« Noah Smith et Paul Krugman ont débattu il y a quelques semaines autour du type de modèles qui pourrait expliquer la stagnation japonaise et peut-être, par voie de conséquence, la Grande Récession. (Le billet originel de Noah est ici, la réponse de Paul ici et le second round ici et.) J’ai trouvé cela intéressant, mais j’ai mis du temps à comprendre pourquoi.

Noah a affirmé qu'il y avait deux types de modèles dominants en macroéconomie : les modèles de l’école des cycles d’affaires réels et ceux de la nouvelle économie keynésienne (NEK). Le problème avec (…) ces modèles, c’est que les récessions durent aussi longtemps que les prix ne se sont pas pleinement ajustés. Alors, comment les modèles des nouveaux keynésiens peuvent-ils expliquer une décennie perdue ? (Les économistes se demandent comment les Etats-Unis, Royaume-Uni ou la zone euro pourraient encore être dans une récession induite par la demande, alors que le choc a eu lieu cinq ans plus tôt. Souvent, ils en déduisent que ce n'est pas possible, donc ils en concluent qu’ils doivent chercher l'explication du côté de l’offre). La réponse, comme Paul l'a souligné, tient au fait que les taux d’intérêt nominaux ne peuvent descendre en dessous de zéro. Noah a répliqué en affirmant que les modélisations de la borne inférieure zéro (zero lower bound) "ne sont pas encore bien développées ou bien explorées".

(…) On dit souvent que les modèles des nouveaux keynésiens ne font que reprendre les modèles de cycles d’affaires réels en y ajoutant la viscosité des prix : si les prix sont visqueux à court terme, alors la demande globale importe à court terme. Formulons cela autrement. Par quel mécanisme pouvons-nous ignorer ou non la demande globale ? Il s’agit de la politique monétaire et de la manière par laquelle elle est influencée par l'ajustement des prix. Dans les modèles nouveaux keynésiens, la politique monétaire réagit à l'ajustement des prix et c’est grâce à cette réaction des banques centrales que les insuffisances de la demande ne persistent pas. Si la réaction de la politique monétaire se trouve limitée par la borne du zéro, le mécanisme de correction devient inopérant, en particulier si la banque centrale cible également l’inflation.

La borne inférieure zéro permet alors aux modèles nouveaux keynésiens de générer des récessions beaucoup plus persistantes, si le choc récessif est lui-même important et persistant. Mais les implications de la borne inférieure zéro pour les modèles de cycles d’affaires réels sont tout aussi importantes. Ces modèles font implicitement l’hypothèse que les chocs de demande n’importent pas, car ils supposent que le mécanisme de correction fonctionne suffisamment vite pour ramener la demande au niveau de l’offre, ce qui permet de ne se focaliser que sur les décisions d’offre. Si le mécanisme de correction est enrayé à cause de la borne inférieure zéro, alors la fondation sur laquelle le modèle est construit devient problématique. Il est difficile de supposer que les prix soient pleinement flexibles lorsque, même s’ils s’ajustaient rapidement, la politique monétaire ne pourrait pas pour autant soutenir la demande. Ou, dit autrement, vous ne pouvez pas supposer que le taux d'intérêt réel sera toujours au niveau naturel, s’il est possible que ce dernier ne soit pas atteint.

C'est l'un des avantages (il y a aussi des coûts) des modèles nouveaux keynésiens qui englobent le cadre des cycles d’affaires réels. Nous pouvons voir les conditions sous lesquelles le "cas spécial" des cycles d’affaires réels marche. Or, à la borne du zéro, avec les objectifs d'inflation, il ne marche pas.

Bien sûr, vous pouvez ignorer ce problème et essayer d'utiliser des modèles de cycles d’affaires réels pour expliquer la Grande Récession des pays avancés ou la décennie perdue du Japon. Mais vous rencontrerez alors deux problèmes majeurs. Premièrement, vous ne prendrez pas en compte une part essentielle de la réalité empirique : ces économies sont à la borne inférieure zéro ! (…) Deuxièmement, la borne inférieure zéro, lorsque les banques centrales ciblent l'inflation, sape un principe fondamental sur lequel les modèles de cycles d’affaires réels sont construits. En ce sens, le modèle n’a pas de fondations microéconomiques. Vous percevez ce deuxième problème lorsque vous réfléchissez aux mécanismes plutôt qu’aux modèles.

Nous pouvons utiliser les modèles des nouveaux keynésiens pour analyser les implications de la borne inférieure zéro, en simulant un puissant choc de demande négatif qui persisterait dans le temps et en ajoutant la contrainte de la borne inférieure zéro. Mais ce qui manque clairement ici, c'est une compréhension de ce choc négatif. Il y a beaucoup d’études qui se penchent actuellement sur les "frictions financières" et leur impact sur le bilan des agents. Cela peut contribuer à expliquer la persistance de la récession lorsque les taux d’intérêt sont à leur borne inférieure zéro. Mais ils peuvent aussi expliquer beaucoup plus de choses et contribuer à améliorer la capacité des modèles nouveaux keynésiens à suivre les tendances avant la Grande Récession. Cette approche semble donc inappropriée (ou du moins prématurée) pour modéliser la borne inférieure zéro.

Cette manière de modéliser les récessions à la borne inférieure zéro a toujours un équilibre unique et considère que les récessions prolongées impliquent un taux d'intérêt réel naturel en dessous de sa valeur d’équilibre. Il est toutefois possible que la contrainte de la borne inférieure zéro puisse générer un équilibre alternatif, où un taux d'intérêt réel positif est associé à la déflation (voir les travaux de Mertens et Ravn par exemple). La banque centrale (contrairement à Milton Friedman) n’apprécie pas cet équilibre, parce que le taux d'inflation est inférieur à la cible, mais elle ne peut pas atteindre l’équilibre qu’elles préfèrent en baissant les taux d'intérêt. (…)

Je ne pense pas que ce soit très instructif de décrire cette approche et l'approche plus standard du choc de demande persistant comme des modèles de borne inférieure zéro. Le mécanisme qui fait que la récession persiste diffère d’une approche à l’autre. Plus fondamentalement, elles utilisent toutes les deux des modèles nouveaux keynésiens similaires, mais ce modèle prend juste plus sérieusement la contrainte de la borne inférieure zéro. Ainsi, il semble très étrange de parler de modèles nouveaux keynésiens, d'un côté, et de modèles de borne inférieure zéro de l'autre, lorsque la borne inférieure zéro est un fait indéniable.

(…) Dire que différents modèles peuvent être appliqués au même problème nous renvoie à l’époque des "écoles de pensée" en macroéconomie. Je pense que la macroéconomie devrait être meilleure qu’elle ne l'est actuellement. Pour le meilleur ou pour le pire, le projet de microfondations et la nouvelle synthèse néoclassique nous ont donné une langue commune, avec laquelle nous pourrions parler des différents mécanismes dans une approche commune. Cela devrait rendre le processus d'appariement entre les observations empiriques et la théorie plus simple. »

Simon Wren-Lewis, « ZLB Models? », in Mainly Macro (blog), 1er août 2013. Traduit par M.A.

aller plus loin… lire « La flexibilité des prix et salaires est-elle stabilisatrice ? »