2. Les crises selon les néoclassiques

2.1. Les néoclassiques et l’impossibilité de crises de surproduction généralisées

Il y a un siècle, les néoclassiques n’arrivaient pas à expliquer les récessions car, pour eux, il était impossible qu’il y ait une surproduction généralisée. Ils croyaient en effet en la « loi des débouchés » ou « loi de Say », du nom de l’économiste français Jean-Baptiste Say (1767-1832). Selon ce dernier, la production de biens génère des revenus qui peuvent être dépensés pour les acheter. Comme ont pu le résumer certains : « l’offre crée sa propre demande ». Ainsi, il ne peut y avoir de surproduction généralisée. Par contre, Say reconnaît qu’il peut y avoir des crises de surproduction sectorielles, mais celles-ci ne peuvent être que temporaires. En effet, il se peut qu’un secteur ne parvienne pas à écouler tous ses produits et accumule des stocks d’individus. Mais cela signifie, dans la logique de Say, que la demande est par contre excessive dans un autre secteur. La loi de l’offre et de la demande va toutefois faire disparaître ces déséquilibres. En effet, puisque dans le premier secteur l’offre est supérieure à la demande, alors les prix et les profits y déclinent, ce qui incite les entreprises à quitter ce secteur. Parallèlement, comme dans le second secteur la demande est supérieure à l’offre, alors les prix et les profits y augmentent, ce qui incite les entreprises à entrer dans ce secteur. Ainsi, la crise de surproduction sectorielle entraîne une réallocation des capitaux qui l’amène à un terme.

2.2. Les nouveaux classiques et les chocs d’offre

A partir des années soixante-dix et surtout des années quatre-vingt, un nouveau courant néoclassique apparaît. Ses partisans (Lucas, Prescott, Kydland, etc.) sont qualifiés de « nouveaux classiques ». Selon eux, les cycles trouvent leur origine dans des « chocs » qui touchent (par définition) de façon exogène l’économie. Ceux-ci incluent notamment les changements météorologiques, les désastres naturels, les chocs et contre-chocs pétroliers, les guerres, l’instabilité politique, les décisions gouvernementales et les chocs technologiques. Ces derniers comprennent les changements dans la qualité des facteurs de production, la modification de l’organisation du travail, le développement de nouveaux produits et procédés de fabrication, etc. Depuis les années quatre-vingt, les néoclassiques considèrent que les chocs sont avant tout de nature technologique : une innovation apparaît, elle accroît la rentabilité des entreprises et rend les travailleurs plus productifs. On retrouve l’idée du progrès technique exogène du modèle de Solow.

Les chocs sont aléatoires, imprévisibles. Ils modifient l’environnement économique, ce qui amène les agents à changer de comportement. Un choc d’offre sera positif s’il accroît la rentabilité des entreprises, s’il les incite à produire et à investir plus, s’il incite les travailleurs à travailler plus, s’il les rend plus productifs… Par conséquent, un choc d’offre positif se traduira par une hausse de la production et une baisse des prix. Par contre, un choc d’offre sera négatif s’il tend à augmenter les coûts de production et à diminuer le profit, s’il incite les travailleurs à moins travailler, s’il les rend moins productifs. Par conséquent, un choc d’offre négatif entraînera une baisse de la production, une hausse des prix, donc une « récession ». Par exemple, si l’Etat décide d’accroître la fiscalité, les agents vont moins consommer, tandis que les entreprises investiront et embaucheront moins, car leur production devient moins rentable.

3. Les keynésiens et l’insuffisance de la demande

John Maynard Keynes (1883-1946) a publié la Théorie générale en 1936. Il voulait y expliquer la Grande Dépression et en présenter les solutions. Selon lui, non seulement les économistes néoclassiques ne peuvent expliquer la récession, mais les remèdes qu’ils préconisent ne peuvent que l’aggraver. Keynes a démontré que l’intervention de l’Etat était nécessaire pour sortir les économies de la récession.

Les entreprises produisent en fonction de la demande anticipée, c’est-à-dire de la « demande effective » selon la terminologie de Keynes. Or, rien n’assure que la demande effective soit suffisante pour que l’économie soit au plein emploi. Si les entreprises anticipent une faible demande, alors elles réduisent leur production et leurs dépenses d’investissement, licencient, voire diminuent les salaires. Peut-être que les entreprises avaient initialement tort, mais leurs craintes (vendre peu et faire peu de profit) finissent par se matérialiser du fait de leur propre action : on parle d’« anticipations autoréalisatrices ». En plus, si les entreprises produisent moins, elles dépensent moins en consommation intermédiaire (composants, matières premières, etc.) et elles investissent moins (car il ne sert à rien d’accroître les moyens de production si on a déjà du mal à vendre ce que l’on produit), or cela réduit également leurs débouchés.

Lors d’une récession, les ménages consomment moins. D’un côté, ceux qui se retrouvent au chômage perdent leur salaire, donc ils ont un revenu moindre, voire plus aucun revenu. D’autre part, même ceux qui sont toujours en emploi vont moins consommer : chacun va chercher à épargner plus car chacun estime qu’il y a plus de chances qu’il soit licencié. On parle d’épargne de précaution. Mais à la différence des néoclassiques, les keynésiens ne considèrent pas l’épargne comme une vertu, mais comme un vice. Or, si tous les ménages épargnent plus, les entreprises vendent encore moins, donc le chômage augmente à nouveau. Autrement dit, plus un ménage épargne, plus il risque d’être licencié. Ce que les ménages ont craint (le chômage) se matérialise du fait de leur propre action.

Pour les néoclassiques, s’il y a récession, c’est parce qu’il y a un problème du côté de l’offre, la production n’est pas suffisamment rentable. Il faut accroître la rentabilité des entreprises pour les inciter à produire et à embaucher, par exemple baisser les salaires. En plus, s’il y a une déflation, cela réduit également les coûts de production des entreprises et les ménages gagnent en pouvoir d’achat, ce qui les incite à consommer plus.

Pour les keynésiens, la déflation des prix et la baisse des salaires ne peuvent qu’aggraver la crise. D’une part, les entreprises baissent leurs prix car elles ont du mal à vendre. Or, s’il y a déflation, les ménages vont avoir tendance à reporter leurs achats de biens durables car ils se disent que les prix seront encore plus faibles à l’avenir : ils épargnent plus. Cela réduit davantage la demande globale, donc les entreprises sont incitées à réduire davantage leur production, à licencier et à baisser à nouveau leurs prix. D’autre part, si les salaires baissent, les ménages perdent en pouvoir d’achat, donc ils consomment encore moins. Bref, les remèdes des classiques ne soignent pas le malade, ils l’achèvent.

Pour résumer, si l’économie est en récession et s’il y a du chômage, c’est parce que la demande du secteur privée (les dépenses des entreprises et des ménages) est insuffisante. Les ménages et entreprises devraient dépenser plus pour que l’économie sorte de la récession et revienne au plein emploi, mais elles n’en ont individuellement pas l’intérêt : si un ménage n’épargne pas, il risque d’avoir aucun revenu s’il se retrouve au chômage ; si une entreprise dépense plus alors que son profit est faible, elle risque de faire faillite. D’ailleurs, les entreprises ne sont pas incitées à investir, car elles ont des capacités de production (des machines) inemployées. L’économie peut rester durablement dans une récession : les ménages ne sont pas incités à consommer plus tant qu’il y a du chômage ; les entreprises ne sont pas incitées à embaucher tant qu’elles n’anticipent pas une forte demande.

La récession constitue une « défaillance de marché » : le secteur privé est incapable de sortir par lui-même de la crise, le système économique ne parvient pas à s’autoréguler. Cette défaillance justifie l’intervention publique. Si l’économie connaît une récession et du chômage, l’Etat doit relancer l’économie en augmentant la demande globale. Soit il l’augmente directement en augmentant les dépenses publiques, par exemple ses dépenses d’investissement public (construction de nouvelles écoles, de nouvelles autoroutes, etc.). Soit il cherche à inciter les ménages et les entreprises à dépenser plus, grâce aux réductions d’impôts, à la hausse des prestations, au versement de subventions, etc. Lors d’une récession, l’investissement public sera plus efficace pour relancer l’activité que la baisse des impôts et la hausse des prestations sociales : les ménages risquent d’épargner leur baisse d’impôts et leur surcroît de prestations sociales, dans la mesure où ils sont particulièrement incités à accroître leur épargne de précaution.

La banque centrale peut également réduire son taux directeur pour inciter les banques à prêter plus et à réduire leurs propres taux d’intérêt. Si les taux d’intérêt diminuent, les entreprises (et les ménages) seront incitées à emprunter plus, donc à investir plus. Si l’investissement augmente, les entreprises (produisant des biens d’investissement) auront plus de débouchés, ce qui les incitera à embaucher, si bien que les salariés nouvellement embauchés pourront davantage consommer, si bien que les entreprises (produisant des biens de consommation) vendront davantage, etc. Toutefois, la politique monétaire peut se révéler moins efficace que la politique budgétaire. D’une part, ce n’est pas parce que la banque centrale diminue son taux directeur que les banques diminueront leurs taux d’intérêt et seront plus enclines à prêter, en particulier lors d’une récession, c’est-à-dire à un moment où les emprunteurs ont moins de chances de rembourser leur dette. D’autre part, ce n’est pas parce que les taux d’intérêt diminuent que les entreprises en profiteront pour emprunter plus : lors d’une récession, la demande globale est faible, si bien que les entreprises ont peu de raisons d’investir pour produire plus.

4. L’importance du crédit et des prix d’actifs

4.1. Le crédit stimule les expansions et aggrave les récessions

Le crédit joue un rôle important lors du cycle économique car il amplifie les fluctuations du PIB. Lors d’une expansion, les banques sont incitées à prêter, ce qui pousse les agents à dépenser davantage, ce qui stimule la croissance : l’expansion devient un boom. Tant que les emprunteurs remboursent, les banques accordent facilement des prêts et elles ont même tendance à réduire leurs taux d’intérêt. Ainsi, une crise économique est susceptible d’entraîner une crise financière : si les entreprises et ménages font faillite à cause d’une récession, alors ils ne peuvent pas rembourser leur crédit, donc les banques sont susceptibles de faire elles-mêmes faillite. Pa conséquent, les banques sont incitées à réduire les prêts ou à exiger des taux d’intérêt plus élevés : on parle d’« effondrement du crédit » (credit crunch), de « resserrement du crédit » ou encore de « rationnement du crédit ». Les agents qui se sont endettés sont forcés de rembourser leur dette, donc ils réduisent leurs dépenses (les entreprises investissent moins, les ménages consomment moins…). Or, si la demande globale diminue, les entreprises auront plus de difficultés à vendre, auquel cas elles ont plus de chances de faire faillite et de licencier du personnel. Si le chômage augmente, les ménages risquent de consommer encore moins, ce qui aggravera la chute de la demande globale. Or, si davantage d’entreprises font faillite et si davantage de ménages sont au chômage, alors les banques ont encore moins de chances d’être remboursées… ce qui va accroître leurs chances de faire faillite et les inciter à encore moins prêter.

Au final, il apparaît que le comportement de prêt des banques est procyclique : lorsque l’activité connait un boom, les banques prêtent davantage, ce qui stimule le boom ; lorsqu’économie est en récession, les banques prêtent moins, ce qui aggrave la récession. Or, plus le boom est important, plus la récession risque elle-même d’être importante. On parle de cycle de crédit : il y a une succession de booms et d’effondrements du crédit.

4.2. Les bulles spéculatives peuvent être à l’origine de récessions

Les actifs désignent les titres financiers comme les actions, les obligations, les bons du trésor, mais aussi les logements, les matières premières comme le pétrole… Or, ils ont pour particularité de pouvoir être revendus plus chers qu’ils n’ont été achetés. Si c’est le cas, son propriétaire réalise une « plus-value ». Dans le cas contraire, il réalise une « moins-value ». Les agents peuvent alors acheter des actifs, non pas pour les consommer, mais dans la seule perspective de réaliser une plus-value : on parle très précisément ici de « spéculation »

La spéculation peut elle-même provoquer une crise. Les marchés d’actifs sont susceptibles de connaître des bulles spéculatives, c’est-à-dire une déconnexion entre le prix d’un actif et sa « valeur fondamentale ». Par exemple, si les cours boursiers et les prix de l’immobilier augmentent, les agents achètent davantage d’actions et de logements, car ils espèrent réaliser une plus-value. Or, pour spéculer, certains acheteurs empruntent. Les banquiers acceptent de prêter, car eux aussi anticipent une poursuite de la hausse du prix. La hausse du prix d’actif va inciter les agents à davantage l’acheter car ils pensent pouvoir réaliser une plus-value, or ces achats stimulent en retour la hausse de son prix. Il y a une anticipation auto-réalisatrice : tant que les agents anticipent une hausse du prix d’actif, alors le prix d’actif augmente.

La hausse risque toutefois de ne pas durer éternellement. A un certain moment, il y a le krach : les agents prennent conscience que le prix de l’actif est trop élevé par rapport à sa valeur. Ceux qui possèdent l’actif vont vouloir s’en débarrasser. Le problème, c’est que plus personne ne veut l’acheter : le prix d’actif va commencer à diminuer. Or, si le prix diminue, les propriétaires d’un actif risquent de réaliser une perte. Plus ils attendent avant de le vendre, plus la perte sera importante. La baisse du prix de l’actif incite alors ses propriétaires à le revendre pour éviter de faire de trop grandes pertes, ce qui accélère la baisse du prix. Cette dernière incite à nouveau d’autres propriétaires de l’actif à le vendre, etc. A nouveau il y a des anticipations auto-réalisatrices : si les agents anticipent que le prix d’actif va diminuer, alors celui-ci va effectivement diminuer.

Ceux qui avaient emprunté pour spéculer ne réalisent pas la plus-value qu’ils avaient espéré réaliser ; au contraire, ils risquent de faire des pertes, donc de ne pas pouvoir rembourser leurs prêts. Ainsi, lorsqu’une bulle spéculative éclate, les banques ont très souvent des difficultés : moins les emprunteurs les remboursent, plus elles risquent de faire faillite. Cela incite les banques à moins prêter : on parle d’« effondrement du crédit » (credit crunch), de « resserrement du crédit » ou encore de « rationnement du crédit ». Cela explique pourquoi une récession est très grave lorsqu’elle survient après l’éclatement d’une bulle : en effet, les agents qui se sont endettés sont forcés de rembourser leur dette, donc ils réduisent leurs dépenses (les entreprises investissent moins, les ménages consomment moins…). Or, si la demande globale diminue, les entreprises auront plus de difficultés à vendre, auquel cas elles ont plus de chances de faire faillite et de licencier du personnel. Si le chômage augmente, les ménages risquent de consommer encore moins, ce qui aggravera la chute de la demande globale. Or, si davantage d’entreprises font faillite et si davantage de ménages sont au chômage, alors les banques ont encore moins de chances d’être remboursées… ce qui va accroître leurs chances de faire faillite et les inciter à encore moins prêter.

4.3. Fischer et la déflation par la dette

La déflation aggrave une crise financière ou elle est susceptible d’en provoquer une. En effet, pour Irving Fisher (1933), elle aggrave la récession car elle augmente le fardeau de la dette. Pour rembourser leur dette, les entreprises liquident leurs stocks et licencient. Mais pour vendre, elles doivent diminuer leurs prix, si bien qu’elles gagnent de moins en moins d’argent en vendant un produit. Or, elles doivent rembourser un montant fixe d’intérêts. Elles ont donc de plus en plus de mal à rembourser et risquent de faire faillite. On arrive à ce paradoxe : plus les emprunteurs remboursent, plus ils doivent. Or, si les prêteurs ne sont pas remboursés, ils risquent eux-mêmes de faire faillite. Fisher appelle ce mécanisme la déflation par la dette.



voir aussi...
Les théories de la croissance économique
Les théories du chômage



lycée René Descartes (Champs sur Marne) - dernière révision le 21/06/2015