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« La mécanisation peut-elle conduire les travailleurs à la misère ? L'idée est ancienne, remontant au moins aux luddites. La crainte est que les machines se substituent aux travailleurs et poussent les salaires à la baisse. Inversement, les machines peuvent également rendre les travailleurs plus productifs et pousser leurs salaires à la hausse. Les économistes ont longtemps ridiculisé les luddites en soulignant un fait têtu : les salaires réels moyens augmentent au même rythme que la productivité moyenne du travail. Et si les luddites avaient désormais raison, non pas pour la main-d'œuvre dans son ensemble, mais pour les travailleurs non qualifiés (…) ? Que faire si les machines devenaient si intelligentes, grâce à leur cerveau microprocesseur, qu’elles n’auraient plus besoin de main-d'œuvre non qualifiée pour fonctionner ?

(…) Les machines intelligentes collectent désormais nos péages autoroutiers, nous encaissent dans les magasins, prennent notre pression sanguine, massent nos dos, nous donnent les directions, répondent à nos téléphones, impriment nos documents, transmettent nos messages, bercent nos bébés, lisent nos livres, allument la lumière, font briller nos chaussures, gardent nos maisons, font voler nos avions, écrivent nos testaments, éduquent nos enfants, tuent nos ennemis, et la liste continue. Certes, la technologie a toujours été en évolution. Mais le changement que l’on observe aujourd'hui est une substitution du travail non qualifié par les machines ; ils ne sont plus complémentaires. Les carrosses tirés par les chevaux d'hier ont été remplacés par des taxis motorisés, mais ils exigeaient les uns et les autres un être humain avec relativement peu d'investissement en capital humain (un chauffeur) pour les conduire. Les voitures de demain vont se conduire elles-mêmes (…). Cela fera des chauffeurs une autre profession reléguée au passé.

Bien que les machines intelligentes se substituent aux travailleurs non qualifiés, elles sont conçues et gérées par des travailleurs qualifiés. Il n'est donc pas surprenant que les revenus des travailleurs qualifiés aient augmenté par rapport à ceux des travailleurs non qualifiés. Un indicateur est la prime salariale des diplômés de l’université aux Etats-Unis, qui est passée d'environ 40 % en 1999 à plus de 80 % aujourd'hui. Un autre indicateur est la croissance spectaculaire des inégalités de revenus ces dernières années, notamment mise en évidence par Anthony Atkinson, Thomas Piketty et Emmanuel Saez (2011). La plupart d’entre elles s’expliqueraient par "une augmentation sans précédent des revenus salariaux du sommet de la distribution". Les 10 % des ménages américains les plus aisés reçoivent désormais 50 % de la totalité des revenus, contre 35 % quatre décennies plus tôt.

Robert Gordon (2009) met également en évidence les récentes augmentations des inégalités salariales, y compris une augmentation de la part des revenus salariaux perçus par les 10 % des salariés les mieux rémunérés, qui s’élevait à environ 26 % en 1970, puis 36 % en 2006. Il constate également que la part du travail dans le revenu du national a baissé d’environ 10 points de pourcentage depuis le début des années quatre-vingt. Cette baisse de la part globale du travail peut également refléter la croissance accélérée de l’intelligence des machines. Les machines, après tout, sont une forme de capital, et la hausse des revenus qu’elle génère (…) peut apparaître comme un rendement du capital, et non un revenu du travail.

Que les machines gagnent en intelligence fait non seulement peser une menace économique sur le bien-être des travailleurs non qualifiés d'aujourd'hui, mais aussi une menace sur les travailleurs de demain, qu’ils soient qualifiés ou non. Acquérir des compétences prend du temps, que ce soit en étudiant à l'école ou bien en apprenant sur le tas. Ainsi, les travailleurs qualifiés sont disproportionnellement des travailleurs plus âgés. Par conséquent, lorsque les machines deviennent plus intelligentes, les travailleurs âgés s’enrichissent. Et puisque les travailleurs plus âgés ainsi que les retraités possèdent de manière disproportionnée les machines, aussi bien que les inventions qui améliorent les performances des machines, les gains de productivité tirés de l’usage des machines entraînent une redistribution depuis les travailleurs les plus jeunes, les moins qualifiés, vers les travailleurs plus âgés, relativement qualifiés et les retraités.

Cela apparaît clairement dans les données (…). Si l'on compare les revenus médians des hommes âgés entre 45 et 54 ans avec les hommes âgés entre 25 et 34 ans, on constate que le ratio du revenu relatif de la plus vieille cohorte a augmenté de manière significative. En 1950, le revenu des hommes les plus âgés était supérieur de 4 % à celui des jeunes. En 1970, l'écart était de 11 %. En 2011, le revenu des hommes âgés était supérieur de 41 % au revenu des plus jeunes. Pour les femmes, la tendance est moins apparente, avec le rapport des revenus passant de 0,92 en 1950 à 1,15 en 1970, pour ensuite légèrement diminuer et s'établir à 1,11 en 2011. Cette différence peut refléter le fait que les hommes étaient plus exposés à la réduction de l'emploi dans le secteur manufacturier, comme les machines remplaçaient les travailleurs moins qualifiés. (...)

En nous focalisant sur la lutte entre l’homme et la machine, nous ne prétendons pas que c'est le seul, ni même nécessairement le principal facteur qui explique la baisse relative des salaires américains peu qualifiés. De toute évidence, la concurrence accrue avec les travailleurs peu qualifiés en Chine, en Inde et dans d'autres économies émergentes est également une partie de l'histoire. Plus ces derniers participent à la production, plus ils réduisent les prix mondiaux des produits intensifs en travail peu qualifié, ce qui se traduit par une baisse des salaires des travailleurs peu qualifiés dans le monde entier. C'est le mécanisme d’égalisation des prix des facteurs. Mais les nouvelles technologies de la communication ont permis aux entreprises américaines de substituer directement les travailleurs étrangère aux travailleurs domestiques via les délocalisations (recruter des travailleurs à l'étranger à de plus faibles salaires pour faire les tâches qu’auraient pu accomplir la main-d’œuvre américaine). Cette désagrégation spatiale de la chaîne de valeur a été particulièrement significative dans le secteur manufacturier, qui employait environ 30 % de la population active américaine en 1950, mais moins de 10 % aujourd'hui. (…)

Supposons qu’une innovation dans la technologie des machines (par exemple un nouveau logiciel) augmente la productivité des machines d'une manière qui réduise effectivement la productivité marginale des travailleurs peu qualifiés, tout en augmentant la productivité marginale des travailleurs hautement qualifiés. Cela augmente non seulement l'écart de revenu entre les travailleurs qualifiés et non qualifiés, mais entraîne aussi un effet de génération en augmentant les revenus de l'ancienne génération, tout en réduisant le revenu des jeunes. Cet effet se produit parce que les anciens ont accumulé du capital physique et humain, tandis que les jeunes ne sont dotés que de travail non qualifié. La redistribution intergénérationnelle a de profondes répercussions sur l'épargne nationale. Le revenu est redistribué des jeunes épargnants vers les personnes âgées qui désépargnent, ce qui déprime le taux d'épargne nationale et le stock futur de capital. L'effet peut se révéler suffisamment puissant (…) pour réduire les revenus non seulement des jeunes travailleurs d'aujourd'hui, mais aussi des générations futures. La baisse des taux d'épargne d'aujourd'hui signifie que la prochaine génération aura des salaires encore plus faibles qu'aujourd'hui. L'économie va atteindre un nouvel équilibre dans lequel le progrès technique a élevé le bien-être des générations plus âgées d'aujourd'hui tout en réduisant le bien-être de la jeune génération d'aujourd'hui et de l’ensemble des générations à venir!

Ainsi, Les luddites peuvent finalement avoir raison. Les progrès de la productivité des machines peuvent en effet dégrader la situation des jeunes générations d'aujourd'hui et des générations de demain. Mais cela signifie que nous devrions briser les machines? (…) Au lieu de casser les machines (ou plus prosaïquement, d’empêcher leur déploiement), on peut mettre en place un système de transferts intergénérationnels. Lorsque l'ancienne génération bénéficie d'une manne avec le progrès de la technologie, le gouvernement peut taxer une partie de cette manne, puis utiliser les recettes pour améliorer le bien-être des jeunes d'aujourd'hui et des générations futures. Avec le bon choix des politiques fiscales, toutes les générations peuvent bénéficier du progrès technique, alors que seules les générations les plus âgées peuvent en profiter dans un régime de laissez-faire, au détriment de toutes les autres générations. »

Jeffrey D. Sachs et Laurence J. Kotlikoff, « Smart machines and long-term misery », NBER working paper, n° 18629, décembre 2012.