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« Plus ou moins 100 crises ont eu lieu ces 30 dernières années tandis que les politiques de libéralisation devenaient dominantes : elles nous ont offert une riche expérience et des montagnes de données. Si nous examinons une période de 150 ans, nous avons un ensemble de données encore plus riche. Avec un siècle et demi de données claires et détaillées sur crise après crise, la question brûlante n'est pas de savoir comment cela s'est passé mais bien comment nous avons ignoré cette longue histoire et pensé que nous avions résolu les problèmes liés au cycle conjoncturel. Il était bien orgueilleux de notre part de penser que nous avions fait disparaître les grandes fluctuations économiques.

Le grand message que cette crise a fait passer de force — un message que nous aurions dû connaître depuis longtemps — est que les économies ne sont pas nécessairement efficientes, stables ou auto-correctrices. (…) Les modèles traditionnels ont mis l'accent sur les chocs exogènes, et pourtant il est très clair qu'une très grande partie des perturbations de notre économie sont endogènes. (…) Deuxièmement, les économies ne s'auto-corrigent pas. Il est évident que nous devons encore pleinement prendre en compte cet enseignement crucial que nous aurions dû tirer de cette crise : même à la suite de cette dernière, les modestes tentatives de réparation des économies américaine et européenne ont été un échec. Elles n'ont certainement pas été assez loin. En conséquence, le risque d'une nouvelle crise demeure considérable. En outre, les ripostes à la crise sont loin d'avoir ramené nos économies au plein emploi. (…)

Sur le plan des ressources humaines, du stock de capital et des ressources naturelles, nous nous trouvons aujourd'hui plus ou moins au même niveau qu'avant la crise. Par ailleurs, dans de nombreux pays, le PIB n'a pas retrouvé son niveau d'avant la crise, sans même parler d'un retour aux trajectoires de croissance d'avant la crise. Au fond, la crise n'est pas encore totalement résolue (…). Cela s'explique en partie par la lenteur du désendettement. Mais alors même que l'économie se désendette, il y a tout lieu de penser qu'elle ne retrouvera pas le plein emploi. (…) Cette crise est davantage qu'une crise des bilans. La cause est plus profonde : les États-Unis et l'Europe subissent une transformation structurelle qui est liée au passage d'une économie dominée par l'industrie manufacturière à une économie de services. En outre, l'évolution des avantages comparatifs exige des ajustements considérables dans la structure des pays de l'Atlantique Nord.

De manière générale, les marchés seuls n'entraînent pas des résultats efficients, stables et socialement acceptables. Cela signifie que nous devons réfléchir un peu plus aux types d'architecture économique qui conduiront à la croissance, à la stabilité de l'économie réelle et à une bonne distribution du revenu. (…) Les réformes entreprises jusqu'à présent n'ont constitué que des retouches mineures. (…) Certains des changements apportés à notre structure économique (avant et après la crise) qui étaient censés rendre l'économie plus performante n'ont peut-être pas été efficaces. (…) L'intégration du secteur financier (…) a manifestement rendu l'économie moins résistante à des chocs plus extrêmes. (…) Quels que soient les avantages qui peuvent être tirés de la libéralisation des marchés de capitaux et des marchés financiers (et ils sont discutables), les coûts ont été élevés sur le plan des risques, qui ont augmenté. (…) La crise a souligné l'importance de la réglementation financière pour la stabilité macroéconomique. (…) Avec les fusions qui ont eu lieu à la suite de la crise, le problème des banques trop grandes pour faire faillite est encore pire. (…) Il y a des banques qui sont trop liées pour faire faillite et des banques qui sont trop corrélées pour faire faillite. Nous ne nous sommes guère préoccupés de ces questions. (…) En outre, nous n'avons pas suffisamment agi sur le plan des normes de fonds propres des banques. (…)

Il y a une correspondance entre ces déficiences dans nos réformes et les déficiences des modèles que nous, économistes, utilisons souvent en macroéconomie. (…) L'un des rôles principaux du secteur financier est l'affectation des capitaux et l'offre de crédit, en particulier aux petites et moyennes entreprises, une fonction qu'il n'a pas bien remplie avant la crise et qu'il ne remplit sans doute pas toujours très bien. Cela semble peut-être évident. Mais l'offre de crédit ne s'est retrouvée ni au centre des débats, ni au centre des macromodèles standard. (…) Il y a aussi une compréhension insuffisante des différents types de financement. (…)

L'une des réformes nécessaires, mais qui ne reçoit pas suffisamment d'attention, consiste à mettre en place davantage de stabilisateurs automatiques et moins de déstabilisateurs automatiques, non seulement dans le secteur financier, mais dans l'ensemble de l'économie. Par exemple, le passage de systèmes à prestations définies à des systèmes à cotisations définies a peut-être conduit à une économie moins stable. (…) Des mécanismes de partage du risque (surtout s'ils sont mal conçus) peuvent en fait accroître le risque systémique : il est tout à fait faux de penser, comme c'était le cas avant la crise, que la diversification, en gros, élimine le risque. (…)

En ce qui concerne la politique monétaire, on a tendance à penser que la banque centrale ne devrait se préoccuper que de fixer le taux d'intérêt à court terme. (…) Les économistes monétaires distinguent souvent les instruments macroprudentiels, microprudentiels et conventionnels de politique monétaire. (…) Cette distinction est artificielle. Les autorités doivent utiliser tous les instruments, de manière coordonnée. (…) Les défaillances macroéconomiques exigeront toujours notre intervention. (…) Les marchés ne présentent jamais l'efficience de Pareto si l'information est imparfaite ou asymétrique, ou si les marchés du risque sont imparfaits. Et comme ces conditions sont toujours satisfaites, les marchés ne présentent jamais l'efficience de Pareto. (…)

Il devrait être clair que nous aurions pu faire bien plus pour éviter cette crise et en atténuer les effets. Il doit être clair aussi que nous pouvons faire bien plus pour éviter la prochaine crise. »

Joseph E. Stiglitz, « The lessons of the North Atlantic crisis for economic theory and policy », iMFdirect (blog), 3 mai 2013. Traduction française, « Les enseignements de la crise de l'Atlantique Nord pour la théorie et la politique économiques ».