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« Que sont exactement les institutions ? Douglas North (1990) en fournit la définition suivante : “Les institutions sont les règles du jeu dans une société ou, plus formellement, elles sont les contraintes humainement conçues qui façonnent l’interaction humaine. (…) Par conséquent, elles structurent les incitations dans l’échange humain, que celui-ci soit politique, social ou économique”.

Les institutions économiques d’une société, telles que la structure des droits de propriété et la présence et perfection des marchés, sont d’une importance primordiale pour les résultats économiques. Les institutions économiques sont importantes car elles influencent la structure des incitations économiques dans la société. Sans droits de propriété, les individus ne seront pas incités à investir dans le capital physique ou humain ou à adopter des technologies plus efficaces. Les institutions économiques sont aussi importantes parce qu’elles aident à allouer les ressources à leurs usages les plus efficaces, elles déterminent qui obtient les profits, les revenus et les droits résiduels de contrôles. Lorsque les marchés sont inexistants ou ignorés (comme ils le furent en Union soviétique par exemple), les gains du commerce seront non exploités et les ressources mal allouées. Les sociétés avec les institutions économiques qui facilitent et encouragent l’accumulation de facteurs de production, l’innovation et l’allocation efficace des ressources vont prospérer. Les institutions économiques, ou plus largement les institutions, sont endogènes : elles sont, du moins en partie, déterminées par la société ou par l’un de ses segments. Par conséquent, s’interroger sur pourquoi certaines sociétés sont plus pauvres que d’autres revient à s’interroger sur pourquoi certaines sociétés ont de bien « pires institutions économiques » que d’autres. (...)

1. Les institutions économiques sont importantes pour la croissance économique parce qu’elles forment les incitations auxquelles les acteurs économiques clés de la société sont soumis. En particulier, elles influencent les investissements dans le capital humain et physique et l’organisation de la production. Bien que les facteurs culturels et géographiques puissent aussi importer pour la performance économique, les différences entre les institutions économiques sont une source majeure de différences entre les pays dans la croissance économique et la prospérité. Les institutions déterminent non seulement le potentiel de croissance de l’économie, mais aussi un éventail de résultats économiques, notamment la répartition des ressources dans le futur, c’est-à-dire la répartition de la richesse, du capital physique ou du capital humain. En d’autres mots, elles influencent non seulement la taille du gâteau agrégé, mais aussi comment le gâteau est réparti entre les différents groupes et individus dans la société.

2. Les institutions économiques sont endogènes. Elles sont déterminées comme choix collectifs de la société, en grande partie pour leurs répercussions économiques. Cependant, rien ne garantit que tous les individus et tous les groupes vont préférer le même ensemble d’institutions économiques parce que, comme nous l’avons précédemment noté, différentes institutions économiques ne mènent pas à une même répartition des ressources. Par conséquent, il va typiquement y avoir un conflit d’intérêt entre divers groupes et individus sur le choix des institutions économiques. Ainsi, comment les initiations économiques sont-elles déterminées à l’équilibre ? S’il y a, par exemple, deux groupes avec des préférences opposées concernant l’ensemble d’institutions économiques, les préférences de quel groupe vont prévaloir ? La réponse dépend du pouvoir politique des deux groupes. Bien que l’efficacité relative d’un ensemble d’institutions économiques par rapport à un autre puisse jouer un rôle dans ce choix, le pouvoir politique va être l’ultime arbitre. Quel qu’il soit, le groupe qui possède le plus de pouvoir politique est susceptible d’obtenir l’ensemble d’institutions économiques qu’il préfère. (…)

3. (…) Il y a des intérêts conflictuels sur la répartition des ressources et par conséquent indirectement sur l’ensemble d’institutions économiques. Mais pourquoi les groupes avec des intérêts conflictuels ne s’accordent-ils par sur l’ensemble d’institutions économiques qui maximise la croissance agrégée (la taille du gâteau agrégé) et utiliseraient alors leur pouvoir politique simplement pour déterminer la répartition des gains ? Pourquoi l’exercice du pouvoir politique mène-il à des inefficacités économiques et mêmes à la pauvreté ? (…) Il y a des problèmes d’engagement inhérents à l’usage du pouvoir politique. Les individus qui ont le pouvoir politique ne peuvent s’engager à ne pas l’utiliser dans leurs meilleurs intérêts et ce problème d’engagement crée une inséparabilité entre l’efficience et la répartition parce qu’aucun transfert (…) crédible ne peut être réalisé pour compenser les conséquences d’un ensemble particulier d’institutions économiques sur la répartition.

4. La répartition du pouvoir politique dans la société est aussi endogène, cependant. Dans notre cadre, il est utile de distinguer entre les deux composantes du pouvoir politique : (…) le pouvoir (institutionnel) de jure et le pouvoir politique de facto. Ici le pouvoir politique de jure se réfère au pouvoir qui trouve son origine dans les institutions politiques dans la société. Les institutions politiques, tout comme les institutions économiques, déterminent les contraintes et incitations touchant aux acteurs clés, mais cette fois-ci dans la sphère politique. Des exemples d’institutions politiques comprennent la forme du gouvernement (par exemple, démocratie versus dictature ou autocratie) et l’ampleur des contraintes pesant sur les politiques et les élites politiques. Par exemple, dans une monarchie, les institutions politiques allouent tout le pouvoir politique de jure au monarque et placent peu de contraintes sur son exercice. Une monarchie constitutionnelle, par contraste, correspond à un ensemble d’institutions politiques qui affecte une partie du pouvoir politique du monarque au parlement, ce qui contraint effectivement le pouvoir politique du monarque. (…)

5. Il y a plus de pouvoir politique que d’institutions politiques, cependant. Un groupe d’individus, même s’ils n’ont pas obtenus de pourvoir politique des institutions politiques (…) peuvent néanmoins posséder du pouvoir politique. Plus précisément, ils peuvent se révolter, utiliser des armes, engager des mercenaires, coopter les militaires ou utiliser des protestations économiquement coûteuses, mais largement pacifiques, afin d'imposer leur volonté sur la société. Nous nous référons à ce type de pouvoir politique comme le pouvoir politique de facto, qui a lui-même deux sources. Premièrement, il dépend de la capacité du groupe en question à résoudre son problème d'action collective, c'est-à-dire à assurer que les gens agissent ensemble, même quand chaque individu peut avoir une incitation à se comporter en passager clandestin. Par exemple, les paysans du Moyen Age, qui n’ont reçu aucun pouvoir politique par la Constitution, purent parfois résoudre le problème d'action collective et entreprendre une révolte contre les autorités. Deuxièmement, le pouvoir de facto d'un groupe dépend de ses ressources économiques, qui déterminent à la fois leur capacité à user (ou abuser) des institutions politiques existantes et aussi leur capacité à recruter et à utiliser la force contre les différents groupes. (…)

6. Cela nous amène à l'évolution (…) des institutions politiques (…). Les institutions politiques et la répartition des ressources (…) changent généralement assez lentement, et plus important encore, ils déterminent les institutions économiques et les performances économiques à la fois directement et indirectement. Il est facile de saisir leur effet direct. Si les institutions politiques placent tout le pouvoir politique entre les mains d'une seule personne ou d’un petit groupe, les institutions économiques qui assurent la protection des droits de propriété et l'égalité des chances pour le reste de la population sont difficiles à maintenir. (…) Les institutions politiques déterminent la répartition du pouvoir politique de jure, qui à son tour affecte le choix des institutions économiques. Ce cadre présente donc un concept naturel de hiérarchie des institutions, avec les institutions politiques qui influent sur les institutions économiques à l’équilibre, ces dernières déterminant alors les résultats économiques.

Les institutions politiques, bien qu’évoluant lentement, sont aussi endogènes. Les sociétés en transition de la dictature à la démocratie (…) changent leurs constitutions pour modifier les contraintes pesant sur les détenteurs du pouvoir. Puisque, comme les institutions économiques, les institutions politiques sont des choix collectifs, la répartition du pouvoir politique dans la société est le principal déterminant de leur évolution. Cela crée une tendance à la persistance : les institutions politiques allouent le pouvoir politique de jure ; ceux qui détiennent le pouvoir politique influencent l'évolution des institutions politiques et ils vont généralement choisir de maintenir les institutions politiques qui leur donnent le pouvoir politique. Cependant, le pouvoir politique de facto crée parfois des changements dans les institutions politiques. Bien que ces changements soient parfois discontinus (par exemple quand un déséquilibre de pouvoir conduit à une révolution ou lorsque la menace d’une révolution conduit à d'importantes réformes dans les institutions politiques), ils influencent souvent simplement la manière par laquelle les institutions politiques existantes fonctionnent ; par exemple si les règles fixées dans une constitution particulière sont respectées comme dans la plupart des démocraties fonctionnelles ou bien ignorées comme dans l’actuel Zimbabwe. (…)

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Il y a deux sources de persistance dans le comportement du système. D'une part, les institutions politiques sont durables et, typiquement, un changement suffisamment important dans la répartition du pouvoir politique est nécessaire pour provoquer un changement dans les institutions politiques, par exemple la transition de la dictature à démocratie. D’autre part, quand un groupe est particulièrement riche par rapport aux autres, cela va accroître son pouvoir politique de facto et lui permettre de faire émerger les institutions économiques et politiques favorables à ses intérêts. Cela aura tendance à reproduire dans le futur les inégalités de richesse initiales. En dépit de ces tendances à la persistance, il demeure un potentiel de changement. En particulier, les "chocs" (notamment les changements dans les technologies et dans l'environnement international) qui modifient l'équilibre du pouvoir politique (de facto) dans la société peuvent entraîner des changements majeurs dans les institutions politiques et par conséquent dans les institutions économiques et la croissance économique. (...)

(…) Pourquoi certaines sociétés choisissent les “bonnes institutions économiques” ? A ce stade, nous devons être plus spécifiques quant à la définition des bonnes institutions économiques. (…) Les sociétés où seulement une très petite fraction de la population dispose de droits de propriété bien élaborés n’ont pas de bonnes institutions économiques. (…) Avec cette définition des bonnes institutions économiques comme garantes des droits de propriété pour un large sous-ensemble de la société, notre cadre nous amène à (...) une réponse pour notre question fondamentale. Premièrement, les institutions politiques qui placent des contrôles sur les détenteurs du pouvoir politique (par exemple, en créant un équilibre des pouvoirs dans la société) sont utiles pour l’émergence de bonnes institutions économiques. Ce résultat est intuitif ; sans contrôles sur le pouvoir politique, les détenteurs du pouvoir sont plus susceptibles d’opter pour un ensemble d’institutions économiques qui sont bénéfiques pour eux-mêmes, mais qui s’avèrent préjudiciables pour le reste de la société, qui va typiquement échouer à protéger les droits de propriété d’un large sous-ensemble de la population. Deuxièmement, de bonnes institutions économiques sont le plus susceptible d’émerger lorsque le pouvoir politique est entre les mains d’une groupe relativement large avec de significatives opportunités d’investissement. (…) Toute chose égale par ailleurs, dans ce cas, les détenteurs du pouvoir vont eux-mêmes bénéficier de la protection des droits de propriété. Troisièmement, les bonnes institutions économiques sont le plus susceptible d’apparaître et de persister lorsque les détenteurs du pouvoir ne peuvent extraire que peu de rentes du reste de la société, puisque de telles rentes les encourageraient à opter pour un ensemble d’institutions économiques qui rendent l’expropriation des autres possible. (...) Les institutions politiques sont essentielles non seulement parce qu’elles déterminent les contraintes sur l’usage du pouvoir politique (de facto et de jure), mais aussi quels groupes détiennent le pouvoir politique de jure dans la société. »

Daron Acemoglu, Simon Johnson et James Robinson, « Institutions as the fundamental cause of long-run growth », NBER working paper, n° 10481, mai 2004.