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Travail, emploi, chômage

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mardi 14 juin 2022

Qu’avons-nous appris sur le télétravail réalisé pendant la pandémie ?

« Depuis le début de la pandémie de Covid-19, les entreprises et les travailleurs ont adopté et adapté de nouvelles façons de travailler qui amenaient certains travailleurs à travailler principalement, voire exclusivement, à domicile. Un précédent billet de blog examinait comment le télétravail pouvait affecter la productivité. Ce billet de blog passe en revue des travaux plus récents sur l’expérience du travail à domicile durant la pandémie de Covid-19 et il considère quelles leçons peuvent être tirées quant à l’impact du télétravail sur les emplois du temps, les interactions sur le lieu de travail et la productivité.

Comment le télétravail a-t-il modifié les emplois du temps ?


Avec le télétravail durant l’épidémie de Covid-19, les travailleurs ont réalloué le temps qu’ils consacraient jusqu’alors aux déplacements domicile-travail pour avoir à la fois plus de travail et plus de loisir. Teodorovicz et alii (2021) ont analysé l’enquête de l’organisation de l’emploi du temps de travailleurs américains durant la pandémie. Ils ont constaté que les gestionnaires et ceux dans les grandes entreprises tendaient à consacrer l’essentiel du temps libéré sur le transport pour travailler davantage et, en l’occurrence, pour participer à davantage de réunions. Le télétravail durant la pandémie a aussi été associé à des heures de travail plus longues et à davantage d’heures supplémentaires non payées (voir Haigney et alii, 2021, et de Fillipis et alii, 2021).

Les télétravailleurs ont aussi réalloué leur temps de travail vers des horaires moins "traditionnels". En se basant sur les enquêtes sur l’usage du temps de l’ONS, Haigney et alii (2021) ont constaté que les travailleurs en télétravail tendaient à travailler davantage durant les heures du soir que ceux qui ne télétravaillaient pas. En se basant sur les données en temps réel relatives aux utilisateurs de GitHub dans le monde, McDermott et Hansen (2021) concluent que, durant la pandémie de Covid-19, les travailleurs ont eu tendance à déplacer du travail des heures de travail traditionnelles vers les heures de loisirs.

Comment le télétravail change-t-il les interactions sur le lieu de travail ?


Des réunions en ligne longues et fréquentes peuvent entraîner de la fatigue, une multiplication des tâches et un moindre engagement. Bailenson (2021) conçoit quatre causes théoriques à la "Zoom fatigue" : i) il y a un volume excessif de contacts visuels ; ii) se voir durant les discussions vidéo épuise ; iii) les tchats vidéo réduisent fortement notre mobilité habituelle, en raison de la nécessité de rester dans le champ de la caméra ; et iv) la charge mentale est bien plus forte dans les discussions vidéo, comme il est plus difficile d’envoyer et de recevoir des signaux de communication non verbaux. L’étude basée sur enquête de Fauville et alii (2021) confirme que la fréquence plus élevée et la durée plus longue des réunions sur Zoom, ainsi que les intervalles plus courts entre les réunions, ont été associés à un niveau plus élevé de fatigue durant la pandémie. Shockley et alii (2021) rapporte aussi des éléments empiriques tirées d’une expérience de terrain suggérant que les réunions sur Zoom avec la caméra allumée ont été associées à des niveaux plus élevés de fatigue que les réunions suivies la caméra éteinte, en particulier pour les femmes et les nouveaux salariés.

Cao et alii (2021) ont utilisé une enquête télémétrique menée à grande échelle auprès des salariés de Microsoft aux Etats-Unis et une étude quotidienne menée auprès de 715 personnes. Ils ont constaté que la multiplication des tâches durant les réunions en ligne est omniprésente, potentiellement en raison de la facilité avec laquelle on peut couper la vidéo et le son. La multiplication des tâches apparaît souvent lors des réunions qui incluent beaucoup de participants, qui sont longues, récurrentes, et qui se déroulent le matin, c’est-à-dire lorsque l’équipe a besoin de vérifier s’il y a des mails urgents.

Le télétravail peut aussi entraîner une compartimentation de la communication et réduire la collaboration. Yang et alii (2022) ont examiné les données relatives à la communication électronique des salariés de Microsoft aux Etats-Unis au cours des six premiers mois de l’année 2020. Ils ont constaté que le télétravail généralisé à l’ensemble de la firme a rendu le réseau de communication des travailleurs plus statique et compartimenté et que la communication est devenue plus asynchrone. Les auteurs en ont conclu que le télétravail généralisé à l’entreprise peut compliquer l’acquisition et le partage de nouvelles informations des salariés à travers le réseau.

Un inconnu clé est si la "pénalité de carrière associée au télétravail" que certaines études avaient identifiée avant la pandémie de Covid-19 va persister (voir par exemple, Elsbach et alii, 2010, et Golden et Eddleston, 2020). Par exemple, Bloom (2021) note que les mères tendent à préférer avoir davantage de jours en télétravail. Il estime que si la "pénalité de carrière associée au télétravail" persiste et que les travailleurs des groupes sous-représentés préfèrent travailler davantage en télétravail, alors laisser les salariés choisir leur calendrier en télétravail peut nuire à leur progression de carrière et à la diversité.

Comment le télétravail a-t-il affecté la productivité ?


Un billet précédent passait en revue les travaux réalisés avant la pandémie sur l’impact du télétravail sur la productivité. Certaines études portant sur la période de la pandémie suggèrent que le travail à domicile peut dégrader la productivité. Gibbs et alii (2021) ont comparé le télétravail avant et après la pandémie dans une grande entreprise de services asiatique. Ils ont constaté que la productivité a décliné de 8 à 19 % pendant la pandémie. Künn et alii (2022) ont constaté que la performance des joueurs d’échecs a décliné dans les compétitions en ligne durant la pandémie, ce que les auteurs attribuent à un environnement moins adapté à domicile.

Mais d’autres études observent une stimulation de la productivité avec le passage au télétravail. Barrero et alii (2021) ont utilisé une enquête menée auprès de travailleurs américains et ils ont constaté que la productivité autodéclarée est plus élevée avec le télétravail. Comme la productivité est définie par la production par heure travaillée, l’effet du télétravail sur la productivité dépend de ce qui est compté comme "heures de travail", si le temps associé aux trajets domicile-travail est comptabilisé comme du temps de travail, alors la productivité estimée a augmenté de 4,1 %, mais elle n’a augmenté que de 1 % dans le cas contraire.

Les effets sur la productivité dépendent de la nature de la tâche réalisée. Une enquête réalisée auprès d’universitaires par Aczel et alii (2021) a par exemple constaté que les tâches telles que le partage de réflexions, la communication avec l’équipe et la collection de données ont été réalisés plus efficacement au bureau. A l’inverse, le travail à partir de manuscrits, la lecture de textes et l’analyse de données ont été réalisés plus efficacement au domicile. (…) »

Lena Anayi, John Lewis & Misa Tanaka, « What did we learn from working from home during Covid? », in Banque d’Angleterre, Bank Underground (blog), 14 juin 2022. Traduit par Martin Anota



aller plus loin... lire « Et si nous restions au domicile ? Les heurs et malheurs du télétravail »

vendredi 9 juillet 2021

Quel est l’impact du télétravail sur la productivité ?

« La pandémie de Covid-19 a imposé une large adoption du télétravail en conséquence des politiques de confinement adoptées dans plusieurs pays. Cette situation a renouvelé l’intérêt et les débats autour des conséquences du télétravail. Dans ce billet, nous passons en revue la littérature portant sur l’impact du télétravail sur la productivité. Cette littérature très diverse nous offre les résultats clés suivants : l’impact dépend de la nature des tâches, la part du télétravail importe et il y a une grosse différence entre télétravail contraint et télétravail choisi. Et les mises en garde sont également importantes : la réduction des coûts au niveau des entreprises ne se traduit par automatiquement par des gains de productivité au niveau de l’économie et les éléments empiriques sur les effets à long terme restent très diffus.

La littérature sur le sujet est très large et variée. Dans ce billet, notre focale porte sur l’effet sur la productivité. Nous n’évoquerons pas de questions plus larges telles que le bien-être, le style de management, les marchés du travail, les implications spatiales, les déplacements sectoriels et d’autres impacts potentiels.

Les effets du télétravail sur la productivité diffèrent significativement selon les tâches et fonctions


Peut-être que l’étude la plus connue dans la littérature est celle de Nicholas Bloom et alii (2015). Ces derniers se sont appuyés sur une expérience pour étudier l’impact du télétravail sur la performance de travailleurs de centres d’appels chinois procédant à des réservations hôtelières et à des réservations de vols. Parmi des travailleurs qui étaient volontaires pour le télétravail, certains ont été choisis aléatoirement pour travailler à domicile et les autres ont travaillé au bureau, et ce afin de se préserver contre les effets de biais de sélection dans l’échantillon. Ceux assignés au télétravail ont vu leurs performances s’améliorer de 13 % par rapport à ceux qui travaillèrent au bureau. Une partie de ce gain de performance est attribuée au fait que les télétravailleurs ont moins eu à prendre de congés ou à s’arrêter pour cause de maladie et une partie du gain a été attribuée au fait que les télétravailleurs ont pu profiter d’un environnement de travail plus calme qui leur permit de prendre plus d’appels par minute.

Mais d’autres études constatent que la séparation physique des travailleurs peut réduire la productivité pour d’autres types de tâches, par exemple quand les équipes ont besoin de travailler ensemble pour résoudre des tâches urgentes et complexes. Diego Battiston et alii (2017) exploitent une expérience naturelle impliquant 999 opérateurs de centres d’appels et opérateurs radio au Royaume-Uni. Ils constatent que la performance, mesurée par le temps pris entre l’enregistrement de l’incident par l’opérateur du centre d’appel et la prise de contact avec des agents de police par un opérateur radio est 2 % meilleure quand les équipes sont dans la même salle et ils attribuent ce gain aux bénéfices de la communication en face-à-face.

Timothy Golden et Ravi Gajendran (2019) décèlent aussi des éléments empiriques suggérant que l’impact du télétravail sur la productivité dépend de la fonction. Ils utilisent les données d’enquête appariées relatives à des employés télétravaillant volontairement et à leurs superviseurs dans une organisation. Globalement, les deux économistes trouvent une relation positive entre télétravail et performance au travail. Mais il y a une association positive encore plus forte entre performance et l’ampleur du télétravail dans les fonctions avec une plus grande complexité de tâches et moins d’interdépendance.

La relation entre télétravail et productivité sur le lieu de travail peut être non linéaire


En utilisant cinq études de cas relatives à deux grandes entreprises de télécommunication, Marja Coenen et Robert Kok (2014) constatent que le télétravail améliore la vitesse et la qualité de développement de nouveaux produits, à condition que les contacts en face à face (qui sont davantage susceptibles de nourrir la confiance et faciliter la transmission de savoirs de haute qualité) ne soient pas complètement remplacés par les contacts virtuels. En étudiant l’influence du télétravail sur la productivité du travail au Japon en utilisant des données d’enquêtes de 2017 et 2018, Sachiko Kazekami (2020) constate que la relation est en forme de cloche : jusqu’à un certain niveau, le télétravail stimule la productivité, mais lorsque le temps de travail réalisé au domicile est trop important, la productivité chute. Une méta-analyse de 46 études psychologiques réalisée par Ravi Gajendran et David Harrison (2007) suggère aussi que plus de 2,5 jours de télétravail par semaine peut nuire aux relations avec les collègues. Pour évaluer l’impact à long terme du télétravail sur le PIB, Kristian Behrens et alii (2021) construisent un modèle d’équilibre général. Ils estiment que 1-2 jours (20 %-40 %) de télétravail maximiserait le PIB de long terme étant donné le niveau courant de développement des technologies d’information et de communication, dans la mesure où davantage de télétravail réduirait la productivité.

L’environnement domestique est également un déterminant clé des effets de la productivité du télétravail. Le domicile n’est initialement pas conçu pour le travail et il s’avère plus ou moins adapté aux travailleurs selon leurs moyens financiers et leurs conditions de vie. L’OIT (2020) note des difficultés à obtenir des conditions de télétravail appropriées et à surveiller la conformité avec les normes de santé du travail. PWC (2020) souligne le manque d’espace physique, de respect de la vie privée et de disposition de moyens technologiques comme possibles problèmes, plus sévères pour les plus jeunes travailleurs (qui sont davantage susceptibles de vivre dans de petits logements et dans des ménages avec davantage d’adultes qui travaillent) et ceux qui ont des enfants à la maison. Les analyses empiriques réalisées durant le premier confinement face à l’épidémie de Covid-19 suggèrent aussi que travailler au domicile avec des enfants réduit la productivité, en particulier pour les mères. Alison Andrew et alii (2020) ont réalisé une enquête des familles avec deux parents au Royaume-Uni avec des enfants âgés de 4 à 15 ans durant la période de fermetures d’école en avril et mai 2020. Ils constatent que les mères ne faisaient en moyenne qu’un tiers du temps de travail rémunéré ininterrompu des pères.

Mais certaines études ont aussi montré que certaines formes d’organisation de bureaux peuvent réduire la productivité et la collaboration. Tonya Smith-Jackson et Katherine Klein (2009) ont étudié l’effet du fond sonore sur les taux de finalisation des tâches et ils trouvent que les open spaces trop bruyants réduisent les performances. Ethan Bernstein et Stephen Turban (2018) ont entrepris une étude des interactions bilatérales mesurées par des dispositifs sociométriques et ils constatent que plus d’ouverture dans les bureaux réduit les interactions en face à face de 70 %, comme les employés recherchent à avoir plus d’intimité. Marja Coenen et Robert Kok (2014), dont nous avons déjà évoqué l’étude, constatent que l’incidence du télétravail augmenta après l’introduction d’espaces de bureau partagés. Une étude réalisée par l’Oxford Economics (2016) qui se basait sur une enquête notait que la capacité à se focaliser sans interruptions, la connectivité, la disposition de zones de collaboration et l’attribution aux employés d’espace personnel constituent les aspects les plus importants de l’organisation des bureaux pour améliorer la productivité.

Il est important que les travailleurs aient le choix


L’étude réalisée par Nicholas Bloom et alii (2013) évoquée précédemment constatait qu’environ 50 % des volontaires initiaux changèrent d’avis et décidèrent de travailler au bureau après la fin de l’expérimentation, en avançant des raisons sociales et que cela perturbait d’autres membres de leur ménage. Environ 10 % des non-volontaires optèrent pour le télétravail après avoir été convaincus par ses bienfaits sur leurs pairs qui avaient travaillé à domicile.

Rocco Palumbo (2020) et Jodi Oakman et alii (2020) ont eu tendance à trouver que la liberté de choisir où travailler et la perception de l’autonomie sont des facteurs importants pour expliquer les résultats positifs du télétravail. Mais le télétravail forcé, motivé par le désir de réduire la superficie des bureaux, peut mener à un autre résultat. Par exemple, Nicholas Bloom (2020) note que son étude souvent citée se penchait sur un cas où les salariés étaient volontaires pour passer au télétravail et n’obtinrent l’autorisation de télétravailler s’ils avaient un bureau à la maison où personne d’autre ne pouvait entrer. Il décrit le télétravail forcé dans des espaces inadaptés comme "un désastre de productivité pour les firmes".

De plus larges considérations


Les études sur le télétravail tendent à se focaliser sur des conséquences à court terme, plutôt que sur les effets à plus long terme. Les études empiriques et expérimentales existantes observent typiquement un ensemble étroit, bien défini de tâches et des indicateurs de productivité étroitement spécifiés. Cette littérature ne dit pas grand-chose sur les effets à plus long terme et ces effets sont difficiles à mesurer, que ce soit sur l’innovation, la rétention de salariés, l’intégration de nouveaux collègues et la cohésion des équipes.

En outre, les expériences sur le télétravail peuvent être affectées par le stock de capital social accumulé au cours des expériences passées au bureau en termes de réseaux, de savoir institutionnel et de construction de la confiance (Haldane, 2020). Si le basculement vers davantage de télétravail affecte l’accumulation de capital social, les effets peuvent être différents de ceux détectés par les expériences. De même, les modèles d’affaires et les technologies d’information peuvent ne pas être (pour l’heure) adaptés à un monde avec davantage de télétravail.

Il est aussi important de noter que faire travailler à domicile les travailleurs peut se traduire par une réduction des coûts au niveau des entreprises prises individuellement, mais pas nécessairement pas une hausse de la productivité au niveau agrégé de l’économie. La productivité mesurée relie la production agrégée aux intrants. Un télétravail davantage généralisé peut permettre aux entreprises de réduire leurs coûts sur les intrants intermédiaires et la terre (l’espace pour les bureaux, le chauffage, l’éclairage, etc.). Mais si cela déplace simplement les coûts des entreprises vers les travailleurs tout en maintenant inchangée la fonction de production sous-jacente en termes de travail et de capital, cela n’aura pas d’effet direct sur la productivité. La décision des entreprises de faire passer leurs travailleurs au télétravail ne peut se traduire par des gains de productivité agrégés que si les travailleurs peuvent être plus productifs à leur domicile qu’ils ne le sont au bureau ou si les entreprises utilisent le télétravail pour réduire l’espace des bureaux sans perdre en productivité et l’espace libéré pour d’autres activités productives.

Ultimes remarques


Une récente enquête réalisée après la pandémie par Taneja et alii (2021) suggère qu’environ 80 % des travailleurs au Royaume-Uni préfèreraient travailler au domicile au moins quelques jours par semaine. Il reste à voir si l’essor soudain et rapide de l’usage du télétravail avec l’épidémie de Covid-19 mènera à des changements plus permanents dans les façons de travailler. La littérature portant sur le télétravail a décollé depuis le début de la pandémie et le débat est susceptible de demeurer. Les messages clés tirés de ces travaux suggèrent un impact hétérogène selon les tâches et les travailleurs, selon la qualité relative du domicile relativement au bureau et selon que le télétravail soit contraint ou choisi. Mais étant donné l’environnement riche pour de nouvelles études fourni par la pandémie et l’intérêt accru pour le sujet ces 12 derniers mois, la littérature portant sur le sujet n’est qu’au début de discussions plus durables et plus générales. »

John Lewis, Andrea Šiško et Misa Tanaka, « Covid-19 briefing: working from home and worker productivity », in Banque d’Angleterre, Bank Underground (blog), 2 juillet 2021. Traduit par Martin Anota



aller plus loin... lire « Et si nous restions au domicile ? Les heurs et malheurs du télétravail »

vendredi 4 juin 2021

Quels effets cicatrices les crises peuvent-elles avoir sur la situation des travailleurs ?

« Les récessions peuvent provoquer des perturbations majeures sur les trajectoires sur le marché du travail. Les travailleurs peuvent connaître des périodes de chômage, se décourager dans leur recherche d’un nouvel emploi ou se sentir obligés d’accepter des emplois de faible qualité. Les travailleurs qui se retrouvent piégés dans des emplois de moindre qualité pendant une longue période de temps sont souvent incapables d’acquérir les compétences au travail qui pourraient les aider à accéder à de meilleures opportunités. Ces perturbations peuvent avoir des conséquences négatives à long terme sur les travailleurs, en laissant une "cicatrice" (scar) sur leurs trajectoires d’emploi futures. De tels effets cicatrice persistent même après que les conditions macroéconomiques se soient améliorées de nouveau.

Les effets cicatrice peuvent toucher des travailleurs de tous les âges, notamment des travailleurs d’âge intermédiaire. Cependant, les effets spécifiques tendent à dépendre du niveau de revenu d’un pays, avec les travailleurs dans les pays à haut revenu davantage susceptibles de quitter la vie active et les travailleurs ailleurs ayant à accepter des emplois de faible qualité. Par exemple, Yagan (2019) a constaté que les individus dans les zones aux Etats-Unis qui ont été les plus sévèrement touchées par la crise financière mondiale de 2007-2008 ont eu de moindres taux d’emploi à long terme, en particulier s’ils étaient adultes ou des travailleurs à bas salaire. Cet effet fut largement dû à des travailleurs découragés quittant le marché du travail. A l’inverse, une crise économique majeure en Indonésie à la fin des années 1990 n’a pas entraîné de pertes d’emploi à grande échelle. Par contre, il y a eu une forte baisse des salaires et une réallocation des travailleurs vers l’emploi indépendant et, parmi les femmes tout particulièrement, vers le travail familial (Smith et alii, 2002).

Les effets cicatrice se manifestent tout particulièrement s’ils surviennent aux étapes clés dans la vie d’une personne, par exemple la transition de l’école ou l’université vers le travail (Matsumoto et Elder, 2010). Durant une récession, cela peut prendre plus de temps pour les jeunes de sécuriser un premier emploi ou bien ils peuvent avoir à accepter un premier emploi pour lequel ils sont surqualifiés. En outre, les crises économiques tendent à affecter les jeunes gens déjà les plus désavantagés, notamment ceux disposant du moindre niveau de diplôme (Scarpetta, Sonnet et Manfredi, 2010). Dans le contexte de la crise de la Covid-19, les perturbations touchant les jeunes ont été sévères. De mauvaises premières expériences sur le marché du travail de ce genre peuvent avoir des ramifications qui s’exercent tout le long de leur vie professionnelle.

Par exemple, Cruces, Ham et Viollaz (2002) ont suivi plusieurs cohortes de jeunes travailleurs brésiliens au cours du temps, en se focalisant sur ceux qui ont connu du chômage ou une activité informelle au début de leur vie active. Au début de l’âge adulte, les jeunes travailleurs ont été davantage susceptibles d’être chômeurs ou d’avoir travaillé dans le secteur informel et d’avoir eu des salaires moyens plus faibles. Ces effets ont en tendance à être plus élevés pour les individus avec un faible niveau de qualification formelle. Les effets cicatrice importent aussi dans les pays à haut revenu. Les individus qui obtinrent leur diplôme du supérieur aux Etats-Unis au temps de la crise financière mondiale de 2007-2008 ont par la suite eu de moindres salaires (un effet qui disparut dix ans après) et les probabilités d’emploi (un effet qui persista avec le temps) (Rothstein, 2020). La crise financière asiatique de 1997-1998 provoqua un déclin à long terme des taux d’emploi et des rémunérations parmi les hommes en Corée du Sud ; les femmes, d’un autre côté, connurent une détérioration de leur situation sur le marché du travail immédiatement après la récession, qui les poussa à avoir des enfants (Choi, Choi et Son, 2020). Finalement, une étude de 19 pays à haut revenu et revenu intermédiaire conclut qu’entrer sur le marché du travail durant une récession mène à de moindres qualifications cognitives dans la vie plus tard, en particulier parmi les individus de milieu populaire. C’est parce que les jeunes travailleurs rejoignirent les entreprises dans lesquelles le développement des compétences ne jouait pas un grand rôle (Arellano-Bover). »

OIT, « Scarring effects of crises on workers’ labour market outcomes », World Employment and Social Outlook: Trends 2021. Traduit par Martin Anota



aller plus loin... lire « Le diplôme rapporte… surtout lors des récessions »

mercredi 21 avril 2021

L’emploi à bas salaire

« L’emploi à bas salaire est devenu une caractéristique importante du marché du travail et un sujet polémique dans plusieurs pays. Comment interpréter la proéminence des emplois à bas salaire et savoir s’ils sont bénéfiques on non aux travailleurs ou à la société restent des questions ouvertes. Pour y répondre, il faut déterminer si les emplois à faible salaire sont largement transitoires et servent comme tremplin vers l’emploi à haut salaire, s’ils deviennent persistants ou s’ils se traduisent par un chômage récurrent. Les données empiriques sont imprécises, certaines suggérant que l’emploi à bas salaire constitue plutôt un tremplin et d’autres suggérant qu’il exerce un "effet cicatrice", c’est-à-dire qu’il a des effets négatifs durables. (...)

En 2018, environ un septième des travailleurs à temps plein dans les pays de l’OCDE gagnaient des salaires qui représentaient moins des deux tiers du salaire médian et étaient donc considérés comme des travailleurs à faible salaire. Le graphique 1 montre que l’incidence des faibles salaires varie considérablement d’un pays de l’OCDE à l’autre. En 2018, elle représentait moins de 10 % en Finlande, en Nouvelle-Zélande, au Danemark et au Portugal et plus de 20 % au Canada, en Pologne, en Israël et aux Etats-Unis. Depuis 2008, l’incidence des faibles salaires a diminué dans la plupart des pays et s’est accrue dans quelques uns. Par conséquent, la moyenne (non pondérée) des pays de l’OCDE d’environ 15 % (en 2008) a légèrement diminué au cours des dix dernières années.

GRAPHIQUE Part des travailleurs à temps plein gagnant moins des deux tiers du salaire médian dans les pays de l'OCDE (en %)

IZA__incidence_emplois_a_bas_salaire_pays_de_l__OCDE.png

De façon à saisir l’emploi à bas salaire et ses implications, les études se sont concentrées sur trois principales questions. Premièrement, il est important d’identifier les déterminants de l’occupation d’un emploi à bas salaire, c’est-à-dire les caractéristiques des individus ou des entreprises qui sont typiques de l’emploi à bas salaire. Deuxièmement, il est crucial de savoir si les emplois à bas salaire sont principalement transitoires par nature, menant typiquement à des emplois mieux rémunérés plus tard, s’ils tendent à devenir persistants ou s’ils se traduisent par un chômage récurrent. Troisièmement, les emplois à bas salaire doivent être comparés aux autres alternatives disponibles ; il est particulièrement intéressant de déterminer s’il vaut mieux accepter un emploi mal rémunéré plutôt que de rester au chômage en attendant une offre pour un meilleur emploi plus tard.

Les réformes du marché du travail et de la protection sociale mises en œuvre au cours des 25 dernières années dans la plupart des pays de l’OCDE ont typiquement supposé qu’occuper tout emploi, même s’il s’agissait d’un emploi à bas salaire, était toujours mieux qu’être au chômage ou dépendant des revenus de transfert. Cette idée peut se justifier, en particulier si accepter un emploi à bas salaire a une bonne chance permet à un travailleur d’améliorer sa rémunération ou des conditions de travail futures. Un argument majeur en faveur de l’acceptation des emplois à bas salaire est qu’ils permettent au travailleur d’éviter l’"effet cicatrice" associé au chômage, c’est-à-dire le risque que les effets négatifs du chômage persistent ultérieurement, d’où la métaphore de la "cicatrice" (McCormick, 1990). Les potentiels employeurs voient dans le fait d’être au chômage un signal négatif, ce qui réduit les chances du postulant de recevoir des offres d’emploi attractives. Au chômage, les individus subissent une dépréciation de leur capital humain et leurs préférences peuvent se modifier en faveur du loisir, ce qui se traduit par une réduction de l’offre de travail (Mosthaf, 2014). En acceptant un emploi à bas salaire plutôt qu’en restant au chômage dans l’attente de trouver une meilleure offre d’emploi, les individus réduisent leur durée au chômage, donc l’effet cicatrice que nous venons de mentionner. Pour certains groupes de travailleurs, tels que les chômeurs de longue durée ou les travailleurs peu qualifiés aussi bien que ceux qui se sont retrouvés hors du travail (par exemple en raison d’un congé parental), les emplois à bas salaire peuvent constituer une façon de les ramener sur le marché du travail.

L’emploi à bas salaire est acceptable s’il est principalement transitoire, servant de tremplin pour des emplois mieux rémunérés, par exemple en améliorant les compétences liées à l’emploi. Si le travail peu rémunéré est une condition transitoire qui est généralisée à l’ensemble de la population active, cela signifie que les inégalités de rémunération seront partagées, du moins dans une certaine mesure, parmi différents individus à différents instants de leur vie active. En outre, si la faible rémunération est un phénomène transitoire et agit comme un tremplin vers une meilleure rémunération, il peut être moins nécessaire de maintenir un salaire minimum élevé que dans une situation où le faible salaire est durable et où les gens ne peuvent obtenir qu’un salaire minimum qui ne leur permet pas de satisfaire leurs besoins de base (Stewart, 2007).

Cependant, nous aboutissons à une conclusion totalement différente si l’emploi à bas salaire tend à être persistant ou même à entraîner un cercle vicieux où le travailleur alterne emplois à bas salaire et chômage (…). Les individus peuvent être piégés dans des emplois de faible qualité ou connaître des phases récurrentes de chômage pour diverses raisons. Par exemple, les employeurs peuvent interpréter les emplois à faible qualité et à faible salaire dans le curriculum vitae du travailleur comme signalant une faible productivité (future) (McCormick, 1990). Ce signal négatif doit être particulièrement prononcé pour les individus avec des niveaux élevés de qualifications, réduisant leurs chances d’obtenir un emploi qui corresponde à leur qualification formelle. De même, l’accumulation de capacité humain dans les emplois de faible qualité est souvent limitée et n’est probablement pas plus élevée que durant le chômage, en particulier lorsque l’on compare des situations où les individus au chômage reçoivent des mesures de formation de la part de l’agence de placement (Mosthaf et alii, 2014). Pour certains travailleurs (surtout qualifiés), l’emploi à bas salaire peut même être associé à une détérioration de leur capital humain. De plus, il est probablement plus difficile de rechercher un emploi lorsque l’on occupe déjà un emploi que lorsque l’on est au chômage, par exemple en raison de nos plus grandes contraintes d’emploi du temps. Notamment pour ces raisons, l’occupation d’un emploi à bas salaire peut avoir un véritable effet sur la probabilité d’un individu d’obtenir un emploi bien payé ou d’être employé à l’avenir, un phénomène que l’on qualifie de "dépendance à la situation antérieure" (state dependence) dans la littérature.

Si l’emploi à bas salaire devient persistant ou s’il mène à un cycle d’emplois à bas salaire et de chômage, cela implique que les faibles rémunérations sont concentrées sur une fraction de la population active qui peut être exclue du partage des fruits de la prospérité économique (Cai, 2014). Cela étant dit, une faible rémunération pour les individus n’est pas nécessairement associée à la pauvreté pour leur ménage, dans la mesure où, du moins dans la plupart des cas, les individus gagnant un bas salaire ne sont ni les principaux, ni les seuls personnes percevant un revenu au sein de leur ménage.

Qui sont les travailleurs gagnant un bas salaire ?


En général, les salaires sont considérés comme faibles s’ils sont inférieurs aux deux tiers de la médiane nationale ou de la moyenne nationale des salaires horaires bruts. Cette définition des bas salaires, qui a été adoptée par des organisations internationales comme l’OCDE et l’UE, évite la difficulté de définir un niveau absolu des faibles salaires et facilite les comparaisons internationales. Bien que d’autres définitions des bas salaires soient utilisées, par exemples les trois déciles inférieurs ou la moitié inférieure de la moyenne de la distribution salariale, le classement des pays en termes d’incidence ou de persistance des bas salaires et les intuitions des études empiriques semblent être robustes en utilisant des définitions alternatives des bas salaires (Clark et Kanellopoulos, 2013).

Plusieurs études portant sur divers pays ont essayé d’identifier les individus qui sont peu rémunérés ainsi que leurs caractéristiques. Les données tirées de l’European Community Household Panel (ECHP) en 2001 indiquent que, parmi l’ensemble des salariés, l’incidence des bas salaire est deux fois plus élevée pour les femmes que pour les hommes (Commission européenne, 2004). L’incidence des bas salaires est aussi particulièrement élevée pour les jeunes travailleurs, pour ceux qui ont des contrats temporaires et pour les travailleurs agricoles. La probabilité d’avoir un bas salaire tend à diminuer avec le niveau de qualification des travailleurs, mais (dans certains pays) des parts significatives de travailleurs qualifiés ont également un emploi à bas salaire. Ces constats sont confirmés par d’autres études pour l’UE (Clark et Kanellopoulos, 2013) et pour plusieurs pays comme le Danemark, les Pays-Bas, l’Italie et l’Espagne (Blázquez Cuesta et Salverda, 2009), l’Allemagne (Mosthaf et alii, 2011), le Royaume-Uni (Cappellari et alii, 2008) et l’Australie (Cai, 2014).

La mobilité ascendante des travailleurs peu rémunérés


Une fois identifiées les principales caractéristiques des travailleurs peu rémunérés, il est important de savoir quels facteurs affectent la dynamique de l’emploi à bas salaire ; en d’autres mots, les travailleurs restent-ils typiquement dans des emplois à bas salaire ou sont-ils capables de se déplacer vers les emplois mieux rémunérés ? Les études portant sur plusieurs pays montrent que les travailleurs occupant les emplois peu rémunérés risquent de continuer de les occuper l’année suivante. Par exemple, les données tirées de l’ECHP indiquent que, au sein des pays de l’UE à 15, environ la moitié des travailleurs qui étaient peu rémunérés en 2000 étaient toujours peu rémunérés en 2001, tandis que 31 % d’entre eux parvinrent à obtenir des salaires au-dessus du seuil des faibles salaires et presque 18 % se retrouvèrent au non-emploi (Commission européenne, 2004). En prenant en compte une plus longue perspective de cinq ans, 30 % des travailleurs peu rémunérés en 1994 restèrent dans cette situation, tandis que 43 % réussirent à accroître leur salaire au-delà du seuil des bas salaires (et 27 % finirent en non-emploi). En utilisant le même ensemble de données une analyse comparative d’hommes dans 12 pays de l’UE durant la période allant de 1994 à 2001 constate que la probabilité qu’un travailleur reste dans l’emploi peu rémunéré au cours de deux années successives allait de 49 % (en Espagne) à 70 % (aux Pays-Bas) (Clark et Kanellopoulos, 2013). Les auteurs de cette étude soulignent que, en général, les pays avec une part relativement élevée de travailleurs peu rémunérés semblent aussi être les pays où il est le plus difficile de sortir de l’emploi à bas salaire.

Aux Etats-Unis, au cours de la période allant de 1968 à 2014 plus de la moitié de tous les travailleurs à plein temps entrant dans l’emploi à bas salaire allèrent au-dessus des deux tiers du salaire médian dans les quatre années suivantes. Cependant, la mobilité hors de l’emploi à bas salaire a décliné depuis la fin des années quatre-vingt-dix, en particulier pour les travailleurs manuels (Schultz, 2019).

Les analyses détaillées pour divers pays indiquent que plusieurs facteurs influencent les transitions sur le marché du travail des bas salaires vers les hauts salaires. Ceux-ci incluent des caractéristiques individuelles aussi bien que des caractéristiques liées au secteur, à la profession ou à l’établissement. De plus, l’état global du marché du travail et des politiques de l’emploi (comme les politiques de formation et d’emploi public) peuvent aussi jouer un rôle.

En ce qui concerne les caractéristiques individuelles des travailleurs, non seulement l’emploi à bas salaire est plus prévalent parmi les femmes et les travailleurs peu qualifiés, mais en outre les chances que ces groupes échappent aux emplois peu rémunérés sont aussi généralement plus limitées (Commission européenne, 2004 ; Blázquez Cuesta et Salverda, 2009 ; Mosthaf et alii, 2011). Aux Etats-Unis, cela ne s’applique pas seulement aux travailleurs blancs (Schultz, 2019). A l’inverse, les plus jeunes travailleurs au début de leur carrière présentent une plus forte probabilité de s’élever sur l’échelle des salaires que les plus vieux travailleurs (Commission européenne, 2004 ; Mosthaf et alii, 2011).

Les caractéristiques des firmes jouent également un rôle important sur les chances que les travailleurs à bas salaires atteignent des emplois mieux rémunérés. En Allemagne, les chances sont plus fortes dans les plus grandes usines de l’industrie, qui offrent des formations et d’autres façons pour les travailleurs d’accumuler du capital humain, que les plus petites usines (Mosthaf et alii, 2011). En outre, les usines avec une part élevée de travailleurs peu rémunérés constituent des impasses pour les travailleurs peu rémunérés, puisque les chances de mobilité ascendante en termes de salaires dans ces usines sont significativement plus faibles (Mosthaf et alii, 2011). L’affiliation sectorielle semble aussi jouer un rôle ; les travailleurs dans l’agriculture ont des chances particulièrement faibles, tandis que les travailleurs dans le secteur public semblent avoir de meilleures chances de sécuriser des emplois très rémunérés dans le futur (Commission européenne, 2004 ; Schultz, 2019).

Il est intéressant de noter qu’il n’y a pas d’éléments empiriques montrant clairement que les conditions économiques globales et la situation du marché du travail affectent les transitions de l’emploi peu rémunéré vers l’emploi mieux rémunéré. Cela étant dit, une étude pour les pays de l’UE à 15 rapporte un faible effet atténuateur des taux de chômage élevés sur les transitions des emplois peu rémunérés vers les emplois mieux rémunérés entre deux années successives (mais aucun effet n’est observé sur les transitions au-delà de trois ans) (Commission européenne, 2004) (…). Au regard du rôle des politiques de l’emploi et des politiques de gestion des ressources humaines des entreprises, les transitions des emplois peu rémunérés vers les emplois mieux rémunérés sont plus probables pour les travailleurs qui ont reçu une formation ou des stages professionnels (Clark et Kanellopoulos, 2013), et en particulier pour ceux qui ont obtenu une formation pratique (Blázquez Cuesta et Salverda, 2009).

Tremplin ou effet cicatrice des emplois à bas salaire ?


Lorsque l’on interprète les données empiriques relatives aux transitions en termes de salaires, il est important de distinguer entre les caractéristiques des travailleurs qui les prédisposent à occuper des emplois à bas salaire et les effets directs causaux de l’emploi à bas salaire sur la probabilité d’être peu rémunéré, fortement rémunéré ou chômeur dans le futur. Comme nous l’avons indiqué ci-dessus, accepter un emploi à bas salaire peut entraîner un effet cicatrice en envoyant des signaux négatifs aux potentiels employeurs, en étant associé à une détérioration du capital humain ou en réduisant l’intensité de recherche d’emploi des travailleurs. Il est donc important de déterminer, pour un chômeur, s’il vaut mieux qu’il prenne un emploi à bas salaire ou qu’il reste au chômage dans l’attente de trouver une meilleure offre d’emploi plus tard.

(…) Certaines études empiriques ont essayé d’évaluer si un faible salaire durant une période particulière dans la carrière d’un travailleur avait un véritable effet sur la probabilité qu’il se retrouve sur un certain marché du travail à l’avenir, même après avoir pris en compte les caractéristiques du travailleur qui le prédisposent à être peu rémunéré. Plusieurs études constatent qu’avoir occupé un emploi peu rémunéré semble avoir un effet sur la probabilité d’être peu rémunéré, très rémunéré ou chômeur à l’avenir. Par exemple, la dépendance à la situation antérieure pour l’emploi à bas salaire est décelée dans tous les douze pays de l’UE examinés par une étude comparative d’hommes, même après prise en compte des différences individuelles (Clark et Kanellopoulos, 2013). La dépendance à la situation antérieure est aussi décelée dans deux études de travailleurs au Royaume-Uni qui appliquent diverses méthodes pour estimer les probabilités de transitions vers et hors l’emploi peu rémunéré (Cappellari et alii, 2008 ; Cai et alii, 2018). Une autre étude à propos des hommes en Grande-Bretagne montre que les emplois peu rémunérés ont presque un effet négatif aussi important que le chômage sur les perspectives d’emploi futures (Stewart, 2007), ce qui mène à la conclusion que les emplois à bas salaire sont un conduit vers le chômage récurrent au Royaume-Uni.

A l’inverse, les plus récentes données tirées du Royaume-Uni (Cai et alii, 2018) et d’autres pays suggèrent que de substantiels effets cicatrice du chômage existent certes, mais que les emplois peu rémunérés tendent à améliorer l’emploi des travailleurs et les perspectives de revenu en comparaison aux chômeurs. Deux études australiennes montrent que la dépendance à la situation antérieure et les effets tremplin de l’emploi à bas salaire peuvent être présents (Cai, 2014 ; Fok et alii, 2015) : les travailleurs occupant les emplois peu rémunérés sont davantage susceptibles d’être en emploi à bas salaire à l’avenir en comparaison avec les individus qui ne sont pas actifs, qui sont chômeurs ou qui sont dans des emplois mieux rémunérés. Cependant, les travailleurs peu rémunérés sont aussi bien plus susceptibles de se déplacer vers les salaires plus élevés à l’avenir que ceux qui sont au chômage ou ceux qui sont inactifs. Pour l’Allemagne, deux études montrent que les chances d’obtenir un emploi très rémunéré en acceptant un emploi peu rémunéré augmentent plus fortement pour ceux qui ont connu de plus longues périodes de chômage ou pour ceux qui sont moins qualifiés (Knabe et Plum, 2013). D’un autre côté, pour les individus avec des niveaux de qualifications intermédiaires ou élevés, le risque de non-emploi à l’avenir n’est pas significativement amoindri en prenant un emploi peu rémunéré plutôt qu’en restant au chômage (Mosthaf, 2014). Ce dernier résultat contraste avec celui d’une étude australienne qui rapporte des pénalités moindres de l’occupation d’un emploi peu rémunéré pour les travailleurs mieux éduqués (Fok et alii, 2015).

En se focalisant sur les femmes, qui représentent une part disproportionnée des travailleurs peu rémunérés, une autre étude portant sur l’Allemagne (de l’ouest) trouve une véritable dépendance à la situation antérieure pour l’emploi à bas salaire : avoir un emploi à bas salaire plutôt qu’un emploi bien payé réduit la probabilité d’être bien rémunéré à l’avenir et cet effet négatif est particulièrement fort pour les emplois à temps partiel. Dans le cas des travailleurs à temps partiel, l’emploi à bas salaire accroît aussi le risque d’être au chômage au cours de la période suivante. Au regard des perspectives salariales futures, cependant, les femmes peu rémunérées semblent significativement mieux s’en tirer que les femmes au chômage ou inactives. Les auteurs affirment que, en ce qui concerne les femmes, les emplois à bas salaire peuvent les aider à sortir du chômage et qu’il vaut mieux accepter ces emplois que de rester au chômage dans l’attente d’un meilleur emploi (Mosthaf et alii, 2014). Une étude australienne aboutit également à la conclusion que l’emploi peu rémunéré reste toujours préférable au chômage pour les femmes (Fok et alii, 2015).

Une interprétation prudente des analyses empiriques réalisées à partir de plusieurs pays nous permet donc d’arriver à trois grandes conclusions. Tout d’abord, il y a certains éléments empiriques suggérant une dépendance à la situation antérieure en ce qui cerne le travail peu rémunéré dans plusieurs pays. Occuper un emploi à bas salaire aujourd’hui semble vraiment avoir une influence sur la probabilité d’occuper à l’avenir un emploi à bas salaire (ainsi que sur les probabilités d’être très rémunéré ou au chômage). Cependant, puisque la dépendance à la situation antérieure ne semble pas nécessairement impliquer une causalité (par exemple, en raison de problèmes de sélection, de problèmes d’estimation et de manque de données), il faut être prudent avec l’interprétation. Deuxièmement, même si une mobilité ascendante semble limitée, l’emploi à bas salaire n’est ni une expérience durable, ni une impasse pour tous les travailleurs peu rémunérés. Les emplois à bas salaire peuvent agir comme des tremplins vers les emplois mieux rémunérés pour certains groupes de travailleurs. Troisièmement, les analyses empiriques portant sur une possible existence d’un cercle vicieux où le travailleur connaît alternativement emploi à bas salaire et chômage s’avèrent peu concluantes : relativement à l’occupation d’un emploi très rémunéré, certaines études constatent qu’avoir un emploi peu rémunéré accroît le risque d’être au chômage au cours de la période suivante ou que c’est le cas de certains groupes de travailleurs spécifiques (Mosthaf et alii, 2014 ; Stewart, 2007 ; Fok et alii, 2015), tandis que dans d’autres études (Cai, 2014 ; Cai et alii, 2018) ou pour d’autres groupes démographiques (Fok et alii, 2015) cette relation ne s’observe pas. (...) »

Claus Schnabel, « Low-wage employment », in IZA, World of Labor, n° 276, mars 2021. Traduit par Martin Anota

jeudi 4 mars 2021

Les arguments en faveur d’une hausse du salaire minimum

« Les appels aux Etats-Unis à relever le salaire minimum fédéral de 7,25 à 15 dollars de l’heure semblent recevoir davantage d’échos maintenant que le parti démocrate contrôle la Maison Blanche et le Congrès. Une telle mesure ferait sens tant économiquement que politiquement.

Les économistes ne sont plus aussi réservés sur le salaire minimum qu’ils ont pu l’être par le passé. Ils faisaient habituellement l'hypothèse que les marchés du travail fonctionnaient sans frictions, ce qui les amenait à penser que les employeurs ne disposaient pas d’un pouvoir de monopole leur permettant d’extraire des "rentes" au-dessus du juste rendement sur leurs investissements en capital physique. Dans de telles circonstances, l’économie de base prédisait qu’une hausse du salaire minimum réduit l’emploi.

Mais les travaux réalisés depuis la fin des années quatre-vingt ont, pour l’essentiel, échoué à mettre en évidence des effets pervers de hausses modestes du salaire minimum sur l’emploi. La première salve est venue de David Card, de l’Université de Californie, et du regretté Alan B. Krueger de l’Université de Princeton (qui s’est notamment basé sur le travail qu’il avait réalisé conjointement avec Lawrence F. Katz). Leurs travaux précurseurs, qu’ils résumèrent dans leur livre Myth and Measurement: The New Economics of the Minimum Wage, constatèrent qu’il n’y avait pas de baisse de l’emploi suite aux revalorisations du salaire minimum et, dans certains cas, que l’emploi augmentait lorsque les salaires planchers étaient relevés.

Ces constats ont fait l'objet de controverses à l’époque, mais les travaux empiriques ultérieurs qui se basèrent sur de plus larges échantillons et sur des approches empiriques plus affinées les ont confirmés. Si le salaire minimum ne réduit pas fortement, voire pas du tout, l’emploi, on peut en conclure que de gros employeurs de travailleurs à faible salaire (comme McDonald’s ou Walmart) ont suffisamment de pouvoir de marché pour capter des rentes (même si le jury n’a pas encore rendu son verdict sur cette question).

La littérature antérieure en économie peut avoir sous-estimé d’autres gains potentiels d’une hausse du salaire minimum. Après tout, de telles politiques font davantage que simplement accroître la rémunération des travailleurs à faible salaire. Mes propres travaux montrent que le salaire minimum tend à décourager l’emploi à faible salaire et à stimuler la création de bons emplois avec des salaires plus élevés, davantage de sécurité et davantage de possibilités en termes de promotion de carrière. A présent que les opportunités se réduisent pour les travailleurs dénués de diplôme universitaire (dont beaucoup doivent recourir à l'économie de plate-forme ou aux contrats à zéro heure), il est encore plus impérieux d’obtenir une telle impulsion.

Certes, certains économistes s’inquiètent à l’idée que le salaire minimum puisse décourager la formation et d’autres investissements visant à accroître la productivité des travailleurs. Mais comme Steve Pischke, de la London School Economics, et moi-même l'avons montré, ces craintes sont excessives. Quand les employeurs gagnent des rentes, comme il semble que ce soit le cas aux Etats-Unis sur les marchés du travail à faible salaire, ils peuvent s’accommoder d’une petite hausse du salaire minimum sans avoir à licencier leurs salariés. Mieux encore, quand un employeur doit verser de plus hauts salaires à ses salariés, il a une plus forte incitation à chercher à accroître leur productivité.

En outre, alors que les démocrates disposent déjà d’une recherche empirique solide pour préconiser un relèvement du salaire minimum, une telle revalorisation apparaît encore plus justifiée lorsque l’on prend en compte des facteurs non économiques. Comme le philosophe Philip Pettit l’explique, les êtres humains se battent pour se libérer de la "domination", qu’il définit comme une situation où l’on vit "à la merci d’un autre, en ayant à vivre d’une manière qui nous laisse vulnérable à un certain mal que l’autre est en position de nous infliger arbitrairement". (...) Cette définition capture l’expérience de ceux qui, tout au long de l’Histoire humaine, sont morts dans la servitude. Mais comme James A. Robinson et moi-même l’avons souligné dans notre livre The Narrow Corridor, même si la plupart des travailleurs en Occident n’ont plus à s’inquiéter à propos des formes les plus brutales de travail forcé, l’absence de sécurité de l’emploi et de rémunération suffisante pour répondre aux besoins de base signifie que l’on est sujet à la "domination". (...)

Sous cet éclairage, les efforts des démocrates en vue d’accroître le salaire minimum et d’élargir les protections des travailleurs doivent être perçus comme un retour à un agenda social qui a été trop longtemps délaissé. Dans une économie toujours plus inégale et stratifiée, il tarde à mettre en œuvre des politiques visant à uniformiser les règles du jeu et à réduire la domination. (...)

Un salaire minimum fédéral plus élevé aurait un puissant effet économique, ainsi que symbolique, mais ce n’est pas une panacée. Sans une voix sur le lieu de travail, ni un environnement de travail sûr, les travailleurs vont rester sous la "domination arbitraire" de leurs employeurs. Si relever le salaire minimum fédéral est la seule politique de l’emploi significative que les démocrates adoptent durant le premier mandat de Joe Biden, ils n’auront pas fait grand-chose et ils pourraient même accroître les incitations des employeurs à automatiser davantage de tâches.

Le plus gros problème auquel les économies occidentales font face aujourd’hui est une pénurie de bons emplois, due à une focalisation excessive sur l’automatisation et à une insuffisance des efforts consacrés au développement de nouvelles technologies et tâches qui bénéficieraient à l’ensemble des travailleurs. Une hausse du salaire minimum représente un premier pas important, mais il doit s’accompagner de politiques pour réorienter le changement technologique et fournir des incitations aux employeurs pour créer de bons emplois et de meilleures conditions de travail. »

Daron Acemoglu, « The case for a higher minimum wage », 24 février 2021. Traduit par Martin Anota



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« Les répercussions du progrès technique sur la répartition des revenus et l’emploi »

« Les robots, les intelligences artificielles et le travail »

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