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« Quel est l'intérêt des connaissances fournies par les sciences sociales ? En ce qui concerne les sciences naturelles, la réponse est assez simple et pragmatique : le savoir des sciences naturelles nous permet de prédire et de contrôler les différents aspects de l'environnement naturel. La science physique sous-tend par exemple l'ingénierie. (…)

La situation est différente en sociologie, en sciences politiques et en économie. Les hypothèses et les théories en sciences sociales donnent rarement lieu à des prédictions importantes et exploitables. Il y a de nombreuses raisons expliquant ce faible pouvoir prédictif. Les ensembles sociaux (par exemple les villes) sont causalement hétérogènes et ouverts, de sorte que même si nous avions une base solide pour prédire le comportement d'un système de composants, le comportement global de l'ensemble resterait indéterminé. Les processus sociaux sont composés d'actions contingentes, mais causalement importantes, réalisées par une multitude d’agents, si bien que leur évolution est elle-même contingente et présente une dépendance au sentier (path dependency). Et même les processus isolés (par exemple la transition démographique) sont souvent sous-déterminés et dépendants du sentier.

Ainsi, la prévision est très limitée dans le domaine social. Qu'en est-il du contrôle ? Une fois que nous disposons d’un peu de théorie sur un processus ou problème social, nous arrivons souvent à nous faire une certaine idée des facteurs qui ont une influence positive ou négative sur le phénomène étudié. Si nous nous intéressons aux taux d’obtention d’un diplôme du secondaire ou aux taux de délinquance, la recherche en sciences sociales nous informe qu’"un taux plus élevé de scolarisation améliore l’obtention de diplômes" ou bien que "la violence dans les quartiers se traduit par une hausse de la délinquance". Ces hypothèses suggèrent quelques interventions et réformes politiques.

Cela dit, les mêmes éléments qui réduisent notre capacité à prédire les événements sociaux limitent également notre confiance dans l'efficacité des interventions. L'impossibilité de concevoir des stratégies fiables pour le développement économique régional ou la création d'emplois en est un exemple. Si les taux d'obtention de diplôme sont influencés par plusieurs facteurs liés les uns aux autres, il est difficile d'avoir confiance dans une réforme politique qui se concentrerait sur un seul d’entre eux.

Les sciences sociales et comportementales peuvent s'avérer des plus fiables dans plusieurs domaines importants. La démographie est l’un d’entre eux ; les démographes sont capables de prévoir assez finement la taille et la composition de la population. La découverte de modèles comportementaux dans une variété de circonstances en est un autre. Les spécialistes de l'éducation peuvent apprendre comment les enfants réagissent habituellement à tel ou tel aspect de l'environnement de la classe ; les sociologues peuvent observer comment les toxicomanes répondent en général à divers traitements ; les sociologues ruraux peuvent saisir comment les petits agriculteurs réagissent à l’introduction de nouvelles variétés de semences. Et les politologues et spécialistes des réseaux sociaux peuvent travailler sur les tendances systémiques de divers systèmes de vote ou des architectures de communication en réseau. Donc, il ne manque pas de résultats fiables et utiles dans le domaine des sciences sociales. Ce qui est plus problématique, c'est l'idée selon laquelle ces conclusions pourraient s’ajouter à un corpus de connaissances qui permettrait de réaliser des prédictions au niveau agrégé concernant des ensembles sociaux complexes.

On peut dire que la sociologie et la science politique offrent quelques indications utiles à propos des tendances démographiques et comportementales, des caractéristiques du système, ainsi que des estimations approximatives sur les propriétés causales de différentes structures sociales. Et nous pouvons utiliser ces hypothèses et théories pour établir quelques solides suppositions quant aux changements que l’on pourra probablement observer suite à une intervention donnée ou à une modification spécifique de l’environnement. Mais nous devons admettre que nos anticipations prennent toujours la forme de prédictions limitées, menées ceteris paribus, et ne sont pas des estimations ponctuelles des plus fiables. Ainsi, l'élaboration des politiques et la recherche en sciences sociales sont moins solides que l'ingénierie et la physique.

(…) Les sciences sociales sont les plus utiles lorsqu’elles s’évertuent à identifier et décrire un ensemble précis de mécanismes et de processus sociaux, ou lorsqu’elles poursuivent l’idéal des "théories du milieu de gamme" (theories of middle range) de Robert K. Merton. Et cela nous amène à reconnaître qu’il est difficile d'agréger ces types de mécanismes pour établir des affirmations fiables à propos du comportement d’un large ensemble social. La politique sociale n'est pas une science exacte.

(...) Il est indéniable que nous sommes encastrés dans des processus sociaux et politiques qui ont d’importantes répercussions sur le bien-être humain et la souffrance humaine. Les interactions complexes que l’on observe dans le comportement humain contribuent à la fois à certains des plus grands succès de nos civilisations, mais aussi à leurs pires échecs : la persistance de la pauvreté, la violence, les guerres civiles, le changement climatique, l'épuisement des ressources naturelles et la faim dans le monde. Nous devons résoudre ces problèmes, mais les interventions que nous décidons de mettre en œuvre doivent être aussi bien conçues que possible pour donner les meilleurs résultats. Les outils et les méthodes des sciences sociales et comportementales sont le meilleur espoir que nous ayons pour guider nos efforts lorsque nous cherchons à résoudre les plus lourds défis qui se posent à l'humanité. Et il est crucial de garder en tête la manière par laquelle les avancées dans la compréhension sociale ont été réalisées : par la recherche soigneuse et incessante sur une grande variété de processus sociaux d’échelle intermédiaire et de schémas de comportement social. »

Daniel Little, « Why does social science matter? », in UnderstandingSociety (blog), 13 décembre 2012.