouleversèrent l’organisation du travail. Par le passé, le gouvernement facilita la massification scolaire pour aider les travailleurs à s’adapter à ces changements (le développement des lycées, puis la G.I. Bill), mais nous n’avons pas assisté à une telle intervention ces dernières décennies.

De la même façon qu’ils ont montré comment l’offre de travail qualifié contribue à expliquer les inégalités globales de rémunérations au cours du vingtième siècle, les travaux de Goldin ont montré comment des questions relatives à l’offre contribuent à expliquer les inégalités de genre sur le marché du travail. Les femmes étaient initialement exclues du marché du travail par "des normes sociales, la législation et d’autres barrières institutionnelles" et elles sont ensuite entrées en grand nombre dans la population active à mesure que ces normes déclinaient. Une grande partie de ces changements, en particulier pour les femmes les plus éduquées, tint à la révolution des moyens de contraception qui permirent aux femmes de planifier leurs études et leur carrière professionnelle. Comme le dit le communiqué de presse annonçant le Nobel de Goldin pour résumer ses travaux, "la pilule permit aux femmes de mieux planifier leur futur… en leur donnant de nouvelles incitations à investir dans leur éducation et leur carrière professionnelle". L’article de 2002 qu’elle a écrit avec Larry Katz montre que les lois qui donnèrent aux femmes célibataires l'accès à la pilule reculèrent l’année moyenne du premier enfant et conduisirent à une hausse de la part des femmes suivant une formation professionnelle de longue durée (Goldin et Katz, 2002). (...) »

Leah Boustan & Ilyana Kuziemko, « Claudia Goldin, Nobel laureate: Gender gaps and the broader agenda on inequality », octobre 2023.

vendredi 20 octobre 2023

Ce que Claudia Goldin nous a appris à propos des femmes, des marchés du travail et des inégalités salariales

« Le "prix Nobel" de science économique a été attribué à Claudia Goldin, une économiste du travail et une historienne économique, pour avoir fait avancer notre compréhension de la situation des femmes sur le marché du travail. (…)

Même si peu d’économistes contesteraient aujourd’hui la pertinence globale de ces thèmes, lorsque les travaux de Goldin sur le travail des femmes devinrent influents dans les années 1980, les études sur le genre étaient loin d’être courants en science économique et ils se concentraient essentiellement autour de l’analyse de l’offre de travail des femmes dans le couple marié. Quatre décennies plus tard, d’anciennes et de nouvelles perspectives sur le genre ont pris une place centrale dans plusieurs domaines de la science économique. Plusieurs avancées en économie du travail se sont faites à partir des résultats obtenus par la littérature sur le genre, notamment l’identification des effets de revenu et de substitution sur l’offre de travail, les conséquences de l’auto-sélection sur les marchés du travail, ou sur l’interaction entre les marchés et les ménages. En économie publique, les réactions des femmes ont pris une bonne place dans l’évaluation de réformes fiscales et de diverses politiques dans les domaines du soin, de l’éducation et du soutien aux familles. En économie du développement, la recherche a mis en lumière les inégalités de genre en matière de santé, d’éducation, d’autonomie individuelle et des droits juridiques et elle a permis de concevoir des mesures pour rendre plus autonomes les femmes et les filles dans des environnements à faible revenu. En macroéconomie, les tendances relatives au genre ont été reliées à l’évolution de la structure sectorielle, à la productivité agrégée et aux gains d’efficience tirées de l’allocation des talents.

Les travaux de Goldin ont fourni l’épine dorsale de ces avancées. En collectant et en étudiant des données des deux derniers siècles de l’histoire économique des femmes à travers une perspective de l’économie du travail, ses travaux ont donné des réponses crédibles à des questions ouvertes et ils ont tracé la voie à de nouveaux agendas de recherche sur le genre. Un résultat clé de ses travaux est que la participation des femmes au marché du travail n’augmente pas de façon monotone avec le développement économique. En fait, aux premiers temps du développement, les femmes étaient fortement impliquées dans l’agriculture, souvent comme travailleuses non payées dans les fermes familiales. Ensuite, à mesure que l’économie se développait avec l’industrialisation, le lieu de production a de moins en moins été les ménages et les fermes familiales et de plus en plus les usines et les centres urbains. Le taux d’activité des femmes a baissé avec ce processus (en raison de l’amélioration de la situation économique, de conditions de travail dans les usines peu favorables aux femmes et des coutumes sociales limitant l’entrée des femmes dans l’industrie manufacturière) et les femmes se sont spécialisées dans le travail domestique non rémunéré. Puis, dans un deuxième temps, à mesure que le développement économique a continué de se poursuivre, l’expansion de l’économie des services a attiré les femmes sur le marché du travail, grâce à leur avantage comparatif dans les emplois non manuels. La relation entre le développement économique et le travail des femmes a donc décrit une courbe en forme de U, mais cela n’avait pas été démontré avant que Goldin n’établisse que le travail des femmes selon les enquêtes antérieures (essentiellement les recensements américains) était largement sous-estimé en raison de son statut informel et non rémunéré.

Goldin a modélisé ces phrases de l’histoire économique américaine dans un modèle unifié de demande de travail et d’offre de travail. Entre la fin du dix-neuvième siècle et le début du vingtième siècle, les Américaines dans les emplois rémunérés, contrairement à celles travaillant à la maison ou dans les entreprises familiales, étaient généralement jeunes et célibataires. L’élasticité-revenu de l’offre de travail, aussi bien que le stigmate associé au travail réalisé à l’extérieur du ménage, étaient importants. Donc, la plupart des femmes abandonnaient le travail rémunéré après le mariage et passaient du travail fermier au travail domestique quand la rémunération de leur époux augmentait dans le secteur manufacturier en croissance. Avant et vers le milieu du siècle, la hausse de la demande de travail de bureau a créé des emplois plus favorables aux femmes, les gains des femmes en termes de capital humain rendirent plus rentable la participation au marché du travail, tandis que la hausse de l’élasticité de l’offre de travail au salaire rendit le comportement des femmes plus sensible à la hausse du coût d’opportunité des tâches ménagères. La combinaison de ces facteurs a poussé le taux d’activité des femmes sur une trajectoire croissante.

Goldin note que (en contraste avec ces phrases d’évolution) la plus grande implication des femmes sur le marché du travail à partir des années 1970 a entraîné des changements radicaux dans l’horizon temporel, l’indépendance et l’importance de leurs décisions en matière d’offre de travail. Grâce à la disponibilité des moyens de contraception, les femmes ont pu planifier leur fertilité, retarder le mariage et aspirer à des carrières de long terme sur le marché du travail. Pour un nombre croissant de femmes, le travail a commencé à définir leur identité et leur rôle dans la société, avec un équilibre changeant entre leur vie familiale et leur vie professionnelle dans leurs aspirations. Les revenus relatifs des femmes ont commencé à augmenter de façon marquée autour de 1980, suite aux améliorations dans leur capital humain via l’éducation et l’expérience professionnelle. Les professions des nouvelles diplômées sont progressivement passées de ceux traditionnellement considérés comme féminins (enseignantes, infirmières et travailleurs du care) à un ensemble varié d’emplois professionnels et managériaux.

Après des décennies de progrès, la fin du vingtième siècle a été marquée par une stagnation ou un ralentissement de la convergence entre les genres aux Etats-Unis et dans d’autres pays à haut revenu. Aujourd’hui, il reste de larges disparités en termes de salaires et de situation économique entre les hommes et les femmes dans pratiquement tous les pays. Les femmes ne font toujours pas leurs études dans les mêmes domaines que les hommes, elles sont toujours sous-représentées dans les emplois à haut salaire et elles subissent toujours l’essentiel de la pénalité financière associée à la parentalité, quelque chose que l’on évoque souvent comme la pénalité de la maternité. Alors que les carrières des hommes ne sont guère affectées par la parentalité, l’arrivée des enfants entraîne généralement une chute large et durable de la rémunération des mères.

Les plus récents travaux de Goldin ont souligné qu’un élément important déterminant la pénalité associée à la maternité est la rémunération de conditions de travail peu favorables à la vie de famille, les professions à fortes rémunérations récompensant de façon disproportionnée les longues durées et l’attachement continu au marché du travail et pénalisant les interruptions de carrière. En observant les barèmes de rémunération dans différentes professions, elle constate que des professions comme celles de soins de santé et d’information qui ont introduit une plus grande flexibilité dans leur organisation ont atteint une plus grande convergence des niveaux de rémunérations entre les femmes et les hommes que des professions qui ont favorisé une culture des longues heures de travail (en particulier dans les secteurs financiers et juridiques). Les changements observés dans l’organisation du travail sont en partie le produit d’interventions des autorités publiques dans la réglementation du travail à temps partiel et les droits au travail flexible. Mais des initiatives visant à rendre les conditions de travail plus favorables à la vie de famille venant des firmes elles-mêmes, voyant de plus en plus les avantages d’attirer et de retenir les talents féminins, se sont révélées tout aussi importantes.

Les travaux de Goldin façonnent l’essentiel de la recherche autour des inégalités de genre. Un pan de la recherche étudie l’impact du soutien public aux familles et de l’organisation du travail sur la pénalité salariale associée à la maternité. Un autre pan de la recherche qui lui est étroitement associé étudie le rôle des normes et stéréotypes de genre dans le maintien des inégalités de genre dans le travail domestique et la limitation de l’engagement des femmes sur le marché du travail. Les derniers travaux montrent notamment que la poursuite de l’égalité de genre en matière d’opportunités économiques n’a pas à être un jeu à somme nul dans lequel un groupe gagne au détriment de l’autre : casser les stéréotypes de genre et faire tomber les dernières barrières qui se dressent face à l’égalité des opportunités permettrait d’atteindre une allocation plus efficace des talents, au travail et au sein du ménage. »

Barbara Petrongolo, « What Claudia Goldin taught economics about women, labour markets and pay gaps », LSE Business Review, 20 octobre 2023. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« La maternité, cette source persistante d’inégalités dans les pays développés »

« Les politiques familiales contribuent-elles à réduire les inégalités de genre ? »

lundi 9 octobre 2023

Claudia Goldin, Nobel d’économie de 2023 : quand l’Histoire nous aide à comprendre les inégalités de genre sur le marché du travail

Claudia_Goldin__Nobel.png

« Au cours du dernier siècle, la proportion de femmes dans le travail rémunéré a triplé dans plusieurs pays à haut revenu. C’est l’un des plus grands changements sociétaux et économiques sur le marché du travail dans l’époque moderne, mais des différences de genre significatives demeurent. Ce fut dans les années 1980 que la recherche a pour la première fois adopté une approche globale pour expliquer les sources de ces inégalités. Les travaux de Claudia Goldin nous ont donné de nouvelles intuitions, souvent surprenantes, à propos des rôles que les femmes ont joués par le passé et aujourd’hui sur le marché du travail.

Dans le monde, environ la moitié de toutes les femmes ont un emploi rémunéré, contre 80 % pour les hommes. Et quand les femmes travaillent, elles gagnent généralement un salaire moindre que les hommes. Comprendre comment et pourquoi les niveaux d’emploi et de rémunérations diffèrent entre les femmes et les hommes est important pour des raisons socioéconomiques, que ce soit à court terme ou à long terme, parce que ces inégalités affectent l'efficacité de l’usage des ressources de la société. Si les femmes n’ont pas les mêmes opportunités pour participer sur le marché du travail ou qu'elles participent en des termes inégaux, il y a un gâchis d'efforts et d’expertise. Il est économiquement inefficient si les emplois ne vont pas aux personnes les plus qualifiées et si la rémunération diffère pour une même performance, les femmes peuvent être désincitées à travailler et à avoir une carrière. En combinant des méthodes innovantes en histoire économique avec une approche économique, Goldin a démontré que plusieurs facteurs différents ont historiquement influencé (et influencent toujours) l’offre et le demande de travail féminin. Ces facteurs incluent les opportunités des femmes à combiner leur vie professionnelle et leur vie familiale, les décisions relatives à l’éducation et à la garde d’enfants, les innovations techniques, la loi, les normes sociales et la transformation structurelle de l’économie. Ses résultats ont permis de mieux comprendre comment et pourquoi les taux d’emploi et les salaires différaient entre les femmes et les hommes. Pour arriver à ces intuitions, Goldin a étudié ces deux derniers siècles.

Claudia_Goldin_Nobel__chien_Pika.png

Dans le rétroviseur


Au cours des derniers siècles, la société a connu de significatifs changements politiques, sociaux et technologiques. Les pays industrialisés ont joui d’une croissance régulière depuis la Révolution industrielle. Il serait facile de croire que la participation des femmes à la population active suivrait la même tendance, mais les travaux de Goldin ont montré que ce n’est pas le cas.

En regardant dans le rétroviseur, elle nous a permis de mieux comprendre comment les circonstances des femmes ont changé à mesure que l’économie se transformait, passant d’une économie agraire traditionnelle à la société moderne. Cependant, certains pans de ce miroir étaient entachés, comme le travail des femmes à été sous-déclaré dans les sources historiques et ces tâches doivent être nettoyées. Quand ce fut fait, Goldin a pu faire émerger l’image globale en analysant les données corrigées et les nouvelles données historiques.

Quand elle a zoomé sur l’histoire américaine, l’image est devenue claire. Elle a été capable d’identifier les schémas qui ont non seulement bouleversé le savoir existant, mais ils ont aussi changé la vue que l’on a des rôles passés et contemporains des femmes sur le marché du travail. L’un de ces schémas ressemble à la lettre U.

Une courbe en forme de U


Avant que le livre majeur de Goldin soit publié, en 1990, les chercheurs étudiaient principalement les données du vingtième siècle et ils constataient une association positive claire entre la croissance économique et le nombre de femmes dans l’emploi rémunéré. En d’autres termes, comme l’économie croît, davantage de femmes travaillent. Cependant, parce que de vieilles données ont été peu étudiées, cette relation est restée imprécise une longue période de temps.

La première observation de Goldin a été que données existantes reflétaient incorrectement le taux d’emploi des femmes. Par exemple, il a été parfois commun de qualifier d’"épouses" les professions des femmes dans les recensements et les registres publics, mais même si elles étaient mariées elles ne travaillaient pas forcément dans un autre travail que domestique. Il n’était pas inhabituel pour les femmes de travailler avec leur époux dans l’agriculture ou d’autres formes d’entreprises familiales. Les femmes travaillaient aussi dans l’artisanat ou la production à la maison, comme avec les textiles ou les produits laitiers, mais leur travail n’était pas toujours correctement enregistré dans les données historiques. En compilant de nouvelles bases de données utilisant des enquêtes sur l’emploi du temps, les statistiques de l’industrie et les recensements, Goldin a été capable de corriger les données sur la participation des femmes à la population active. Elle a établi que le taux d’activité des femmes aux Etats-Unis a été considérablement plus élevé à la fin des années 1890 que ne le montraient les statistiques officielles. Par exemple, ses corrections ont démontré que le taux d’emploi des femmes mariées été presque trois fois plus élevé que ce qui était enregistré dans les recensements.

En découvrant des données allant jusqu’à la fin du dix-huitième siècle, elle a aussi été capable de révéler un nouveau fait historique surprenant : avant l’industrialisation au dix-neuvième siècle, les femmes participaient plus fréquemment à la population active. L’une des raisons a été que l’industrialisation a fait qu’il était plus difficile pour les femmes mariées de travailler à la maison et ainsi de combiner vie professionnelle et vie familiale. Goldin a documenté cela d’une façon innovante, en utilisant des données relatives à plus de 10.000 femmes cheffes de ménage à Philadelphie au dix-huitième siècle. Même si Goldin a pu montrer que beaucoup de femmes célibataires étaient employées dans l’industrie durant l’ère industrielle (dans certains Etats, jusqu’à 40 % de toutes les jeunes femmes travaillaient dans l’industrie), le taux d’activité total des femmes a décliné.

GRAPHIQUE Part des femmes mariées en emploi aux Etats-Unis (en %)

Claudia_Goldin__part_des_femmes_mariees_en_emploi_Etats-Unis.png

Avec la hausse du taux d’activité au début du vingtième siècle que l’on connaissait déjà, Goldin a montré que la participation des femmes à la population active américaine peut être décrite en utilisant une courbe en forme de U pour la période de deux siècles allant de la fin du dix-huitième siècle. Parce que la croissance économique était régulière tout au long de cette période, la courbe de Goldin a démontré qu’il n’y avait pas d’association univoque entre taux d’activité des femmes et croissance économique.

Nous savons à présent que cette courbe en forme de U n’est pas unique aux Etats-Unis et qu’elle s’observe dans plusieurs autres pays. Ces intuitions ont permis de mieux cartographier et comprendre la position des femmes sur le marché du travail à travers le monde. En d’autres mots, nous ne devons pas penser que la croissance économique réduit automatiquement les inégalités de genre sur le marché du travail. Mais qu’est-ce qui explique ces inégalités ? Pourquoi ces inégalités ne diminuent-elles que lentement ? Goldin a établi que le mariage est une explication importante.

"Prenez-vous cet homme comme votre époux légitime ?"


Au début du vingtième siècle, il y avait une différence significative entre le taux d’emploi des femmes mariées et celui des femmes célibataires. Alors qu’environ 20 % de l’ensemble des femmes occupaient un emploi, ce n’était le cas que de 5 % des femmes mariées. Ce fut aussi la période dans l’histoire américaine où le taux d’activité des femmes commença à augmenter, c’est-à-dire où l’on passa sur la phase ascendante de la courbe en forme de U. Goldin a montré que le progrès technique, la croissance du secteur des services et la hausse du niveau d’éducation se sont traduits par une hausse de la demande de travail féminin. Cependant, les normes sociales, la législation et d’autres barrières institutionnelles limitèrent l’influence de ces facteurs. En l’occurrence, Goldin a montré que le mariage a joué un plus grand rôle qu’on ne le croyait jusqu’alors.

Goldin a noté que la loi connue comme la "barrière du mariage" (marriage bars) a souvent empêché les femmes de continuer leur travail comme enseignantes ou employées du bureau. Malgré une hausse de la demande de travail, les femmes mariées ont été exclues de larges pans du marché du travail. Ce type de législation a atteint un pic lors de la Grande Dépression des années 1930 et les années qui ont suivi, mais ce ne fut pas la seule cause. Goldin a aussi démontré qu’il y avait un autre facteur important derrière la lente réduction de l’écart de taux d’emploi entre les hommes et les femmes, à savoir les anticipations des femmes quant à leur future carrière.

L’importance des anticipations


Le marché du travail comporte plusieurs générations, cohortes de travailleurs qui n’ont pas fait face aux mêmes conditions quand elles ont fait leur choix de vie. Goldin a développé une approche basée sur les cohortes pour analyser ce qui se passe quand une cohorte entre sur le marché du travail. Au début du vingtième siècle, par exemple, on s’attendait à ce que les femmes travaillent quelques années avant de se marier et qu’elles quittent ensuite la vie active une fois mariées et cela influençait leurs choix en termes de scolarité. Goldin a montré que dans les périodes de développement rapide, les femmes pouvaient prendre des décisions en sa basant sur des anticipations qui ne se concrétisaient ensuite pas.

Claudia_Goldin_Nobel__anticipations_opportunites_femmes.png

Dans la seconde moitié du vingtième siècle, les changements sociaux ont fait que les femmes mariées retournaient souvent dans la vie active une fois que leurs enfants n’étaient plus en bas âge. Les opportunités d’emploi qu’elles avaient alors se basaient sur les choix de scolarité qu’elles avaient faits peut-être vingt-cinq ans plus tôt, à un moment où elles ne s’attendaient pas à avoir une carrière professionnelle, selon les normes sociales alors en vigueur. Beaucoup de femmes qui étaient jeunes dans les années 1950 avaient des mères qui étaient femmes au foyer et, quand leur mère retourna sur le marché du travail, les filles avaient déjà choisi leur trajectoire scolaire. En d’autres termes, les filles ne s’attendaient pas à avoir une carrière quand elles planifièrent leur avenir et il devint apparent beaucoup plus tard qu’elles auraient pu avoir une plus longue vie active. Pour l’essentiel du vingtième siècle, les femmes sous-estimèrent dans quelle mesure elles pouvaient travailler : les anticipations et les survenues ne commencèrent à converger qu’à partir des années 1970. En conséquence, les femmes qui étaient jeunes dans cette période investirent davantage dans leur éducation. Au cours des dernières décennies, les femmes ont eu plus de chances d’étudier et, dans les pays à haut revenu, les femmes ont généralement un niveau de diplôme plus élevé que les hommes.

Le fait que les femmes aient souvent quitté la vie active pendant une période prolongée après le mariage explique aussi pourquoi le niveau d’emploi moyen des femmes a augmenté si peu, malgré les arrivées massives de femmes sur le marché du travail dans la dernière moitié du vingtième siècle. En outre, parce que les femmes qui avaient passé plusieurs années à la maison avec leurs enfants constituaient une grande proportion de travailleuses, l’approche basée sur les cohortes explique pourquoi les progrès semblent plus lents qu’ils ne l’ont été vraiment. Par exemple, si la participation sur le marché du travail était de 20 % pour une génération et de 40 % pour la génération suivante, la participation moyenne sera de 30 % (si les deux générations sont de même taille), malgré le fait que le taux d’activité ait doublé entre ces deux générations.

Cependant, même si avec les changements sociaux la nouvelle situation sur le marché du travail et la hausse des niveaux de diplômes influencent le niveau d’emploi des femmes, des innovations plus récentes ont fondamentalement changé leurs opportunités pour planifier et avoir une carrière. L’une de ces innovations a été une petite pilule.

Le pouvoir de la pilule


Les anticipations des femmes relatives au marché du travail changèrent à la fin des années 1960, quand la pilule fut lancée, une méthode de planification familiale et contraceptive facile à utiliser que les femmes pouvaient contrôler en toute indépendance.

En utilisant le fait que les jeunes femmes n’ont pas pu accéder à la pilule la même année selon l’Etat où elles résidaient, Goldin et son coauteur Lawrence Katz démontrèrent le pouvoir de la pilule. Goldin constata que la pilule s’est traduite pour les femmes par un recul de l’instant du mariage et de la naissance des enfants. Elles faisaient aussi d’autres choix de carrière et une proportion croissante des femmes commença à étudier l’économie, le droit et la médecine. Les groupes affectés furent ceux nés dans les années 1950, ceux qui avaient donc eu accès à la pilule quand ils étaient jeunes. En d’autres termes, la pilule permit aux femmes de mieux planifier leur avenir et donc d’être plus claires dans ce qu’elles attendaient, ce qui leur donna de nouvelles incitations à investir dans leur éducation et leur carrière professionnelle.

Même si la pilule influença les choix en matière d’études et de carrière professionnelle, cela ne signifiait pas que l’écart de salaires entre les femmes et les hommes disparut complètement, bien qu’il diminua significativement depuis les années 1970. Pour comprendre comment les inégalités de salaires changèrent au cours de l’histoire, Goldin a de nouveau regardé dans le rétroviseur.

L’évolution historique des inégalités de rémunération


Goldin a commencé par compiler des statistiques depuis tout un éventail de sources, produisant la première série longue sur les inégalités salariales entre les hommes et les femmes. En utilisant des données qui couvraient deux cents ans, elle a démontré que plusieurs changements structurels historiquement importants sur le marché du travail ont bénéficié aux femmes, bien avant que la question de l’égalité ne soit une priorité. Les inégalités salariales de genre se sont réduites durant la Révolution industrielle (1820-1850) et quand la demande pour les services administratifs a augmenté (1890-1930). Cependant, malgré la croissance économique, la hausse des niveaux d’éducation parmi les femmes et le doublement de la proportion de femmes ayant un travail rémunéré, les inégalités salariales sont restées essentiellement similaires entre 1930 et 1980.

En utilisant ces statistiques, Goldin a aussi montré que la discrimination salariale (les différences de rémunération qui ne peuvent être expliquées par les différences observées dans des facteurs comme la productivité, l’éducation et l’âge) qui affectent les femmes a significativement augmenté avec la tertiarisation de l’économie au vingtième siècle. Avant celle-ci, les femmes travaillaient surtout dans des secteurs où elles étaient payées à la tâche : les travailleurs dans ce type d’activité, qu’ils soient hommes ou femmes, ont été payés à la hauteur de leur productivité. Entre la fin du dix-neuvième siècle et 1940, l’écart de rémunération entre les hommes et les femmes qui peut être attribué à la discrimination est passé de 20 % à 55 % dans l’industrie manufacturière. En d’autres termes, la discrimination salariale a augmenté, de façon surprenante, en même temps que l’écart de rémunération entre hommes et femmes diminuait. Une raison est que les contrats à la pièce ont de plus en plus abandonnés en faveur de systèmes de rémunérations basés sur un salaire mensualisé. Goldin a montré qu’en lien avec l’introduction de systèmes de rémunération modernes, les employeurs tendaient à favoriser les salariés avec des carrières longues et ininterrompues. Les anticipations ont donc joué un rôle non seulement pour les potentielles femmes salariées, mais aussi leurs potentiels employeurs.

L’effet de la parentalité


Nous pouvons à présent voir que l’écart de rémunération entre femmes et hommes dans les pays à haut revenu est de 10 % à 20 %, même si plusieurs de ces pays ont une législation favorisant l’égalité salariale et que les femmes sont souvent bien plus diplômées que les hommes. Comment expliquer cette inégalité salariale ? Goldin a essayé de répondre précisément à cette question et, entre autres, elle a réussi à identifier une explication clé : la parentalité.

Claudia_Goldin_Nobel__salaire_femmes_maternite__child_penalty.png

En étudiant comment les différences de revenu entre hommes et femmes ont changé au cours du temps, Goldin et ses coauteurs, Marianne Bertrand et Lawrence Katz, ont démontré dans un article publié en 2010 que les différences de rémunérations sont initialement faibles. Cependant, dès que le premier enfant arrive, la tendance change : les rémunérations chutent immédiatement et ne s’accroissent pas au même rythme pour les femmes qui ont un enfant qu’elles ne le font pour les hommes, même si elles ont fait les mêmes études et ont la même profession que ces derniers. Les études portant sur d’autres pays ont confirmé la conclusion de Goldin et la parentalité peut presque totalement expliquer les différences de revenu entre hommes et femmes dans les pays à haut revenu.

Goldin a montré que cet effet de maternité peut en partie être expliqué par la nature des marchés du travail contemporains, où plusieurs secteurs attendent des salariés qu’ils soient constamment disponibles et flexibles pour les demandes des employeurs. Parce que les femmes ont souvent une plus grande responsabilité que les hommes pour s’occuper des enfants, par exemple, cela freine leur carrière et la hausse de leurs salaires. Des tâches qui sont difficiles à combiner avec le travail à temps partiel rendent aussi difficile le maintien d’une carrière pour la personne dans le ménage, habituellement la femme, qui choisir de réduire son temps de travail. Tous ces facteurs ont d’importantes conséquences pour les rémunérations des femmes.

Un aperçu du futur


(...) La recherche menée par Goldin nous montre que les différences entre les femmes et les hommes sur le marché du travail sont déterminées par divers facteurs durant les différentes périodes d’un développement sociétal. Les responsables politiques qui veulent réduire ces différences doivent tout d’abord comprendre pourquoi elles existent. Les investissements dans l’information et l’éducation ou les législations qui réduisent les barrières institutionnelles peuvent avoir un effet significatif pour un certain temps, en particulier si les anticipations de carrière et les niveaux d’éducation des femmes sont en retard par rapport à ceux des hommes. Cependant, les mêmes investissements ont probablement un effet limité dans les sociétés où les femmes ont déjà des niveaux élevés d’emploi et sont peut-être plus diplômées que les hommes. Par exemple, nous savons qu’il ne suffit pas aux femmes d’être aussi diplômées que les hommes : l’écart de rémunération entre hommes et femmes demeure. L’opportunité de planifier et de financer un retour à la vie active après avoir mis au monde des enfants ou de travailler de façon plus flexible peut être d’une grande importance.

Les travaux de Goldin nous ont aussi appris que le changement prend du temps, parce que les choix qui affectent des carrières entières se basent sur des anticipations qui peuvent se révéler ultérieurement erronées. L’histoire américaine et des développements similaires dans d’autres pays à haut revenu montrent que le changement peut ne pas se manifester pendant plusieurs décennies dans les statistiques agrégées, parce qu’un nouveau comportement n’a initialement pas d’impact global significatif. Des changements majeurs dans la population active peuvent seulement survenir au cours de périodes de temps relativement courtes quand des groupes qui ont adopté le nouveau comportement sur le marché du travail commencent à atteindre un âge intermédiaire et affectent les choix de carrière de femmes plus jeunes.

Nous savons tout cela grâce aux travaux de Claudia Goldin. Nous savons aussi que ses intuitions ont eu des échos bien au-delà des frontières des Etats-Unis et que des schémas similaires ont été observés dans plusieurs autres pays. Ses travaux nous permettent de mieux comprendre les marchés du travail d’hier, d’aujourd’hui et de demain. »

L'Académie royale des sciences de Suède, « History helps us understand gender differences in the labour market. Popular science background », 9 octobre 2023. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« La maternité, cette source persistante d’inégalités dans les pays développés »

« Les politiques familiales contribuent-elles à réduire les inégalités de genre ? »

lundi 21 août 2023

Le pour et le contre de la régularisation des immigrés sans papiers

« Plus de dix millions d’immigrés sans papier vivent aux Etats-Unis, représentant 23 % de la population née à l’étranger et environ 3 % de la population totale. De même, l’Europe (les pays de l’UE, le Royaume-Uni et les pays de l’AELE) hébergent entre 4 à 5 millions d’immigrés sans papier, représentant presque 20 % de la population née à l’étranger et 1 % de la population totale.

La présence de cette significative population sans papier alimente un débat sur la politique migratoire, soulevant des questions à propos du statut des immigrés. Certains papiers ont opté pour des programmes d’amnistie qui régularisent le statut des sans papier. Par exemple, les Etats-Unis ont adopté l’Immigration Reform and Control Act en 1986, donnant l’amnistie à 2,7 millions de personnes. L’Italie et l’Espagne ont aussi mis en œuvre des programmes de régularisation, offrant un statut légal à des centaines de millions d’immigrés. De plus, avec la crise de la Covid-19 et les besoins en main-d’œuvre grandissants, des pays comme la France et le Portugal ont facilité l’emploi de la main-d’œuvre sans papiers en légalisant leur statut.

Mais quel impact ces programmes d’amnistie ont sur le marché du travail ? Pour explorer cette question, nous avons exploité les plus grandes programmes d’amnistie dans l’histoire française, qui régularisèrent le statut de travailleurs sans papiers qui étaient entrés sur le territoire française avant le 1er janvier 1981 et qui avaient un emploi stable.

Le programme de régularisation s’est traduit par une hausse de l’emploi et des salaires pour les travailleurs autochtones et immigrés, en particulier parmi les travailleurs peu qualifiés qui formaient la majorité de ceux régularisés. Cela s’explique notamment par la prévalence du pouvoir de monopsone sur le marché du travail clandestin, où la peur d’une détection et d’une déportation donne aux employeurs un contrôle sur les salaires et l’emploi. Les programmes de régularisation éliminent cette inefficacité, ce qui entraîne des gains d’emplois pour les immigrés régularisés et peut bénéficier à d’autres segments du marché du travail si des complémentarités existent entre travailleurs autorisés et sans papiers.

En théorie, de tels programmes doivent aussi stimuler la production économique, créant ce que nous appelons un "excédent de régularisation" (regularization surplus). Le programme de régularisation français a augmenté le PIB par tête d’approximativement 1 %, ce qui a représenté une hausse permanente du revenu agrégé résultant de l’élimination d’inefficacités sur le marché du travail.

Cependant, les implications de cette analyse pour les politiques relatives à l’immigration clandestine ne sont pas aussi simples que l’idée d’une stimulation de l’économie par la régularisation pourrait suggérer. Les inefficiences éliminées par ces programmes n’auraient pas existé s’il n’y avait pas de marché du travail clandestin. En outre, les programmes d’amnistie peuvent impacter les incitations à l’émigration dans les pays d'origine, ce qui peut créer de nouvelles inefficacités. En outre, les conséquences fiscales, notamment en termes de dépenses sociales et de recettes fiscales, doivent être considérées lorsque l’on évalue les coûts et bénéfices des politiques de régularisation.

En conclusion, les programmes d’amnistie visant à régulariser le statut des immigrés sans papiers peuvent significativement affecter le marché du travail, en conduisant à une hausse de l’emploi et des salaires. Ils peuvent aussi générer un "excédent de régularisation" qui contribue à la croissance économique. Cependant, les implications plus larges et arbitrages associés à de telles politiques sont complexes et requièrent une prise en considération précise de leur impact à long terme sur l’économie et la société. »

George Borjas et Anthony Edo, « The pros and cons of regularizing undocumented immigrants », IZA, 22 août 2023. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« L’immigration nuit-elle à l’emploi ? »

« Comment l’immigration affecte-t-elle les salaires ? Gare au biais de sélection ! »

« Quel est l’impact de l’immigration sur le niveau de vie ? »

« Immigration et Etat-providence »

- page 1 de 13