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« La large réserve de main-d'œuvre rurale en Chine a joué un rôle clé dans le maintien d’une faible inflation et dans le soutien du modèle chinois de croissance extensive. À bien des égards, le développement économique de la Chine fait écho au modèle de sir Arthur Lewis, qui fait valoir que, dans une économie dotée d’un excédent de main-d'œuvre dans un secteur à faible productivité (en l’occurrence l’agriculture dans le cas de la Chine), les hausses salariales dans le secteur industriel sont limitées par les salaires dans l'agriculture, puisque la main-d’œuvre se déplace des campagnes vers l'industrie (Lewis, 1954). Les gains de productivité dans le secteur industriel, qui ont pu être réalisées grâce à l’approfondissement de l’investissement, stimulent l'emploi dans le secteur industriel et dans l'économie en général. Le fait que la productivité s’accroisse plus rapidement que les salaires dans le secteur industriel permet à ce dernier d’être plus rentable que si l'économie était au plein emploi et permet de promouvoir un investissement plus élevé. Comme le surplus de main-d’œuvre agricole est épuisé, les salaires industriels augmentent plus rapidement, les profits se contractent dans l’industrie et l'investissement diminue. À cet instant précis, on dit que l'économie atteint le point tournant de Lewis (Lewis turning point) (cf. graphiques).

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(…) Les rapides augmentations des salaires nominaux et les pénuries récurrentes en main-d'œuvre en Chine soulèvent soulève plusieurs questions : l'ère d’une main-d'œuvre chinoise peu chère touche à sa fin ? la Chine a-t-elle atteint le point tournant de Lewis ? Ce dernier aurait des conséquences à la fois pour la Chine et pour le reste du monde. Pour la Chine, cela signifierait que le modèle actuel de croissance extensive qui repose si lourdement sur l'accumulation des intrants ne peut plus être maintenu et que la Chine doit investir moins, mais mieux, en capital. Cela impliquerait de passer à un modèle de croissance plus "intensif", fondé avant tout sur l’amélioration de la productivité globale des facteurs, ce qui exigerait d’accélérer la mise en œuvre du programme gouvernemental visant à rééquilibrer la croissance vers la consommation privée. Un rééquilibrage réussi du modèle de croissance chinois se traduirait par de significatives retombées positives pour le reste du monde, en accroissant la production des pays au sein de la chaîne de valeur (principalement l'Asie émergente) et des exportateurs de matières premières, ainsi que par des retombées plus limitées pour les économies avancées (FMI, 2011). En outre, la hausse des coûts de main-d'œuvre (dont l’impact se fera sentir sur les prix et les marges bénéficiaires des entreprises en Chine) aura d’importantes implications pour le commerce, l'emploi et les prix dans les principaux partenaires commerciaux. (…)

Les marchés du travail en Chine sont passés au premier plan en 2004, lorsque les rapports sur la pénurie de main-d'œuvre migrante dans les régions côtières orientées vers l'exportation ont commencé à affluer. Certains indices laissant suggérer de fortes augmentations de salaires des migrants dans cette période ont été perçus par certains comme le signal que la Chine a épuisé sa vaste offre excédentaire de main-d'œuvre et que la transition vers une économie mature a commencé (par exemple, Garnaut 2006, Cai et Wang 2008). Ce point de vue tend à être confirmé par la transition démographique, en particulier le ralentissement de la croissance de la population en âge de travailler et la hausse du ratio de dépendance, rapportant la population âgée sur la population en âge de travail. Une perspective alternative, cependant, considère que l'augmentation des salaires des migrants est une conséquence de la segmentation du marché du travail (…) qui serait cohérente avec la coexistence de pénuries en main-d’œuvre sur la côte et d’excédents à l'intérieur des terres (par exemple Chan, 2010; Zhang, Yang et Wang, 2010; Knight, Peng et Li, 2011).

Les récents développements sur le marché du travail chinois rappellent l’épisode du milieu des années deux mille (après une période d'accalmie, il y a eu de nouvelles hausses rapides des salaires, en particulier dans les provinces intérieures, comme les entreprises quittaient la côte). Cependant, (…) les données sur les marchés du travail chinois n’indiquent pas clairement si l'excédent de main-d'œuvre chinoise a été épuisé. Malgré des signes localisés de tensions sur le marché du travail, la croissance globale des salaires nominaux a oscillé entre 12 et 15 % par an depuis plus d'une décennie. Les profits des entreprises sont restés élevés et ont même augmenté ces dernières années, la croissance des salaires ayant été plus lente que celle des gains de productivité. Ces développements semblent en contradiction avec le principe de base du point tournant de Lewis (…). Soit dit en passant, les employeurs urbains pointent des frictions telles que l’inadéquation des compétences ou l’inadéquation géographique, et non une pénurie de main-d'œuvre en soi, comme causes des hausses intermittentes et localisée des salaires. (…)

D'autres éléments empiriques suggèrent toutefois un resserrement des conditions du marché du travail. Les registres urbains indiquent que l’écart entre la demande et l'offre de main-d’œuvre urbaine a progressivement diminué et est maintenant refermé (…). La réallocation de l'industrie vers les provinces intérieures (là où les salaires sont plus bas et où réside la grande réserve de main-d'œuvre rurale) s'est accélérée depuis la crise financière mondiale. (…) la légère hausse de l'activisme syndical depuis la crise financière est aussi cohérente avec un renforcement du pouvoir de négociation dû à la réduction des réserves de main-d'œuvre. La hausse des salaires reflète aussi la décision du gouvernement d'augmenter le salaire minimum afin de soutenir le revenu des ménages et de promouvoir la consommation.

Au final, dans l'ensemble, les évolutions sur le marché du travail dressent un portrait mitigé à propos de l’excès de main-d’œuvre : l'évolution des salaires ne suggère pas un épuisement de l’excédent en main-d'œuvre, tandis que l'emploi, les réallocations sectorielles et certaines politiques signalent un resserrement.

La démographie, d’un autre côté, suggère une transition imminente vers une économie de pénurie en main-d'œuvre. La Chine est sur le point de subir un profond changement démographique au cours de la prochaine décennie, tiré par la baisse de la fécondité et le vieillissement, des phénomènes qui se renforceraient mutuellement. L'ONU prévoit que la croissance de la population en âge de travailler (15-64 ans) deviendra négative autour de 2020 (…). Cette prévision sous-estime potentiellement les perspectives d'une pénurie de main-d'œuvre, comme les salariés de l'industrie sont majoritairement jeunes (Garnaut, 2006) ; le taux de croissance de la sous-population des 20-39 ans, par exemple, est tombé à zéro en 2010 (…) et celle-ci devrait décliner plus rapidement que la population totale en âge de travailler jusqu'en 2035. Les données démographiques montrent également que, après une longue période de "dividendes démographiques", la part des personnes à charge (c’est-à-dire celles ayant entre 0 à 14 ans et plus de 64 ans) dans la population chinoise a atteint son creux en 2010 et passera à près de 50 % en 2035 (…).

Parce que les imminents changements démographiques sont larges, irréversibles et inévitables à moyen terme, ils seront déterminants dans l'évolution de la main-d'œuvre excédentaire en Chine. D'autres facteurs pourraient cependant jouer un rôle clé dans l'accélération ou le ralentissement de ce processus. Des progrès dans la réforme du Hukou pourraient stimuler le transfert de main-d’œuvre des milieux ruraux vers les villes. La formation des travailleurs ruraux pour répondre aux exigences des emplois industriels pourrait désengorger les goulots d'étranglement de la main-d’œuvre urbaine. Alors que le secteur primaire en Chine détient près de la moitié de la population active, la valeur ajoutée agricole représentait qu'environ un cinquième du PIB en 2011. Augmenter la productivité agricole (en stimulant la mécanisation, par exemple) pourrait libérer une masse considérable de travailleurs ruraux et celle-ci pourrait partiellement compenser les déficits de main-d'œuvre urbaine.

En résumé, (…) la démographie, les évolutions sur le marché travail et les politiques suggèrent que la Chine est probablement à la veille du point tournant de Lewis, mais donnent peu d'indications sur l’instant où la transition se fera. (…) Cette étude évalue empiriquement à quel instant la pénurie de main-d'œuvre pourrait survenir. Notre principal résultat est que, sauf s’il ne se produit une réponse endogène du marché ou des autorités publiques, l'excès d'offre de main-d'œuvre (la réserve de chômeurs et de travailleurs sous-employés, qui comprend actuellement environ 150 millions de personnes) tombera à environ 30 millions en 2020 et le point tournant de Lewis sera atteint entre 2020 et 2025.

Il est toutefois probable que les autorités publiques répondent aux potentielles pénuries de main-d'œuvre, dans la mesure où le gouvernement cherche à ralentir la transition vers le point tournant de Lewis. Les mécanismes de marché (qui se traduisent par des salaires plus élevés au fur et à mesure que se resserrent les marchés du travail et qui entraînent une transition vers une production plus intensive en capital) peuvent aussi compenser la diminution des réserves de main-d’œuvre. L'analyse des divers scénarii possibles montre qu’une fécondité plus élevée (via un assouplissement de la politique de l'enfant unique et une plus grande participation au marché du travail grâce à la réforme du Hukou) vont retarder l'épuisement du surplus de main-d’œuvre. La réforme financière et la plus grande productivité globale des facteurs, d'autre part, accélèrent la transition vers une économie de pénurie de main-d'œuvre, par le biais des effets de richesse et d’une plus grande rentabilité des entreprises (…). Les réactions du marché et des autorités publiques au déclin du surplus de main-d'œuvre n'auront des effets qu'à la marge, alors que les forces démographiques joueront un rôle prépondérant dans l’imminente transition vers une économie de pénurie de main-d'œuvre. »

Mitali Das et Papa N’Diaye, « Chronicle of a decline foretold: Has China reached the Lewis turning point? », FMI, working paper, janvier 2013.

aller plus loin... lire « Anatomie de la croissance chinoise » et « Eviter la trappe à revenu intermédiaire »