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« Si les populations ne se déplacent pas, le réchauffement climatique est susceptible d'avoir des conséquences désastreuses. D’une part, 44% de la population mondiale vit à moins de 150 kilomètres d'une côte, donc la montée du niveau des océans peut s'avérer fatale (Nations Unies, 2013). D’autre part, des millions de personnes sous les tropiques risquent de voir leurs moyens de subsistance détruits par la baisse des rendements agricoles comme le changement climatique va pousser les températures au-delà de certains seuils (Intergovernmental Panel on Climate Change, 2007).

Face à cette sombre perspective, les autorités politiques se sont surtout focalisées sur deux stratégies : l'atténuation et l'adaptation. Par "atténuation", nous entendons leur tentative de ralentir le réchauffement climatique en réduisant les émissions de carbone grâce à des efforts tels que le Protocole de Kyoto. "Adaptation" signifie essayer de réduire l'impact négatif du changement climatique qui va survenir, à travers des choses comme la protection des zones côtières ou en utilisant la climatisation.

Dans une récente étude, nous affirmons que le monde a déjà le changement climatique auparavant et la manière par laquelle il s’adapta (alors même que les stratégies modernes d'adaptation n’étaient pas disponibles) peut fournir de précieux enseignements pour les défis que nous devons relever aujourd’hui (Desmet et Rossi-Hansberg 2012) : durant la période chaude médiévale, qui s'étend à peu près du neuvième au quatorzième siècle, le monde a subi des hausses de température de plus de deux degrés Celsius. Selon Fagan (2008), celles-ci "ont entraîné des gains pour certaines régions, mais pour les autres des sécheresses prolongées qui ont secoué les sociétés établies dans leurs fondements mêmes". Par exemple, les Européens du Nord et les Inuits en ont énormément bénéficié alors que les indigènes américains et les autres sociétés mésoaméricaines ont été perdants. Les réponses d’aujourd’hui au changement climatique n'auraient pas été d’une grande aide alors. Il n’était alors certainement pas possible de contenir les hausses de température et les technologies pour atténuer leur impact étaient limitées. Comme Fagan (2008) l’affirme: "la seule protection contre de telles catastrophes était le mouvement".

Le réchauffement climatique médiéval provoqua des changements dans la structure des échanges et a conduit à d'importants mouvements de personnes :

  • Au cours des 12ème et 13ème siècles (précédant le célèbre exemple de Ricardo sur l'avantage comparatif), l’Angleterre exportait du vin vers la France et les vignes furent cultivées jusqu’au sud de la Norvège. Avec ces plus hautes températures, la densité de population dans les pays nordiques a augmenté et leurs populations se sont aventurées à l'extérieur, en s’établissant tout d’abord en Islande et plus tard au Groenland et même dans ces territoires de Terre-Neuve (Fagan, 2008).

  • Les plus hautes températures en Mongolie au cours du 13ème siècle ont également contribué à l’ascension de Gengis Khan et à la vastitude de son empire.

  • Dans les années trente, le Dust Bowl américain, dû à une période sévère de sécheresse, a incité 2,5 millions de personnes à se déplacer ; sans migration, plus nombreuses auraient été les victimes de la pauvreté, de la malnutrition (…).

Nous pensons que les effets économiques négatifs du changement climatique sont susceptibles de découler principalement de frictions (en l’occurrence les frontières nationales) qui empêchent la libre circulation des personnes et des biens. S'il n'y avait pas ces frictions, le changement climatique ne poserait pas beaucoup de souci (…).

Mettons en perspective la variation des températures liée au climat (de l'ordre de quatre à huit degrés Celsius au cours des deux cents prochaines années) : la variation des températures liée au climat est beaucoup plus petite que la différence de température entre l'équateur et le pôle Nord, qui est d'environ 30 degrés Celsius. Par conséquent, bien que certains endroits puissent devenir trop chauds pour être productifs, d'autres sont susceptibles de connaître des gains de productivité. Tant que les gens peuvent se déplacer, l'impact devrait être limité.

Bien sûr, des problèmes pourraient encore se poser s'il n'y avait pas d'espace physique pour se déplacer. Mais, d'après notre analyse, cela ne semble pas être le cas : selon les Geographically based Economic Data de Yale (G-Econ 4,0, 2013), 72 % de la population mondiale vivait en 2005 sur 10 % des terres. Dans le cas du PIB, le chiffre correspondant s’élevait même jusqu’à 90%. Ainsi, même si le réchauffement climatique rend économiquement inutilisable une partie des terres, il est peu probable qu’il entraîne des pertes importantes en termes de production, parce que la plupart de l’essentiel des terres n’est pas utilisée de toute manière. Cela implique que les substantielles pertes occasionnées par le changement climatique doivent être liées aux frictions touchant le commerce international ou la mobilité pour des facteurs tels que les infrastructures, le capital (…), la technologie et les personnes.

Pour analyser quantitativement le coût du changement climatique, nous proposons de modéliser le monde à travers un modèle spatial de croissance à deux secteurs, couplé à un modèle standard de changement climatique, où la production entraîne des émissions de carbone et par conséquent le réchauffement climatique. L'augmentation de la température diffère selon les latitudes et son impact sur la productivité est plus élevé dans l'agriculture que dans l'industrie manufacturière. Après calibrage du modèle, nous comparons l'impact du changement climatique sous différentes hypothèses concernant la mobilité.

Commençons par supposer qu'il y ait libre-échange et libre migration. Par rapport à une situation sans changement climatique, le réchauffement climatique de l'ampleur prédite par le GIEC pousserait la production agricole environ 1.000 kilomètres au nord au cours des 200 prochaines années. C'est grosso modo la distance latitudinale entre Madrid et Paris ou entre Bombay et Delhi. Dans des scénarii plus extrêmes, la poussée vers le nord pourrait s'étendre sur une distance deux fois plus longue. Mais l'effet global des changements climatiques sur le bien-être est négligeable. Bien que la productivité agricole diminue dans certains endroits, elle augmente dans d'autres. Tant que le monde peut librement commercer et les gens se déplacer, l'impact est minime. (…) L'impact du changement climatique sur le bien-être pourrait même être légèrement positif. Ce n'est que dans les exemples extrêmes que les choses pourraient tourner au désastre. Si même le Pôle Nord devenait trop chaud, alors ces marges d'ajustement seraient évidemment épuisées et le bien-être diminuerait précipitamment.

Nous reconnaissons que les migrations à grande échelle entre les pays n'ont jamais été faciles, ni dénuées de coûts. Supposons que nous introduisions une frontière à la 45e parallèle nord (…) rendant impossible la migration entre le sud et le nord. Cela profite au nord et ce gain est d’autant plus élevé que le réchauffement climatique est grave. Puisque les plus hautes températures fournissent un gain de productivité pour les latitudes nordiques, cela attirerait (en l'absence de restrictions à la migration) des immigrants venant du sud et, par conséquent, les salaires diminueraient. Mais si les immigrants ne peuvent se déplacer, le nord ne subit pas une baisse des salaires. En outre, la hausse des températures pousse la population du sud à s'accumuler à la frontière, ce qui réduit les coûts commerciaux et fournit une autre aubaine pour le nord. (…)

Plutôt que d'introduire une frontière à la 45e parallèle, on pourrait également envisager le cas plus dramatique d’une absence complète de migration. Autrement dit, prenons la population d'aujourd'hui et ne laissons personne se déplace au cours des deux prochains siècles. (…) Les différences en termes de bien-être entre les latitudes seraient exacerbées, avec les régions polaires devenant deux fois plus riches que les régions équatoriales (…). Ces différentes expériences contrefactuelles suggèrent que l'impact du changement climatique sur le bien-être moyen est faible (mais sûrement pas négligeable), alors que les effets distributifs en termes bien-être sont potentiellement larges. Par conséquent, la pression migratoire va augmenter au fur et à mesure que le changement climatique fait sentir ses effets.

Les taxes carbone peuvent avoir d’importants effets positifs dans ce modèle, avec des gains de bien-être compris entre 3% et 5% (…). L’une des raisons expliquant le plus grand effet est la présence d'externalités. Une taxe carbone a un impact relativement faible sur les lieux à haute productivité qui s'appuient davantage sur la technologie que sur les intrants. Cela conduit à une plus grande concentration géographique, ce qui stimule l'innovation et accroît le bien-être. Subventionner l'innovation pourrait aussi être attrayant, mais à la différence de la taxe carbone, son effet se réduit au fur et à mesure que le réchauffement climatique prend de l’ampleur. Le problème est que nous nous retrouvons aujourd'hui avec trop d'innovations dans des endroits qui deviendront demain trop chauds pour la production. Comme la hausse des températures entraîne un déplacement de la production au nord, l'innovation passée devient inutile. En ce sens, les subventions à l'innovation peuvent ne pas contribuer à réduire l'impact négatif du changement climatique. Il est opportun d’utiliser les taxes carbone comme moyen pour lutter contre le réchauffement planétaire. Mais il ne faut certainement pas oublier l’ancienne stratégie de «mouvement» comme moyen d'adaptation au changement climatique. Même si vous n’avez pas encore l'intention de migrer au Groenland, le débat portant sur le changement climatique devrait commencer à donner plus d'importance à la recherche de moyens permettant d'atténuer les restrictions à la migration et au commerce. Ces frictions sont fondamentales pour comprendre les coûts économiques du réchauffement climatique. »

Klaus Desmet et Esteban Rossi-Hansberg, « Moving to Greenland in the face of global warming », in VoxEU.org, 16 janvier 2013.

aller plus loin… lire « Comment le réchauffement climatique influera-t-il sur la géographie de l’activité économique ? », « Le changement climatique affecte-t-il la croissance économique ? » et « Taxe carbone et progrès technique »