« S’il y a en effet de puissantes continuités entre les institutions ottomanes et celles du début de la République turque, alors le fait qu’il y ait des continuités entre les premières années de la République et aujourd'hui ne devrait surprendre personne.

Dans l'intervalle, la Turquie a balayé un régime de parti unique et a eu des périodes d'élections démocratiques assez concurrentielles. Mais cela a toujours été dans l'ombre de trois processus sociaux hérités du début de la République : une armée puissante, des institutions étatiques faibles qui ne sont pas indépendantes de ceux qui contrôlent le gouvernement et enfin de profondes divisions au sein de la société.

Un aspect de ces divisions, qui a été particulièrement déterminant pour l'histoire récente de la Turquie, a été capturé avec concision par le premier ministre Tayyip Erdogan quand il a dit (voir ici) : "Dans ce pays, il y a une ségrégation entre les Turcs Noirs et les Turcs Blancs. Votre frère Tayyip appartient aux Turcs Noirs". Les Turcs Blancs sont ici les élites kémalistes éduquées et aisées qui s’appuient sur certaines des idées d'Atatürk. Ils sont souvent associés à la bureaucratie de l'Etat et à l'armée. Les Turcs Noirs sont ceux que les Turcs Blanc considèrent comme peu instruits, appartenant à la classe inférieure et qui sont soit paysans, soit incapables de se défaire de leur héritage paysan. Même si la terminologie de Turcs Noirs et Blancs n’est entrée dans le lexique turc que récemment, pour comprendre ce que Tayyip Erdoğan a signifié nous devons revenir aux divisions et aux lignes de faille qui l’on observait déjà dans la société ottomane au dix-neuvième siècle.

La religion (l’Islam) a joué un rôle central dans la société ottomane, qui comprenait principalement des travailleurs agricoles, peu éduqués. Comme nous l'avons discuté dans notre ouvrage Why Nations Fail, l'Etat central s’est donné beaucoup de mal pour limiter la diffusion des informations afin de contrôler la société. Bien que l'Etat central ait été en mesure de dominer depuis plusieurs siècles la pratique et pensée religieuses, y compris les érudits religieux (les oulémas), la croyance religieuse possède inévitablement ses propres dynamiques. Ces dynamiques se sont intensifiées au cours du dix-neuvième siècle, lorsque les populations non musulmanes qui étaient précédemment asservies se levèrent et acquirent souvent avec succès leur indépendance dans les territoires européens de l'Empire.

La "contre-révolution" de 1909 contre le régime du CUP (Comité Union et Progrès) (…) avait ses racines dans la réaction de la couche inférieure des oulémas, même si elle a probablement été fomentée et financée par Abdülhamit. (Il est intéressant de noter que, témoins de l'asservissement des institutions de l'État et même de l’établissement religieux et juridique, les échelons supérieurs des oulémas semblent avoir été heureux de s’associer avec le CUP, qui contrôlait désormais le gouvernement.) Ils ont été en mesure de s’appuyer sur les attitudes conservatrices qui furent suscitées par les craintes de voir leur mode de vie, leur religion et sur l'ordre menacés.

Après des tentatives ratées pour mobiliser les attitudes religieuses conservatrices de la majorité de la population, le CHP (Cumhuriyet Halk Partisi ou Parti républicain du peuple) d'Atatürk a commencé à regarder la religion et la grande partie de la majorité des paysans comme des obstacles à leur projet. Il n’était pas étonnant alors que bon nombre des réformes du CHP ont directement visé à réprimer la religion, à réduire cette majorité des paysans au silence, à la mettre à l'écart et à imposer de nouvelles langue, historiographie et culture au peuple turc.

La domination militaire et politique du CHP ainsi que sa volonté à recourir à la force si nécessaire ont assuré que le projet kémaliste réussisse jusqu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale sous les auspices du règne du parti unique (CHP). Des fissures dans le système étaient déjà apparues, cependant. En 1946, le Parti démocrate (DP ou Demokrat Parti) a été fondé par les anciens membres du CHP. Bien que les dirigeants du CHP aient d'abord pensé pouvoir contrôler ce nouveau parti, cela s'est finalement avéré impossible. En 1950, le DP est arrivé au pouvoir avec une victoire écrasante aux élections. Ses députés, et certainement ses partisans, étaient plus ruraux et travaillaient dans le commerce et dans les petites et moyennes entreprises (ce qui contrastait avec les fonctions bureaucratiques ou militaires de la majorité des députés du CHP). Ce fut le début de l'ascension politique de ceux qui seront par la suite connus sous le nom de Turcs Noirs.

Nous discuterons des implications économiques du régime du DP dans un autre billet. Ce qui nous intéresse ici est la fin de la période du DP. Le premier coup d'Etat militaire en Turquie a eu lieu le 27 mai 1960. Celui-ci met un terme à la première expérience de la Turquie avec la démocratie. L'armée s’empresse de pendre trois des dirigeants du DP, y compris le Premier ministre Adnan Menderes.

Le DP et Menderes sont certainement devenus autoritaires à la fin de leur règne, en s’appuyant sur la répression et en censurant les médias. Mais on peut aussi voir les racines du coup d'Etat militaire dans la capacité du DP à mobiliser de larges segments de la population jusque-là exclus de la vie politique et aussi les raisons de son succès dans l'utilisation de la religion à des fins politiques. Étonnamment, le coup d'Etat militaire contre le premier gouvernement à avoir été élu par le peuple dans l'histoire turque a reçu le soutien enthousiaste de la "gauche turque" parce que cette dernière trouve ses origines dans la bureaucratie de l'Etat et dans l'armée et s’est ainsi naturellement affiliée au CHP (…).

Les conflits au sein de la société turque qui sont apparus à la surface, puis portés au point d'ébullition au cours des décennies suivantes (…) ne sont pas seulement une répétition des conflits entre les élites du CHP et du DP et leurs partisans. Au contraire, le bref épisode démocratique des années cinquante a prouvé que les élections n’apporteraient pas facilement des politiques inclusives en Turquie. Les élites du CHP n’ont pas supporté de perdre l'élection, alors elles cherchèrent immédiatement à déstabiliser le gouvernement du DP. Les élites du DP n'ont pas hésité en retour à user de leur pouvoir et de leur contrôle sur l'Etat (…) pour saper le CHP (en tentant de fermer le CHP de la même façon que les forces kémalistes avaient auparavant cherché à fermer les partis de l’opposition et tout comme elles chercheront à le faire plus tard). Ces événements, rendus possibles en raison de l'absence de bureaucraties et d’institutions d’Etat qui soient indépendantes, se sont répétés au cours des 50 années suivantes.

En effet, il est difficile de manquer les parallèles entre l'AKP et le DP. Il ne devrait donc pas être surprenant que les lignes de bataille soient également similaires, et le conflit qui a opposé les forces kémalistes du CHP et les élites militaires avec le "populisme religieux" du DP réémergera dans les conflits entre les nouveaux kémalistes d'un côté et l'AKP et les Turcs noirs de l’autre.

Dans les années qui ont suivi, les militaires se sont de plus en plus définis comme les défenseurs de (…) l'idéologie kémaliste. Ils ont purgé les officiers qu'ils soupçonnaient d’avoir de fortes croyances religieuses ou un zèle kémaliste insuffisant.

Alors, peut-être de façon prévisible, le manque de confiance et la spirale d'animosité entre les élites kémalistes et le DP des années cinquante ont atteint des proportions alarmantes dans les années deux mille lorsque l’établissement politique kémaliste et surtout l'armée adoptèrent une attitude hostile envers l'AKP (dont le chef, Tayyip Erdoğan, a été empêché de prendre part aux élections de 2002 et ne put prendre le pouvoir qu’après avoir été débarrassé de l’accusation d'incitation à la haine religieuse).

L'armée s’est empressée de menacer l'AKP d’un autre coup d'Etat avec une note sur son site internet en avril 2007, juste après que l'AKP ait pris le contrôle de la présidence (les militaires avaient pris plusieurs fois des mesures contre les gouvernements élus entre 1960 et 2002, notamment en 1997 contre le Refah Partisi qui pourrait être considéré comme un précurseur de l'AKP, même si l'AKP a pris en partie ses distances avec ce parti et a généralement adopté une attitude plus libérale sur de nombreuses questions). Elle a également menacé de poursuites contre l'AKP dès le début. Fait inquiétant, la Cour constitutionnelle a entamé des procédures pour fermer l'AKP parce que leur perspective religieuse violait la Constitution. (…) L'épouse du nouveau président, le numéro deux de l'AKP, Abdullah Gül, portait le foulard, quelque chose que la Constitution turque interdit dans les lieux publics.

Mais la situation était différente en 2007 par rapport à 1960. L'AKP a déjà organisé de plus profonds réseaux sociaux au sein de la société turque moderne et il a pris le contrôle d'une grande partie de la bureaucratie et d’une police de plus en plus militarisée, alors que le statut de l'armée dans la société turque était dans un plus bas historique. Cette fois-ci, les kémalistes et les Turcs blancs ont perdu. »

Daron Acemoglu et James Robinson, « Black Turks, White Turks », in Why Nations Fail (blog), 20 février. Traduit par M.A.