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« En réponse à la Grande Dépression, John Maynard Keynes a développé l'idée révolutionnaire selon laquelle, des actions individuellement bénéfiques pourraient générer des résultats indésirables si tout le monde les réalise en même temps. Irving Fisher a quant à lui expliqué comment les niveaux élevés d'endettement rendent les économies vulnérables aux spirales de déflation et de défaut. Simon Kuznets n’a pas développé de nouvelles théories, mais il a joué un rôle clé dans la création des comptes nationaux. Avant lui, les décideurs, les investisseurs et les citoyens avaient peu de moyens pour savoir si l'économie était en contraction ou en expansion. Roosevelt avait dû s'appuyer sur des indicateurs tels que le prix de la fonte ou le volume de trafic des wagons de marchandises, plutôt que sur le produit intérieur brut.

A la fin des années quarante, la crise était finie et Keynes était mort. Paul Samuelson fixa l'ordre du jour pour les décennies suivantes en prenant quelques-unes des idées de la Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie de Keynes et en les articulant dans les modèles mathématiques. (Pour ceux qui sont intéressés, le livre entier de Keynes peut être lu en ligne gratuitement ici.) Les contributions de Samuelson étaient importantes, mais malheureusement, il a laissé beaucoup de choses de côté, notamment les intuitions de Keynes sur la nature du système financier. Pour Samuelson et ses disciples, les banques et les autres intermédiaires n'étaient qu'un "voile" entre les épargnants et des emprunteurs dans le secteur non financier, plutôt que des entreprises en quête de profit qui consentent des prêts de façon opportuniste. S'il y a eu quelques dissidents au début, notamment John Gurley et Edward Shaw, la majorité des économistes croyait toutefois que le financement était sans importance jusqu'à la crise.

De nombreux macroéconomistes ne voyaient aucun problème à ignorer la finance, car ils étudiaient exclusivement les États-Unis, un pays qui n'avait pas connu de crise importante depuis les années trente. Le gouvernement avait réagi en créant l'assurance-dépôts et en brisant les derniers vestiges de l'étalon-or, ce qui, conclurent de nombreux économistes, rendait impossibles que de nouvelles crises surviennent dans les pays riches. Durant plusieurs décennies, les faits semblaient étayer cette thèse, bien que des observateurs avisés des événements qui se produisirent dans les pays nordiques et au Japon aient été plus prudents. Ainsi, les modèles macroéconomiques d'après-guerre laissèrent de côté le système financier. Qu'est-ce qu'ils incluaient ? Les modèles standards "empiriques" étaient basés sur l'idée que les relations observées par le passé persistaient généralement dans l'avenir. Ce n’était pas forcément judicieux. Par exemple, les changements dans le nombre de personnes employées correspondent assez fidèlement à l'évolution du niveau du chômage. Des milliers d'équations linéaires basées sur ce type de relations ont été combinés dans d’énormes systèmes. Durant plusieurs décennies, ces modèles ont effectivement bien fonctionné. (…)

Les problèmes se multiplièrent dans les années soixante-dix. La "stagflation", (…) qui désigne une situation dans laquelle l’économie est en proie à des augmentations rapides des prix et à des élevés niveaux de chômage, ne devait pas être possible ; pourtant elle frappa tous les pays riches de la planète. Le problème était que certaines relations observées dans le passé peuvent se casser une fois que les décideurs politiques cherchent délibérément à tirer profit d’elles. En l’occurrence, les autorités publiques s’appuyèrent trop lourdement sur la courbe de Phillips. Alban William Phillips avait constaté que les plus rapides hausses de salaires nominaux ont historiquement coïncidé avec des taux d'emploi élevés, tandis que les plus lentes hausses de salaires sont allées de pair avec des niveaux plus élevés de chômage. Avant lui, Irving Fisher (le même homme qui a inventé le concept de déflation par la dette), avait découvert une relation similaire entre l'évolution des salaires nominaux et les changements dans l'emploi en Amérique. Alors que Phillips lui-même n'a pas suggéré que la relation qu’il avait découverte constituait une loi d'airain de la nature, d'autres économistes, notamment Paul Samuelson, ont eu cette prétention. Ces derniers affirmaient que les autorités politiques faisaient face à un simple arbitrage entre le chômage et l'inflation, représenté par la courbe de Phillips. Les décideurs pouvaient choisir n'importe quel point de la courbe qu'ils désiraient.

Le problème avec ce genre d'exercice de modélisation est qu’il ignore l'élément humain. Les changements imprévus dans le niveau des prix ou des salaires nominaux modifient les taux d'intérêt réels, les charges de la dette réelle et les salaires réels. Cela signifie qu'une soudaine accélération de l'inflation permet à l'économie de connaître une expansion temporaire, ce qui, toutes choses égales par ailleurs, réduit temporairement le taux de chômage. De même, une désinflation imprévue pourrait causer beaucoup de dégâts. Fisher et Phillips ont examiné les données de l'époque de l'étalon-or, quand les gens anticipaient généralement une stabilité des prix. Tout changement durable aurait été un écart par rapport aux anticipations, ce qui explique pourquoi les relations qu'ils avaient découvertes paraissaient si robustes. Mais si les gens en viennent à anticiper l’inattendu et s’adaptent au taux plus élevé d'inflation, la relation historique n’est plus valable. C'est ce qui s'est passé dans les années soixante-dix. (…)

Une nouvelle génération de macroéconomistes, y compris Ed Phelps, Robert Lucas, Thomas Sargent, Christopher Sims et Robert Barro, ont relevé le défi dans les années soixante-dix et quatre-vingt. Ils ont remplacé les modèles mécanistes "empiriques" avec des modèles qui furent simples et élégants, juste une poignée d'équations dans la plupart des cas. Au lieu d’utiliser des variables globales comme le nombre d'heures travaillées ou le niveau des ventes au détail, ces nouveaux modèles "stochastiques dynamiques d’équilibre général" (DSGE) étaient basés sur les ménages et les entreprises qui essayent de faire de leur mieux dans un monde difficile. Il est facile de se moquer des techniques utilisées par ces révolutionnaires. Personne ne prend en réalité ses décisions au jour le jour en pensant à la meilleure façon de maximiser la valeur actuelle nette de ses revenus futurs. (C'est ce que les gens veulent dire quand ils parlent d’"anticipations rationnelles".) Même si c'était le cas, personne n'a une connaissance parfaite du monde dans lequel ils vivent, et encore moins de connaissances de l'avenir. En outre, dans les années soixante-dix, il n'y avait pas assez de puissance de calcul pour représenter plus d'un ménage ou d'une entreprise à la fois. Les fondateurs des modèles DSGE ont également choisi d'ignorer le système bancaire pour les mêmes raisons que leurs ancêtres "keynésiens".

En dépit de ces nombreux inconvénients, les modèles DSGE ont raison sur un point important : ils ont pu expliquer la "stagflation" en mettant l’accent sur les anticipations changeantes des gens. Dans un premier temps, une poussée soudaine et non anticipée de l'inflation pourrait conduire à une croissance économique rapide. Au fil du temps, cependant, les gens en viennent à croire que ce taux d'inflation est la nouvelle norme. Les taux d'intérêt, les salaires et les charges de la dette réels finissent par revenir à leurs précédents niveaux. Les gains en matière d'emploi ne seraient que temporaires, le chômage finissant par revenir à son "taux naturel". Par ailleurs, les épargnants et les investisseurs deviennent de plus en plus méfiants quant à la volonté du gouvernement de réduire l'inflation et ils accroissent la prime de risque qu'ils exigent sur les actifs de longue durée. Le gouvernement pourrait essayer de faire augmenter les prix de plus en plus rapidement, en espérant que la politique prendrait de vitesse les anticipations des gens, mais les conséquences seraient probablement désastreuses.

Mathématiquement, les modèles DSGE représentent l'économie comme une balle qui repose au fond d'une vallée arrondie. Cet état correspond à une croissance régulière. Lorsque les anticipations des ménages et des entreprises sont frappées par un "choc", la balle roule sur les parois jusqu'à ce qu’elle retourne finalement à son lieu de repos. Cela reflète la tendance de l'économie à se rétablir rapidement après une récession, ainsi que le fait que les booms sont rarement durables. Les économistes rendent plus réalistes les modèles DSGE en ajoutant des "frictions" et "accélérateurs" qui influent sur le mouvement de la balle après qu'elle ait été frappée. Les plus communs sont basés sur l'observation selon laquelle il est plus facile d'augmenter les salaires et les prix que de les baisser, ce qui rend difficile pour une économie de répondre aux "chocs" sans accélération de l'inflation ou hausse du chômage. Les modèles DSGE avec ces modifications (significatives) sont qualifiés de modèles "nouveaux keynésiens" (new keynesian). Les versions originales, sans modifications, sont connues sous le nom de modèles de "cycles d’affaires réels" (real business cycles).

Ces modèles supposent toujours que les banques et autres intermédiaires ne sont qu’un "voile" entre les épargnants et les emprunteurs, plutôt que des entreprises en quête profit qui consentent des prêts de façon opportuniste. Cela ne veut pas dire que les macroéconomistes ont complètement ignoré le système financier. Quelques-uns, comme Ben Bernanke, l'actuel président de la Réserve fédérale, ont étudié au début des années quatre-vingt les crises financières en utilisant les données de la Grande Dépression. Mais les connaissances acquises à partir de ces travaux n'ont pas été incorporés dans des modèles macroéconomiques plus généralisées. Par exemple, Bernanke a co-réalisé en 1999 un modèle bien connu d'accélérateur financier où l'existence de la dette accroît la sévérité et la durée des ralentissements. Bien qu'il constitue une amélioration par rapport à ce qui se faisait auparavant, le modèle échoue à expliquer pourquoi la plupart des récessions ne vont pas main dans la main avec les crises sévères ; les "frictions" et "accélérateurs" générés par la dette sont toujours proportionnels à la taille des "chocs" subis par l'économie réelle. Pour les économistes comme Gary Gorton, cela passe complètement à côté du fait que les crises financières sont des événements distincts avec des causes distinctes. Ce s’explique en partie par le fait que M. Bernanke et ses co-auteurs (Mark Gertler et Gilchrist Simon) aient laissé de côté les banques dans leur modèle. »

Matthew C. Klein, « How we got here. A brief history of macro », in Free Exchange (blog), 21 janvier 2013.

aller plus loin... lire « Y a-t-il consensus en macroéconomie ? » et « Asymétrie d’information, crédit et cycle économique »