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« Claudio Borio est l'un des économistes monétaires les plus provocateurs et intéressants qui soient au monde. Basé à la Banque des règlements internationaux (BRI) à Bâle, Borio fait partie de cette poignée de personnes qui signalèrent la fragilité du système financier en 2003. Maintenant, il publie un nouveau document de travail intitulé "The financial cycle and macroeconomics: What have we learnt?". Cette importante étude résume ce que nous savons à propos des cycles de booms et d’effondrements, les suggestions de Borio quant à l'agenda des futures recherches en macroéconomie et les réponses politiques optimales aux crises financières. Ce qui suit est un résumé et une analyse des passages les plus intéressants de cet article. Ceux qui sont intéressés devraient le lire en entier.

Il est utile de citer la thèse de Borio en entier : "Les économistes tentent aujourd’hui d'intégrer, avec beaucoup de difficultés, les facteurs financiers dans les modèles macroéconomiques standards. Cependant, leur stratégie (…) est conservatrice. Elle consiste à greffer de soi-disant frictions financières dans les modèles d'équilibre (…), construits sur des fondations tirées de la théorie des cycles d’affaires réels et agrémentés de quelques rigidités nominales. L'approche est résolument ancrée dans le paradigme d’équilibre général stochastique (DSGE) des nouveaux keynésiens… Or, la macroéconomie sans le cycle financier est comme Hamlet sans le Prince. Dans l’environnement qui a prévalu durant plus de trois décennies, tout comme le contexte qui prévalait avant la Seconde Guerre mondiale, il n'est tout simplement pas possible de comprendre les cycles d'affaires et les défis qu’ils posent à la politique économique sans comprendre le cycle financier. Cela exige une refonte des stratégies de modélisation, ainsi que d’importants ajustements des politiques macroéconomiques.

Quel est ce "cycle financier"? Bien qu’"il n'y ait pas de consensus sur sa définition", il peut être compris selon M. Borio comme une séquence d’"interactions qui se renforcent mutuellement entre les perceptions de la valeur et des risques... et qui se traduisent régulièrement par des booms suivis par un effondrement". Cela correspond à de fortes augmentations et diminutions du montant de la dette privée par rapport au revenu, ainsi que des prix d'actifs financés par la dette, notamment de l'immobilier. Pour Borio, le cycle financier a plusieurs traits saillants qui font qu'il soit ignoré par les économistes du courant dominant. Tout d'abord, il a une fréquence beaucoup plus faible qu'un cycle économique typique. Au lieu d'aller du pic au creux tous les 5-7 ans, le cycle financier peut s’étirer sur plusieurs décennies. (…) Deuxièmement, l'amplitude du cycle financier est très large par rapport à l'amplitude du cycle d’affaires normal. Cette combinaison signifie que le cycle financier produit des booms soutenus et de profonds ralentissements. Heureusement, Borio souligne que nous disposons des outils analytiques adéquats pour observer le cycle financier (…). Cela signifie que, si nous choisissons de le faire, nous pourrions ériger des sauvegardes contre le genre d'instabilité financière qui s'est révélée si douloureuse au cours de ces dernières années :

"La libéralisation financière affaiblit les contraintes de financement, soutient l’interaction autoalimentée entre les perceptions de la valeur et des risques, les attitudes face au risque et les conditions de financement. Un régime de politique monétaire qui se focalise exclusivement à contrôler l'inflation à court terme désactive la nécessité de resserrer la politique lorsque les booms financiers surviennent dans un contexte d'inflation faible et stable. Et les principaux développements positifs du côté de l'offre, tels que ceux liés à la mondialisation du côté de l'économie réelle, alimentent puissamment les booms financiers : ils augmentent le potentiel de croissance et donc les possibilités de crédit et de flambée des prix d'actifs tandis qu’ils tendent en parallèle à contenir l'inflation, ce qui restreint par conséquent la marge de resserrement de la politique monétaire... La durée et l'amplitude du cycle financier ont augmenté de façon marquée depuis le milieu des années quatre-vingt, une bonne approximation pour le début de la nouvelle phase de libéralisation financière dans les économies avancées. Cette date est également une bonne approximation pour la mise en place de régimes monétaires plus efficaces dans la lutte contre l'inflation. Et le cycle semble être devenu particulièrement large et prolongé depuis les années quatre-vingt-dix, suite à l'entrée de la Chine et d'autres pays ex-communistes dans le système commercial mondial." La libéralisation, la mondialisation et l'inflation stable sont considérées comme de bonnes choses. Pourtant, si M. Borio a raison (…), ces développements positifs semblent avoir de très désagréables effets secondaires. (…) Les peuples du monde riche auraient au final été bien mieux sans les réformes menés ces dernières décennies.

La section suivante du document de Borio offre des recommandations pour reconstruire les modèles macroéconomiques afin de tenir compte des réalités empiriques du cycle financier. Il a trois conseils fondamentaux. Tout d'abord, le cycle doit être inhérent au modèle, plutôt que provoqué aléatoirement par des "chocs" inexpliqués provenant de l'extérieur. Deuxièmement, les modèles macroéconomiques doivent tenir compte de la façon dont la dette et l'excès d'investissement inhibent l'activité économique suite à un boom. Enfin, M. Borio recommande la révision du concept bancal de "production potentielle". Selon le point de vue conventionnel, la production potentielle correspond à "ce qui peut être produit sans entraîner des pressions inflationnistes". Toutefois, selon Borio, cette mesure est inutile pour les responsables politiques désirant déterminer une trajectoire des revenus qui soit "soutenable" parce qu'elle ignore "l’accumulation des déséquilibres financiers et les distorsions qu’elles masquent dans l'économie réelle". Borio combine ces idées pour opérer une rupture radicale avec la macroéconomie conventionnelle :

"Les modèles doivent traiter de véritables économies monétaires et non de de simples économies réelles (…), comme c'est souvent le cas. Dans la réalité, les contrats financiers sont rédigés en termes nominaux et non pas en termes réels. Plus important encore, le système bancaire ne se contente pas de transférer des ressources réelles, plus ou moins efficacement, d'un secteur à l'autre; il génère du pouvoir d'achat (nominal). Les dépôts ne sont pas des dotations qui précèdent la formation de prêt, ce sont au contraire les prêts qui génèrent les dépôts. L'argent n'est pas une soi-disant friction, mais un ingrédient nécessaire à l’amélioration des échanges. Et tandis que la création de pouvoir d’achat agit comme un carburant pour la machine économique, elle peut, lors du processus, conduire à l'instabilité, lorsqu'elle est combinée avec certains des éléments précédents. Travailler avec de meilleures représentations des économies monétaires devrait contribuer à éclairer les perturbations agrégées et sectorielles qui surviennent dans l'économie réelle (…). C'est seulement alors qu'il sera possible de pleinement saisir le rôle que joue la politique monétaire en macroéconomie. Et cela nous obligera à cesser de nous focaliser excessivement sur les concepts et méthodes d'équilibre pour enfin véritablement analyser les fluctuations conjoncturelles et redécouvrir les mérites de l'analyse du déséquilibre. "

Beaucoup d'universitaires à travers le monde ont travaillé (et travaillent) sur ces idées. Hyman Minsky, l'économiste américain, a pensé qu'il était plus utile de distinguer les agents économiques selon la façon par laquelle ils se financent plutôt que selon leur activité dans l’économie "réelle". Feu Wynne Godley a co-écrit un livre avec Marc Lavoie, professeur au Canada, sur la façon de modéliser l'économie comme un système de monnaie et de crédit. La modélisation basée sur les agents rejette les solutions d'équilibre en faveur d’énormes simulations informatiques, où les représentations des individus, des entreprises et des banques peuvent interagir et modifier leur environnement. Les chercheurs en Europe ont construit des modèles sophistiqués de l'économie européenne en utilisant cette technologie, tandis que d'autres l'ont utilisé pour améliorer notre compréhension des marchés financiers. Steve Keen, un économiste australien, a longtemps soutenu que la macroéconomie doit intégrer ces idées et a développé le prototype d'un programme informatique baptisé "Minsky", qui peut s’avérer utile pour modéliser les économies comme des systèmes monétaires. (…)

La dernière section du document de Borio est consacrée à la politique économique, en particulier à la façon par laquelle les gouvernements doivent faire face au retournement du cycle financier. Il encadre la discussion en comparant la réponse des pays nordiques à leur crise financière dans les années 1990, avec la réponse du Japon à sa propre crise au cours de la même période. Les pays nordiques se sont attaqués aux problèmes sous-jacents qui ont causé leur crise (en restructurant notamment les banques), tout en adoptant des mesures de relance à court terme (dévaluation de la monnaie et déficits budgétaires massifs). En revanche, selon Borio, les Japonais espéraient que leurs problèmes structurels (les bad banks) disparaissent tout simplement par eux-même, alors même qu'ils ne soutenaient pas suffisamment l'ajustement de leur économie avec de mesures de relance monétaire et budgétaire durant les premières années de la récession.

L'Amérique et l'Europe se sont sans doute mieux débrouillées que les Japonais dans leur réponse aux besoins que leurs économies ont manifesté à court terme, mais ils firent de bien moindres efforts que les pays nordiques pour restructurer leurs dettes. Cet échec contribue à expliquer la lenteur de la reprise aux Etats-Unis et l’absence même de reprise dans une grande partie de l'Europe. Pour être juste, les pays nordiques ont disposé d'un avantage important : leur petite taille leur permet d’accumuler d’importants excédents de comptes courants après la dévaluation de leurs monnaies. L'Amérique et l'Europe sont tout simplement trop grandes pour le faire sans bouleverser radicalement le système commercial mondial. En outre, les deux pays entretiennent peu de relations commerciales avec le reste du monde. (Les pays de la zone euro pris individuellement sont très ouverts, mais ils échangent surtout les uns avec les autres et sont donc incapables de dévaluer par rapport à leurs plus importants partenaires). En outre, alors que l'Amérique, la Grande-Bretagne, l'Irlande et l'Espagne ont tous souffert de bulles de dette dans leur secteur privé, cela n'est pas le cas en Italie, au Portugal ou en Grèce, bien que ces pays détiennent de stocks très importants de dette publique libellés dans une monnaie qu'ils ne peuvent pas imprimer.

(…) A la suite d'une crise, les gouvernements doivent s'échiner à alléger la dette du secteur privé. Cela signifie fournir des liquidités aux ménages et aux entreprises afin qu'ils puissent rembourser leurs dettes, plutôt que réaliser des dépenses inutiles pour construire des ponts allant nulle part. (…) Dans une récession de bilan, la relance budgétaire doit (…) fournir au secteur privé les revenus dont il a besoin pour rembourser ses dettes et reconstituer son stock d'épargne sans avoir à réduire ses dépenses, ni à enclencher une spirale baissière de déflation par la dette (debt-deflation). Ainsi, l'efficacité de la politique économique peut être déterminée en observant les changements dans les bilans privés (…). Une fois que l’excès de dette est éliminé, la croissance peut alors reprendre à un rythme plus soutenable sans l'aide du gouvernement. Du moins en théorie.

Si la politique budgétaire peut être très utile lorsque le cycle financier se retourne, la politique monétaire a alors beaucoup moins de chances de réussir : "La politique monétaire fonctionne généralement en encourageant l'emprunt, en stimulant les prix d’actifs et la prise de risques. Mais aujourd’hui les conditions initiales comprennent déjà une dette excessive, des prix des actifs trop élevés et des prises excessives de risque. Il y a une inévitable tension entre la manière par laquelle la politique monétaire fonctionne et la direction que doit prendre l'économie." En outre, la politique monétaire expansionniste est plus susceptible d'avoir des effets secondaires négatifs (tels que la tendance des sociétés financières à jouer le "tout pour le tout") à la suite d'une crise (…). Ça entre en résonance avec les avertissements des investisseurs macroéconomiques sophistiqués tels que Ray Dalio (…) selon lesquels que les primes de risque sont devenues trop faibles.

Il semble peu probable que le nouvel article si dense et réfléchi de Borio ait une incidence sur le consensus. Quand William White, son collègue de la BRI, et lui ont averti le monde en 2003 qu’une bulle de crédit gonflait, ils ont totalement été ignorés par les établissements universitaires et politiques. Pourtant, ils avaient raison. (…) Le monde serait sage de leur tendre une oreille cette fois-ci. »

M.C.K, « Claudio Borio on the financial cycle », in Free Exchange (blog), 13 décembre 2012.

aller plus loin... « Anatomie des booms du crédit »