« La Banque des Règlements Internationaux vient de publier son rapport annuel (et certains de ses arguments ont également été repris lors d’une conférence que Raghuram Rajan a tenu à la BRI). Paul Krugman a déjà réagi au rapport sur son blog. Il s'étonne de la façon par laquelle le rapport semble ignorer les preuves empiriques que nous avons amassées au cours de la crise. Je ne vais pas répéter les arguments de Krugman ici, mais plutôt me focaliser sur ce que je perçois être comme une série d'incohérences dans l’argumentation de la BRI, des incohérences qui sont également présentes dans la conférence donnée par Rajan.

Le rapport de la BRI et le discours de Rajan se montrent critiques vis-à-vis des politiques de relance budgétaire et monétaire auxquelles nous avons assistées au cours des dernières années. C'est une critique molle, puisqu’ils semblent convenir qu’un certain soutien était nécessaire, mais leurs arguments suggèrent que les politiques conjoncturelles sont allées trop loin, qu’elles ne sont pas efficaces, qu’elles pourraient peser sur la croissance et qu’elles seront une source d'incertitude pour l'avenir. La critique n'est pas toujours accompagnée d'une alternative. Le rapport reconnait que c'est une crise causée par une faible demande, mais (…) un surcroît de demande ne serait pas une solution (étant donné tous les problèmes structurels que nous avons).

Le rapport est long, donc je me concentrerai sur deux questions où je sens que non seulement leurs arguments ne sont pas validés par l’observation empirique, mais aussi qu’ils manquent d’une certaine cohérence interne.

Le rapport ne dit pas clairement si les recettes de court et long termes qui été employées pour sortir de la crise devraient être différentes. Tout le monde comprend que certaines des tendances que nous avons observées avant la crise n'étaient pas soutenables à long terme. Certaines dynamiques des dépenses du secteur privé (et du secteur public dans certains cas) ont conduit à une accumulation de dette et celle-ci nécessitait d’être corrigée. Aucun désaccord ici. Mais quand l'ajustement a eu lieu, celui-ci s’opéra d’une manière inefficace. Une profonde récession a débuté (et le rapport de la BRI explique très clairement pourquoi le manque de demande a créé cette récession).

Comment faites-vous face à une récession qui se définit comme une période où la production est inférieure à sa tendance ? Même si la croissance tendancielle n’est pas aussi forte qu’auparavant (je ne suis pas sûr que nous ayons suffisamment de preuves empiriques pour l’affirmer, mais je suis prêt à en débattre), n'est-il pas évident que nous produisons en dessous de la tendance ? Et si effectivement c’est le cas, ce dont nous avons besoin, ce sont des politiques qui rétablissent le plein emploi, qui ramènent la production à l'équilibre. Ce sont les politiques qui peuvent augmenter la production à court terme. Les politiques d’offre (structurelles) peuvent stimuler la production à long terme et elles pourraient avoir certains avantages mais, à moins que nous voulions affirmer que la production soit aujourd'hui à son potentiel, il doit y avoir une marge pour les politiques de demande. La BRI ne prend pas une position claire sur ce point. Elle critique tout simplement ceux qui plaident en faveur de mesures de relance supplémentaires sur la base qu'ils ignorent les problèmes structurels. Mais ce n'est pas correct. Ceux d'entre nous qui ont plaidé en faveur des politiques de demande n’ont jamais nié que des réformes structurelles étaient nécessaires dans de nombreuses économies avancées. C'est une question de timing.

Et qu'en est-il des preuves empiriques ? L'argument de Rajan selon lequel "ce qui est vrai, c'est que nous avons eu beaucoup de relance" est contredit par l’observation empirique. La politique budgétaire et la politique monétaire ont été moins expansionnistes (ou plus restrictives) que lors des précédentes récessions.

Quand il s'agit de politique monétaire, le rapport adopte une attitude similaire : bien qu’il admette que la plupart des mesures adoptées lors de la crise aient été nécessaires, il affirme que les banques centrales sont allées trop loin et qu’elles vont désormais poser problèmes (…). Concentrons-nous sur l'un des arguments qu'ils avancent : les banques centrales auraient été trop accommodantes et les taux d'intérêt seraient désormais trop bas. Le rapport affirme en outre que cela dure depuis plusieurs années.

Voici un graphique tiré de la section VI.6 du rapport de la BRI montrant que les taux d'intérêt sont trop bas aujourd'hui et qu’ils ont été faibles dans la plupart des années deux mille, tant dans les économies avancées que dans les pays émergents.

GRAPHIQUE Taux directeurs et règle de Taylor

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source : BRI (2013)

Le graphique utilise la règle de Taylor pour déterminer le taux d'intérêt approprié. La règle de Taylor a été proposée par John Taylor en 1993 pour décrire le comportement de la Réserve fédérale américaine dans les années quatre-vingt. L'outil est devenu très populaire car il permet de déterminer les taux d'intérêt en utilisant simplement deux variables : l'inflation et l'écart de production (output gap). Toute personne qui a étudié les règles de Taylor sait que lorsque vous l’appliquez à une période différente ou à un autre pays, la règle ne fonctionne plus aussi bien. Il y a beaucoup de problèmes : l'écart de production et l'inflation ne sont pas les mêmes, les coefficients changent au cours du temps, en particulier pendant les récessions, etc.

Mais la problème fondamental de la règle de Taylor est de déterminer le niveau approprié pour les taux d'intérêt réels en temps normal. La règle de Taylor originale a utilisé la valeur de 2 % comme taux d'intérêt réel "naturel". Ce chiffre a bien fonctionné parce qu'il provenait des données que Taylor a observées (Taylor estime ce chiffre grâce aux données des années quatre-vingt aux États-Unis). Mais il s'agit d'un concept d'équilibre et il peut ainsi changer. Ce que nous enseignons à nos étudiants est que ce taux est déterminé par l'équilibre entre l'épargne et l'investissement. Ce que nous savons, c'est que depuis la fin des années quatre-vingt-dix, certains pays ont commencé à épargner à des taux beaucoup plus élevés que par le passé, ce que Ben Bernanke a appelé l'"excès d'épargne" (saving glut) en 2005. Ce que nous savons aussi, c'est que la récession mondiale a poussé les taux d’épargne encore plus haut dans les économies déprimées et que les incitations à investir se sont réduites (…). Dans ce contexte, nous nous attendons à ce que le taux d'intérêt réel d'équilibre chute de manière significative. Le rapport de la BRI et le discours de Rajan font sans cesse allusion à la vision "keynésienne" selon laquelle les taux d'intérêt réels d'équilibre sont devenus négatifs. En quoi ce point de vue est-il keynésien ? Le déséquilibre entre l’épargne et l’investissement est un concept d'équilibre qui est présent dans tout modèle économique que je connaisse. Le rapport de la BRI ne prend pas position dans ce débat, il critique simplement les autres. Quel est le taux d'intérêt réel d'équilibre dans l'économie mondiale d'aujourd'hui selon la BRI ? 2% ?

Enfin, s'il est vrai que la politique monétaire a été si accommodante pendant environ 13 ans, où est l'inflation ? La règle de Taylor a notamment été proposée comme point de repère pour maintenir un taux d'inflation stable. Si nous gardons le taux d'intérêt inférieur ce qui est approprié pendant 13 ans, nous devrions voir l’inflation fortement s’accélérer dans le monde. Mais il n'y a pas d'inflation. N'est-ce pas suffisant pour défendre la BRI d’utiliser le graphique ci-dessus comme preuve lorsqu’elle affirme que les banques centrales sont allées trop loin ?

(…) La crise a été une occasion ratée pour les économistes d’apprendre de leurs erreurs. »

Antonio Fatás, « BIS: Bank for Inconsistent Studies », in Antonio Fatás and Ilian Mihov on the Global Economy (blog), 24 juin 2013. Traduit par M.A.

aller plus loin… lire « Contraction du domaine de la lutte : à propos du rapport de la BRI »