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Les origines des nouvelles théories du commerce international

« Quand j'étais étudiant, le type de théorie du commerce international qui était enseigné à l’université se basait essentiellement sur les intuitions de Ricardo 1817, sur les travaux réalisés par Heckscher en 1919 et plus tard par d’Ohlin, en particulier tels qu'ils furent formulés par Paul Samuelson. Cette vision du commerce international mettait l’accent sur ses flux sectoriels. Par exemple, un pays exporte des produits électroniques et importe des produits alimentaires, tandis qu’un autre pays exporte des produits chimiques et importe des voitures. C'était la conception du commerce international qui régnait alors. L'ensemble du programme de recherche s’attelait à cette époque à identifier les caractéristiques des économies qui permettraient de prédire les flux sectoriels du commerce. Au cours de ces années-là, on mettait en fait relativement peu l'accent sur les forces ricardiennes, qui concernent les différences de productivité relatives entre les secteurs, entre les pays, mais on mettait surtout l’accent sur les différences entre les pays dans leur composition factorielle…

Deux événements ont contribué à faire émerger au cours des années soixante-dix la nouvelle théorie du commerce international. L'un d’eux a été le livre écrit par Herb Grubel et Lloyd Peter dans lequel ils avaient recueilli de nombreuses données détaillées qui leur permettaient de mettre en évidence qu’une partie du commerce ne s’effectuait en fait pas entre les secteurs, mais plutôt au sein de chaque secteur. En outre, dans de nombreux pays, ce commerce constitue même la grande majorité des échanges. Donc, si vous prenez les flux commerciaux et les décomposer en, disons, la fraction correspond à l’échange de voitures contre des voitures, d'électronique contre de l'électronique, etc. versus les échanges d’électronique contre des voitures, alors vous constatez que dans de nombreux pays (parfois plus, parfois moins), environ 70 % relevaient de ce que nous appelons le commerce intra-branche, plutôt qu’un échange entre les différents secteurs…

L'autre observation qui commençait également à faire surface à l'époque était que, lorsque l’on regardait les flux commerciaux entre les pays, la majorité des échanges se faisait en fait dans les pays industrialisés. Or ce sont des pays avec des compositions factorielles assez similaires. Il y avait évidemment des différences, mais elles étaient beaucoup plus petites que les différences que l’on pouvait observer dans la composition factorielle entre, d’un côté, les pays industrialisés et, de l’autre, les pays les moins avancés. Néanmoins, le montant des échanges commerciaux entre les pays développés et en développement était beaucoup plus faible que celui des échanges pratiqué entre les pays développés. Cela soulève évidement une question. Si vous adoptez une telle vision du monde où le commerce est régi par les différences (dans la composition factorielle) entre les pays, alors pourquoi avons-nous tant le commerce entre les pays qui ont l'air assez similaire ? (…)

Ensuite, sur le plan théorique, la concurrence monopolistique a été introduite de force à la fois par Michael Spence, dans son travail qui portait avant tout sur l'organisation industrielle, et par Avinash Dixit et Joseph Stiglitz dans leur célèbre article de 1977. Ces études ont mis en avant une façon de concevoir la concurrence monopolistique dans un cadre d’équilibre général. (…) Ainsi, la combinaison de ces nouveaux outils analytiques avec les observations empiriques a permis aux chercheurs de s’attaquer à ces énigmes empiriques avec de nouveaux outils. Et c'est ainsi que la nouvelle théorie du commerce se développa. »

Commerce international et inégalités : une relation en forme de U inversé ?

« La plupart des travaux sur le commerce et les inégalités dans la tradition néoclassique se sont focalisés sur les inégalités entre les différents facteurs de production. Ainsi, par exemple, les travailleurs qualifiés versus les travailleurs non qualifiés ou bien le capital versus le travail. On s’intéressait beaucoup à cette question en raison de l'augmentation de la prime salariale des détenteurs d’un diplôme universitaire aux États-Unis, que l’on vit également survenir dans d'autres pays, y compris dans les pays les moins avancés. (…) Les économistes du travail qui ont travaillé sur ces questions ont également identifié une autre source d'inégalités. Ils ont appelé cela les inégalités “résiduelles“ des salaires, c'est-à-dire que, si l'on regarde la structure des salaires et neutralisons les différences salariales entre les gens qui peuvent s’expliquer par des différences dans leurs caractéristiques observables, par exemple en termes d'éducation et d’expérience, il reste des inégalités inexpliquées et les salaires sont encore très inégaux entre les gens. En fait, les inégalités résiduelles sont une composante importante des inégalités de salaires.

Notre objectif dans ce projet de recherche, qui dure maintenant depuis un certain nombre d'années, est de voir dans quelle mesure on peut expliquer ces inégalités résiduelles des salaires par le commerce international. Ce n’était pas une tâche facile, évidemment, mais l'idée théorique fondamentale vient du constat que, lorsque vous avez hétérogénéité des productivités des entreprises au sein des secteurs, vous êtes aussi en mesure de traduire cela en termes d’inégalités salariales (…). Nous avons essayé de combiner ces idées, les frictions du marché du travail d'une part et le commerce et l'hétérogénéité des entreprises d’autre part. (…) Nous avons finalement réussi, après des efforts considérables, à construire un modèle qui dispose de cette fonctionnalité, mais qui conserve aussi toutes les caractéristiques qui ont été observées dans les précédentes analyses empiriques. (…) La prédiction de ce modèle est que, si l’économie est tout d’abord très fermée et si l’on réduit les frictions commerciales, alors les inégalités vont tout d’abord s’accroître. Cependant, une fois que l'économie est suffisamment ouverte (...), alors toute réduction supplémentaire des frictions commerciales va se traduire par une baisse des inégalités. Maintenant, il n'est pas clair qu'il s'agisse d'un phénomène général, mais notre modèle d'analyse a généré (…) une relation en forme de U inversé (…). »

Les externalités internationales en recherche-développement

« Nous avons analysé la croissance de la productivité dans une variété de pays de l'OCDE dans cet article (« International R&D spillovers »). Nous avons construit des stocks de capitaux de recherche-développement (R&D) pour les pays (….), puis nous avons estimé l'impact de ces stocks de capitaux de R&D des divers pays sur les niveaux de productivité de leurs partenaires commerciaux. Et nous avons trouvé la présence de substantielles externalités entre les pays. Surtout, ces données ont suggéré que ces externalités étaient liées aux relations commerciales entre les pays. Et nous avons montré que vous pourrez bien plus bénéficier du pays qui fait beaucoup de R&D si vous commercez davantage avec ce pays. Cela produit un lien direct entre l’activité de R&D dans différents pays et la manière par laquelle leurs partenaires commerciaux en bénéficient (…).

Les pays en développement ne font pas beaucoup de R&D. L'écrasante majorité de la R&D se fait dans les pays industrialisés (…). Si vous regardez les pays en développement, ils commercent avec les pays industrialisés. Bénéficient-ils des externalités associées à l’activité de R&D dans les pays industrialisés ? En quoi ce gain dépend-il de la structure de leur commerce extérieur avec ces pays industrialisés ? Nous avons démontré empiriquement que les pays les moins avancés ont également bénéficié d’externalités en R&D. Et plus ils commercent avec les pays industrialisés qui s'engagent massivement dans la R&D, plus ils y gagnent…

L'une des principales conclusions (qui est presque évidente au niveau analytique, mais beaucoup de gens la manquent), c'est que, si vous avez un processus qui élève la productivité, tel que l’investissement en R&D, alors cela entraîne également l'accumulation du capital. Ainsi donc, la contribution de la R&D à la croissance ne vient pas seulement de l'amélioration directe de la productivité, mais aussi de l'accumulation induite du capital. (…) Si tous les pays industrialisés consacrent un demi-point supplémentaire de leur produit intérieur brut à l’investissement en R&D, qui va en bénéficier ? Eh bien, vous trouvez que les pays industrialisés en profitent beaucoup, mais que les pays les moins avancés en bénéficient aussi beaucoup. Les pays industrialisés devraient en bénéficier plus, si bien que ça élargit le fossé qui existe entre les pays industrialisés et les pays les moins avancés. Néanmoins, chacun d’eux se développe de façon significative. »

Elhanan Helpman, entretien avec Douglas Clement, in The Region, décembre 2012. Cité par Timothy Taylor, « Interview with Elhanan Helpman », in Conversable Economist (blog).

aller plus loin... lire « Le commerce international accroît-il les inégalités ? »