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« Quels enseignements convient-il de tirer de la crise pour le cadre de politique monétaire des banques centrales ? Certains ont trait aux moyens d’action et aux opérations de marché, d’autres à des aspects plus stratégiques.

Les banques centrales ont répondu à la crise en élargissant la gamme d’instruments à leur disposition et en modifiant leurs opérations de marché pour gérer des conditions parfois extrêmes. Ces instruments et nouvelles pratiques doivent-ils devenir une composante permanente des nouveaux cadres de politique monétaire ?

Certaines des questions à résoudre sont relativement techniques, même s’il se peut qu’elles aient des incidences importantes sur le fonctionnement des marchés. La rémunération des réserves en est un exemple. Cette pratique courante, à laquelle la Réserve fédérale ne pouvait pas avoir recours avant la crise, sera probablement maintenue, car elle améliore l’aptitude d’une banque centrale à maîtriser les taux d’intérêt à court terme. Un deuxième point, plus délicat, concerne la gamme des sûretés acceptables. Considérablement élargie dans les pays touchés par la crise, elle n’est guère susceptible d’être réduite dans les mêmes proportions. Les décisions des banques centrales en la matière devront ménager un équilibre entre diverses considérations, dont la disponibilité de sûretés de haute qualité, les réformes de la réglementation et le pilotage souhaitable de la liquidité de banque centrale en temps normal et en période de turbulences. Une troisième question porte sur le choix du taux directeur à court terme à prendre pour cible : doit-il s’agir, par exemple, d’un taux perçu sur les prêts en blanc ou couverts par des sûretés ? Cela dépend, comme toujours, des particularités de chaque pays.

On peut se demander plus généralement si les banques centrales doivent revenir à un mode d’intervention sur les marchés dont le but est d’influencer uniquement les taux à court terme. Dans ce cas, elles devraient renoncer à influer plus directement sur les conditions financières d’ensemble, par exemple au moyen d’achats massifs d’actifs ou de mécanismes spéciaux de crédit. Le taux directeur à court terme, et les anticipations quant à son évolution future, pourraient alors redevenir le mécanisme privilégié d’orientation des conditions monétaires.

S’il peut être tentant d’opter pour une gamme élargie d’instruments, il y a de bonnes raisons de revenir à une palette plus restreinte. Premièrement, si les banques centrales exercent une influence directe sur les taux courts, leur faculté d’agir sur le prix d’autres actifs financiers, comme les rendements des obligations d’État à long terme, ne peut être mesurée que dans le contexte du bilan consolidé du secteur public, où l’agence de gestion de la dette, par exemple, joue aussi un rôle important. Deuxièmement, les politiques de bilan des banques centrales peuvent facilement estomper la distinction entre politiques monétaire et budgétaire. Troisièmement, ces mesures peuvent mettre en danger la solidité financière de la banque centrale. Toutes ces considérations soulèvent d’épineuses questions de coordination avec les pouvoirs publics et d’autonomie opérationnelle. C’est pourquoi il vaut mieux considérer que de tels outils sont appropriés uniquement dans des circonstances exceptionnelles.

S’agissant des aspects plus stratégiques de la politique monétaire, la crise n’a pas jeté le discrédit sur les piliers des cadres monétaires en place avant la crise : l’orientation des objectifs en matière de stabilité des prix et l’indépendance décisionnaire de la banque centrale. Ces caractéristiques ont joué un rôle essentiel dans le maintien d’une inflation faible et stable dans les économies avancées comme dans les économies émergentes ces dernières décennies, et ont fortement contribué à l’ancrage des anticipations d’inflation.

Cela étant, les cadres de politique monétaire d’avant la crise n’ont pas permis d’assurer la stabilité durable des marchés financiers et de l’économie. C’est dans un environnement d’inflation faible et stable que les déséquilibres financiers ont déclenché la crise la plus grave depuis la Grande Dépression. Ce constat donne à penser qu’il y a tout à gagner d’une intégration plus systématique des considérations de stabilité financière dans la conduite de la politique monétaire, surtout en raison de la tendance des économies à générer des boums financiers durables suivis de crises.

Les réformes de la réglementation joueront assurément un rôle important dans l’atténuation de ces risques, mais elles ne suffiront pas. Des progrès notables ont d’ores et déjà été accomplis dans le domaine réglementaire (…), surtout pour ce qui est des cadres et instruments macroprudentiels. Il ne fait aucun doute que ces réformes accroîtront la résilience du système financier et sa capacité à résister aux crises. Mais l’efficacité qu’elles peuvent avoir à modérer les boums financiers est moins certaine. De plus, on ne peut pas compter uniquement sur la réglementation : certains segments du système financier sont difficiles à réglementer et, avec le temps, les mesures adoptées peuvent perdre de leur efficacité en raison de l’arbitrage réglementaire. Compte tenu de ces considérations, la politique monétaire a un important rôle complémentaire à jouer, car le taux directeur représente le prix universel de l’endettement dans une monnaie donnée, qu’il n’est pas si facile de contourner.

L’intégration des considérations de stabilité financière dans les cadres de politique monétaire pose de véritables défis analytiques. Les modèles macroéconomiques polyvalents d’avant la crise faisaient abstraction de l’existence possible d’épisodes d’expansion-contraction du cycle financier et n’attribuaient aucun rôle significatif au secteur financier. En outre, les analyses de la stabilité financière menées par les banques centrales n’étaient guère prises en compte dans les décisions de politique monétaire. Depuis la crise, les banques centrales redoublent d’efforts pour combler ces lacunes. Des progrès ont été accomplis dans la conception des modèles, la gamme des instruments disponibles et la manière d’incorporer leurs indications dans le processus d’élaboration des politiques. La Banque centrale de Norvège, par exemple, a récemment modifié son modèle de référence pour intégrer la notion selon laquelle la persistance de taux d’intérêt trop bas peut, à la longue, créer des distorsions. Malgré ces progrès, il reste encore fort à faire.

Les efforts des banques centrales devraient aboutir à l’adoption d’une approche plus symétrique des épisodes d’expansion-contraction. Au cours des dix à quinze dernières années, les banques centrales semblent avoir réagi de manière asymétrique aux préoccupations de stabilité financière. Dans les économies avancées, par exemple, les taux directeurs ont été réduits énergiquement en réponse aux turbulences financières (débâcle de LTCM, éclatement de la bulle internet et récente crise internationale de l’endettement et de la dette souveraine), mais relevés ensuite avec réticence et graduellement ; on parle parfois à ce propos de « dominance financière ».

Une approche moins asymétrique consisterait à opérer un resserrement plus vif en période d’expansion, et un assouplissement moins énergique et moins systématique en période de contraction. Une telle approche pourrait permettre d’atténuer le risque d’une nouvelle accumulation de déséquilibres financiers. Concrètement, il s’agit de prêter une attention accrue aux préoccupations de stabilité financière et d’allonger les horizons de la politique monétaire pour tenir compte du fait que l’accumulation de déséquilibres financiers met longtemps à apparaître, s’étalant souvent sur plus d’une phase ascendante du cycle conjoncturel, selon la mesure traditionnelle.

L’interprétation historique des dix à quinze dernières années concorde avec l’application d’une règle de Taylor simple qui relie de façon mécanique les taux directeurs à l’inflation et à l’écart de production. Selon les estimations, la politique monétaire a été systématiquement trop accommodante dans les économies avancées durant la majeure partie de la décennie passée (…). Certes, plusieurs variables utilisées dans ce modèle simple font l’objet de grandes incertitudes, à commencer par le niveau d’équilibre à long terme des taux d’intérêt. Il n’en reste pas moins que ce modèle de référence néglige l’influence des orientations prospectives et des politiques de bilan qui, dans le contexte actuel, rendraient les politiques monétaires beaucoup plus accommodantes. Cette évaluation est corroborée par la rapidité de la croissance du crédit et de la hausse des prix immobiliers observée dans plusieurs économies moins touchées par la crise, évolution mise en évidence dans l’évaluation des conditions macroéconomiques réalisée par les banques centrales elles-mêmes et confirmée par l’activation des mesures macroprudentielles.

Ces résultats inégaux entre pays mettent en lumière un autre aspect des cadres de politique monétaire : la nécessité de mieux apprécier les répercussions internationales de la politique monétaire, compte tenu de la mondialisation croissante. La récente crise en a montré l’importance. Les conditions monétaires accommodantes ont contribué à accentuer les vulnérabilités à l’échelle mondiale. Les taux directeurs exceptionnellement bas dans les grandes économies avancées ont eu des répercussions sur le reste du monde en partie parce que les économies émergentes ont dû faire face à l’appréciation de leur monnaie et aux tensions sur les flux de capitaux. (…) Les économies émergentes ont maintenu leurs taux d’intérêt à un niveau plus bas que celui qui aurait dû résulter des conditions macroéconomiques intérieures (tel que déduit de la règle de Taylor). Ces économies sont également intervenues massivement sur les marchés des changes. L’effet conjugué de ces mesures a été d’amplifier le boum mondial du crédit et du prix des actifs avant la crise.

La récente accumulation de déséquilibres financiers dans un certain nombre d’économies émergentes et de petites économies avancées indique que ce mécanisme est peut-être de nouveau à l’œuvre. Cette situation n’implique pas nécessairement que les banques centrales doivent coordonner leurs politiques plus étroitement qu’avant, mais plutôt qu’elles devraient, au minimum, accorder plus d’attention aux effets secondaires et aux effets de rétroaction que produisent leurs décisions de politique monétaire à l’échelle mondiale. Il y va de l’intérêt de chaque banque centrale, surtout si les conséquences sont susceptibles d’attiser l’instabilité financière, voire d’aboutir à une crise, et de se répercuter à l’échelle mondiale, y compris sur les pays d’origine de la crise. »

Banque des Règlements Internationaux, « La politique monétaire à la croisée des chemins », 83ième rapport annuel, 23 juin 2013.

aller plus loin… lire « Les banques centrales doivent-elles réagir aux prix d’actifs ? »