« Les récentes crises financières ont violemment démontré que leurs répercussions politiques peuvent être particulièrement puissantes. Pourtant, notre compréhension de ces conséquences reste étonnamment rudimentaire. Les travaux existants qui portent sur les aspects politiques des crises financières et économiques sont pour la plupart d’entre eux de nature qualitative et ne s’intéressent généralement qu’à certaines périodes, certains pays et certaines régions. (…) Il en résulte un manque de connaissances (…) pour ce qui devrait être des questions centrales en économie politique : comment les crises financières affectent-elles les régimes politiques et leurs institutions ? comment la relation entre les crises financières et la politique varie-t-elle à long terme ?

(…) Le temps importe énormément parce que les attentes que l’élite et plus largement la société nourrissent à l’égard des gouvernements lorsqu’il s’agit de réagir aux crises ont profondément changé au cours du siècle passé, remodelant ainsi de manière fondamentale la relation entre les crises, les institutions, la mondialisation et la politique. (…) Le temps et les attentes de la société importent de façon cruciale et inattendue. Les plus fortes attentes que la société exprime en ce qui concerne la prévention et l’atténuation des crises ont relevé la barre pour les gouvernements en place, si bien qu’il est devenu de plus en plus difficile pour ces derniers de survivre aux crises, toute chose égale par ailleurs. Paradoxalement, l'amélioration de la connaissance économique a été une épée à double tranchant pour les politiciens : les gouvernements ont désormais plus de chance que par le passé d'éviter les profondes dépressions, mais cette amélioration dans les politiques publiques n’a pas toujours récompensé les gouvernants en place. Au contraire, (…) les gouvernements qui ne parviennent pas à répondre efficacement aux crises financières ont connu des taux de sanction politique beaucoup plus élevés que par le passé. (…)

Les économistes se sont particulièrement penchés sur les causes de la crise financière. Les travaux antérieurs ont notamment examiné comment les défaillances de marché, les cadres institutionnels et les actions politiques ont pu contribuer à la fragilité financière et à la crise. Depuis la crise mondiale de 2008, de nombreuses études ont analysé comment les lacunes de la réglementation prudentielle et les cycles de crédit dans les pays avancés ont pu contribuer aux crises. Certains économistes, notamment Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff (2009), ont également considérablement élargi notre compréhension des répercussions économiques que peuvent avoir les crises financières. (…) Ces études ne se sont toutefois pas penchées sur les conséquences politiques de ces crises.

Il y a aussi toute une littérature d'économie politique qui explore la relation entre les crises économiques et la politique. Elle considère les récessions comme de mauvaises nouvelles pour les responsables politiques, même si ces derniers disposent de divers moyens pour atténuer leurs répercussions, y compris les outils anticycliques de politique économique. Toutefois, à notre connaissance, les crises financières en tant que telles n’ont reçu que peu d'attention dans cette littérature. Comme Reinhart et Rogoff le notent, les crises financières ont tendance à être des "accélérateurs de récession" (recession accelerators), il est donc important de distinguer leurs répercussions de celles des récessions normales.

En science politique, la littérature sur le "vote économique" (economic voting) s’avère également pertinente pour notre propos. Cette littérature est divisée lorsqu’il s’agit de savoir si les électeurs sont orientés de façon rétrospective ou prospective et elle est divisée sur leur degré de rationalité. Toutes les écoles de cette littérature considèrent les crises économiques comme de mauvaises nouvelles pour les gouvernements en place, mais pas pour les mêmes raisons. L'école du "vote rétrospectif" (retrospective voting) soutient que lors des élections les électeurs évaluent la performance des gouvernants en se basant sur des mesures simples de la performance économique passée, en se demandant par exemple si leur situation économique s'est améliorée ou bien détériorée depuis les précédentes élections. Les électeurs rétrospectifs seraient susceptibles de blâmer les gouvernants en place pour la détérioration des perspectives économiques qui fait suite aux crises. L'école du "vote prospectif" (prospective voting) soutient que les électeurs sont plus rationnels et davantage tournés vers l'avenir et qu’ils évaluent la capacité des candidats ou des partis en compétition à gérer à l’avenir l'économie. Une troisième école de pensée associée à la notion de "rétrospection aveugle" (blind retrospection) développée par Achen et Bartels (2004) est moins optimiste quant à la capacité des électeurs à évaluer et à comprendre les faits économiques et les relations causales. Ils affirment que "les électeurs sanctionnent régulièrement les gouvernements pour des actes de Dieu , y compris les sécheresses, les inondations et les attaques de requins". Néanmoins, la punition est susceptible de suivre les crises économiques, qu’elles soient interprétées ou non comme le fait de l’homme.

Une grande partie de cette littérature (...) omet généralement une quatrième possibilité : la propension des citoyens à sanctionner les gouvernants peut varier au cours du temps, en réponse aux changements des conditions sociales, du savoir économique et de leurs propres attentes à l’égard des gouvernants. Que le comportement des électeurs (ou plus généralement des citoyens) soit avant tout un produit de préoccupations prospectives ou rétrospectives devrait dépendre de la nature des attentes qu’ils nourrissent à l’égard des gouvernants. Pour les deux écoles, il y a une présomption que les citoyens s'attendent à ce que les gouvernements aient à la fois les moyens et la responsabilité de prévenir les mauvais résultats économiques, par exemple que les gouvernements peuvent et doivent prévenir et gérer les crises financières en utilisant des outils tels que la réglementation bancaire, les garanties, la politique monétaire et la politique budgétaire. Si ces anticipations s'enracinent, même les électeurs jusque-là "aveuglément rétrospectifs" pourraient être plus enclins à punir les gouvernements qui ont échoué à prévenir les crises financières. (…)

Il est possible que (...) la propension des citoyens à sanctionner les gouvernants après les crises augmente (…) parce qu’ils considèrent les crises comme une preuve d'incompétence de la part des gouvernants (…). Les conséquences catastrophiques de la Grande Dépression et de l'effondrement subséquent du système financier aux Etats-Unis et dans une grande partie de l'Europe continentale ont donné lieu à une série de nouvelles initiatives réglementaires et promesses politiques pour empêcher que de telles crises ne se reproduisent. Durant les trois décennies après 1945, les crises bancaires systémiques étaient rares, mais depuis le début des années 1970, elles sont redevenues beaucoup plus fréquentes. Bref, la reprise récente des crises bancaires pourrait être perçue par les citoyens comme particulièrement mal venue et entraîne des taux de punition politique beaucoup plus élevés que dans le passé. (...)

Nous (…) affirmons qu’il y a une rupture structurelle au milieu du vingtième siècle dans la relation entre les crises bancaires et les perspectives de survie des gouvernements en place. (…) Contrairement aux affirmations de l'école de la rétrospection aveugle et de ses détracteurs, les crises bancaires au dix-neuvième siècle (…) n'ont pas été associées à un changement plus fréquent des gouvernants au pouvoir (…). Tout ceci change après 1945 parce que (…) les citoyens de nombreux pays nourrissent de plus en plus d’attentes à l’égard des gouvernements en ce qui concerne la stabilisation économique et financière. (…) L'expérience de la Grande Dépression et la montée de nouvelles idées politiques a suscité un changement brusque et généralisé. (…) Bien que la diffusion des techniques et outils de stabilisation macroéconomique et financière aient réduit la probabilité et la sévérité des crises financières, le renforcement des attentes de la société en matière de prévention et de gestion des crises a annulé les avantages politiques que pouvaient en retirer les gouvernements en place. En effet, du fait des plus fortes attentes de la société en matière de gestion et d'atténuation des crises, les gouvernants sont désormais beaucoup plus vulnérables lorsqu’ils sont perçus comme incapables de réagir efficacement en raison de l'impasse politique.

(…) La survie des gouvernants face aux crises financières n'est pas seulement affectée par les facteurs institutionnels et matériels qui ont reçu le plus d'attention dans la littérature. (…) Le renforcement des attentes de la société après l'expérience de la Grande Dépression était une condition préalable à ce que les facteurs institutionnels clarifiant la responsabilité du gouvernement prennent de l'importance. Cette combinaison d'apprentissage sociétal avec des caractéristiques institutionnelles particulières met les gouvernements de l'ère moderne face à des dilemmes particulièrement délicats lorsqu’éclate une crise économique. De même, (…) les plus fortes attentes de la société en matière de politique gouvernementale se combinent avec les plus forts enjeux matériels (…) dans la stabilisation économique et financière pour rendre plus urgente une préoccupation des citoyens : les gouvernements doivent répondre efficacement aux crises financières pour atténuer leurs conséquences sur les revenus, sur l'emploi et sur la richesse. Les gouvernements qui ne le font pas et qui risquent ainsi de voir se répéter la catastrophe socio-économique de l'entre-deux guerres sont les plus susceptibles d’être punis. En bref, même si nous ne nions pas l'importance des facteurs institutionnels et matériels (…), nous suggérons que c'est seulement en adoptant une perspective dynamique de long terme que nous pouvons correctement saisir leur signification. (…)

Si les attentes de la société se sont autant accrues (…), représentent-elles une "cage de fer" pour les gouvernements à l'époque moderne ou bien les politiciens peuvent-ils trouver des moyens pour échapper à leurs conséquences ? Si les citoyens modernes attendent beaucoup plus du gouvernement, les politiciens peuvent réagir en tentant de rejeter le blâme sur d'autres, en remodelant l'environnement institutionnel et politique dans lequel ils gouvernent, et en essayant de remodeler ou de réduire les attentes que peut nourrir la société. (...) Depuis 2008, certains gouvernements en Europe ont pu rejeter le blâme sur les acteurs externes exigeant l’austérité en échange de prêts. Mais (…) ce n'est pas systématiquement le cas pour les gouvernants qui font face aux crises bancaires dans les systèmes dominés par l’exécutif. Par exemple, ce ne fut pas le cas pour le Parti républicain aux élections présidentielles américaines de 2008. (…) Aujourd’hui, les citoyens attendent simplement des gouvernements qu’ils empêchent les effondrements catastrophiques de l’emploi et des prix d’actifs indépendamment des contraintes politiques formelles de ou des tentations de rejeter la faute.

Il semble alors être plus impérieux pour les gouvernements (…) de réduire les attentes de la société. Jusqu'à 2008, les divers gouvernements qui se sont succédé en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis ont cherché durant plusieurs décennies à réduire l'intervention étatique sur les marchés (en particulier sur les marchés financiers) et à réduire les attentes quant à leur capacité à réguler l’activité économique. Lorsque la crise a frappé, cependant, pour reprendre les célèbres paroles du président de la Fed Ben Bernanke, "il n'y a pas d'athées dans les tranchées, ni d’idéologues dans les crises financières". Comme il l’a suggéré, même les gouvernements qui étaient jusque-là d'obédience (néo)libérale sont revenus au type d’intervention à grande échelle d'après-guerre pour sauver des centaines de sociétés financières et non financières, pour stabiliser les prix des actifs financiers et pour s'engager dans une politique macroéconomique expansionniste sans précédents. Certes, le sauvetage des banques était souvent très impopulaire, mais les élites politiques ont estimé qu’elles n'avaient guère le choix pour contenir le chômage et la déflation (…).

Ceci suggère que de fortes attentes sont profondément ancrées dans le discours politique moderne et que l'espace est limité pour les dirigeants politiques de façonner (…) les croyances et les attentes qui sont collectivement partagées après la Seconde Guerre mondiale. (…) Ce serait trop s’avancer que de décrire le renforcement des attentes de la société à l’égard du gouvernement comme une cage de fer, mais selon nous, lorsque celles-ci se combinent avec des institutions politiques particulières, elles ont eu de puissantes conséquences. Il est nécessaire d’approfondir davantage l’étude pour expliquer pourquoi de fortes attentes semblent avoir été si "collantes". C'est peut-être parce qu’elles sont renforcées par l'intérêt matériel : comme les classes moyennes ont accumulé un stock toujours plus important de ressources financières, de logement et de capital humain au cours du vingtième siècle, elles jugent que la stabilisation financière et macroéconomique constitue un enjeu toujours plus pressant. En fin de compte, (...) les hommes politiques qui ne répondent pas à (…) ces attentes peuvent souffrir d'un déficit de légitimité qui les prive du pouvoir. »

Jeffrey M. Chwieroth et Andrew Walter (2013), « From low to great expectations: Banking crises and partisan survival over the long run ».

aller plus loin… lire leur colonne « Banking crises and political survival over the long run – why Great Expectations matter », in VoxEU.org, 10 mai 2013.