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« Peter Kenen, qui est décédé paisiblement à Princeton (New Jersey) il y a quelques jours, a été l'un des plus grands économistes sur le thème des relations monétaires internationales (…). Peter fit des contributions fondamentales sur de nombreux sujets, mais aucune n’a été plus importante que celle sur la question de l'euro. Qu'il ait particulièrement influencé à la fois la théorie et la pratique de l'intégration monétaire européenne est d'autant plus remarquable qu’il était (…) un Américain plutôt qu'un Européen, et qu'il était sceptique concernant des points majeurs du projet. Cela dit, Peter était un partisan de l'Europe (…).

Les premiers travaux que Robert Mundell réalisé sur les zones monétaires optimales ont insisté sur la symétrie ou l'asymétrie des perturbations qui frappent différentes économies régionales comme un critère clé à partir duquel on peut juger de leur aptitude à partager une monnaie commune. Peter a poussé cette réflexion plus loin en affirmant que les perturbations étaient souvent spécifiques à un secteur donné et que la diversification des économies régionales est par conséquent un facteur clé pour juger de leur capacité à créer une union monétaire. Plus l'économie est diversifiée, moins il est probable qu'elle soit déstabilisée par un choc spécifique à un secteur donné (Kenen, 1969).

(…) Kenen a signalé un problème pour lequel la zone euro aurait pu mieux se préparer. Avec un énorme secteur produisant des biens d’équipement, l'Allemagne a bénéficié d'un puissant choc positif avec l'émergence de la Chine sur la scène mondiale, étant donné l'appétit vorace de l'économie chinoise pour les biens d'équipement. Le Portugal et l'Italie, par contre, étaient beaucoup plus fortement spécialisés dans la production de biens de consommation et ressentirent le choc de la concurrence chinoise. Aucun membre de la zone euro n’était suffisamment diversifié pour faire face à ce genre de choc, quelque chose qui aurait dû faire réfléchir à deux fois les architectes de l'euro.

Plus précisément, ils auraient davantage réfléchir à la coordination des politiques budgétaires nationales, à la nécessité d'un budget commun à la zone euro et à des mécanismes permettant de transférer des ressources budgétaires des régions en plein essor vers les régions en difficulté. (…) La question de la viabilité d’une union monétaire sans un minimum d’union budgétaire est maintenant au cœur du débat sur l'avenir de l'euro. S’ils avaient fait un peu plus attention aux idées de Kenen, les dirigeants européens n’auraient pas été si en retard dans le jeu. Ils auraient alors prêté davantage d’attention aux conséquences budgétaires de leurs institutions collectives. Plus que tout autre économiste, Peter a compris qu’une union monétaire est une construction aussi bien juridique qu’économique. Son analyse minutieuse du traité de Maastricht a expliqué à la profession d'économistes ce que le traité permet et ne permet pas de faire. Actuellement, il y a beaucoup de confusion au sujet de la base juridique d'un mécanisme de supervision unique et, finalement, d’une union bancaire européenne avec une assurance-dépôts commune et un mécanisme de résolution commune. (…)

Peter a même anticipé le débat autour des déséquilibres de TARGET2, en observant en 1999 qu'il était possible de "concevoir aisément les conditions ... dans lesquelles une banque centrale nationale serait réticente à accumuler indéfiniment des créances sur une autre banque centrale nationale." (Kenen, 1999 ). (…)

Enfin, Peter constata que l’on ne pouvait exclure la possibilité qu’un Etat-membre sorte de la zone euro ne peut être exclue, mais il avertit que les responsables européens doivent faire preuve de prudence en réfléchissant et en se prononçant sur le sujet (Kenen, 1999). "Les coûts de défection", écrivait-il en 1999, "pourraient être très élevés". Le transfuge ferait courir le risque d'un effondrement du système financier et ses anciens partenaires de l'union monétaire seraient également susceptibles de subir de sévères répercussions financières. Les dirigeants européens ont désormais à se rallier à cette position (qu'une sortie de la Grèce serait coûteuse et doit être évitée autant que possible), mais seulement après avoir envoyé pendant longtemps des signaux contradictoires à ce sujet. »

Barry Eichengreen et Charles Wyplosz, « Kenen on the euro », in VoxEU.org, 21 décembre 2012.

aller plus loin... lire « Vers l’union budgétaire »