« La comparaison des débats politiques de la première et de la seconde mondialisation fait apparaître une différence notable : nos doutes grandissant quant aux possibilités d’intervention des politiques nationales sur l’économie internationale contrastent fortement avec les attentes et les stratégies des réformistes d’il y a cent ans. L’internationalisme de la gauche, en France, avant la Première Guerre mondiale, aspirait à changer les règles du jeu via une législation redistributive. En même temps, la gauche acceptait l’entrée de nouvelles nations dans le cercle des pays industrialisés, et tentait de s’en accommoder. Elle essayait d’intégrer ces salariés étrangers aux qualifications et aux exigences croissantes dans une communauté internationale fraternelle et fondée sur l’égalité, tout en travaillant à protéger et à étendre les droits des ouvriers français. Il y avait dans cet internationalisme une solidarité idéologique, mais aussi une composante stratégique. Pour que la gauche puisse mettre en œuvre ses objectifs politiques, elle devait s’associer à une coalition démocratique assez large et il était clair que pour construire une telle coalition, on devait en passer par une plate-forme commune rejetant le protectionnisme et acceptant l’économie internationale ouverte. Comme l’a noté Karl Polanyi pour qualifier ce consensus entre les socialistes et les libéraux, « quand Ricardo et Marx étaient d’accord, le XIX° siècle n’avait plus aucun doute ». Pour la gauche, le principal objectif de cette alliance républicaine était de faire avancer les réformes démocratiques en France, et ce fut un succès. Dans un monde où les États ne disposaient pas encore des instruments qui pouvaient leur permettre de contrôler la mobilité des facteurs de production par-delà les frontières, alors que les adversaires des réformes prophétisaient les pires conséquences, la gauche réussit à mettre en place les structures de base d’un système fiscal progressif et de l’État-providence.

(…) L’expérience de la période 1870-1914 montre aussi que les marges d’initiative de l’État n’avaient pas disparu, alors même qu’il avait été soumis à des pressions similaires aux nôtres en termes d’ouverture des frontières et de mobilité des capitaux, ce qui avait permis à la gauche des années 1870-1914 de faire aboutir des réformes sociales d’envergure. Aujourd’hui, comme ce fut le cas lors de la première mondialisation, les frontières continuent à jouer un rôle vital dans la régulation du flux des activités économiques. Le capital s’avère plus profondément attaché aux territoires nationaux que ne le laissent penser certains économistes ou les militants antimondialistes. La plupart des multinationales concentrent encore leurs activités à forte valeur ajoutée, comme la recherche et développement, le design, le marketing, dans leur pays d’origine. Dans les zones d’activités comme la Silicon Valley, Sophia-Antipolis ou les régions industrielles du nord de l’Italie où l’on trouve des salaires élevés et des profits considérables, le capital est fortement enraciné. Même entre les États-Unis et le Canada, ou entre les États membres de l’Union européenne qui ont fait disparaître tous les obstacles aux échanges en adoptant la même monnaie et en supprimant les quotas et les tarifs, les effets de frontière restent élevés et l’on continue à préférer de très loin faire des affaires dans son propre pays.

Même si les flux commerciaux et les investissements spéculatifs débordent les frontières, la plus grande partie des économies échappe encore au commerce international. La mondialisation devient plus importante pour ceux qui travaillent dans les services, pour la population très qualifiée qui s’occupe de la conception des produits, du design, du marketing et de la recherche ; et même pour certains salariés du secteur public, dans la partie non marchande de l’économie. Mais les menaces angoissantes qui pèseraient sur l’avenir de ces activités dans une économie internationale ouverte sont largement surévaluées, parce que leur rôle et leur efficacité restent étroitement liés à leur ancrage territorial.

Le problème qui se pose aujourd’hui, comme il a pu se poser avec les formes traditionnelles et nationales du capitalisme, ce n’est pas cette course vers le bas dont l’État ne serait qu’un spectateur impuissant. C’est le fait que le système économique, en l’absence de régulation, engendre des inégalités toujours croissantes de revenu et de pouvoir, et qu’aucun rééquilibrage naturel ne vient corriger ces inégalités ni redistribuer la charge d’évolutions aussi soudaines que rapides. Le vrai défi de la mondialisation, c’est au fond celui-là même que les démocraties ont dû relever tout au long de l’histoire de leur coexistence conflictuelle avec le capitalisme. Dès lors, le principal problème est politique et il dépend de nos propres concitoyens : c’est la difficile réunion, pour soutenir les politiques de redistribution, d’une volonté politique et d’un large accord social. »

Suzanne Berger, Notre première mondialisation. Leçons d’un échec oublié, collection « La République des idées », éditions du Seuil, 2003.

aller plus loin… lire « Les sept dimensions de l’hypermondialisation »