« Pour les macroéconomistes.

Voici comment je conçois l’idée de trappes à liquidité générées par les anticipations (expectations-driven liquidity traps), par opposition aux trappes à liquidité où le taux d'intérêt réel naturel est faible et inatteignable. (…) Considérons le diagramme ci-dessous qui représente le modèle le plus simple possible. Les taux d'intérêt réels sont toujours constants, ce qui est représenté par la droite inclinée à 45 degrés. La politique monétaire suit le principe de Taylor, mais les taux nominaux ne peuvent descendre en dessous de zéro, si bien que la ligne grasse de la politique monétaire devient horizontale. Il y a un équilibre "localement stable" à la cible d'inflation (appelons-le "équilibre attendu") et un équilibre "indéterminé" quand nous sommes à la borne du zéro (ce qui implique une déflation).

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On dit souvent que l'équilibre attendu est "globalement instable". (Michael Woodford dans son livre Interest and Prices parle, à partir de la page 123, de "multiplicité d'équilibres" globale.) On entend par là que (…) le modèle a un nombre infini de solutions (…) et que plusieurs d’entre elles impliquent une explosion de l’inflation. J’en trace un : si nous commençons au point A, la banque centrale accroît les taux d'intérêt nominaux, mais puisque les taux réels sont constants cela signifie que d'inflation anticipée sera encore plus élevée dans la prochaine période, et ainsi de suite.

Selon John Cochrane, "les conditions de transversalité peuvent exclure des explosions réelles, mais pas des explosions nominales". En conséquence, il suggère que nous ne pouvons pas exclure un déplacement le long de ce sentier instable, si bien qu’au final l’hyperinflation survient. Je suis moins inquiet à ce sujet. L'hyperinflation survient lorsque la politique monétaire ne tente rien pour stabiliser l'inflation. Ici, nous avons un modèle où la banque centrale cherche à stabiliser l’inflation, donc il est logique d'imposer une limite sur toute trajectoire dynamique.

Par exemple, que se passe-t-il lorsque les taux d'intérêt et d'inflation s’élèvent alors que nous sommes au point A ? Les agents se disent-ils que "l’hyperinflation arrive" ? Non. Ce n’est pas compatible avec le modèle, puisque celui-ci implique une cible d'inflation. Ils disent plutôt : "c’est inattendu, nous avons dû nous tromper quelque part". Nous nous déplaçons seulement le long de la trajectoire instable tant que les agents ne révisent pas leurs "croyances" (en l’occurrence, leurs anticipations à propos de la cible d'inflation et du taux d'intérêt réel). Une fois qu'ils révisent leurs croyances, que ce soit par rapport à la cible d'inflation ou bien au taux d'intérêt réel, l'inflation est susceptible de ralentir et d’atteindre l'état d'équilibre attendu.

Notez que nous ne pouvons pas simplement dire "supposons que nous commençons au point A, comme si l'histoire nous avait amené là". L'histoire ne nous a pas amené là : dans ce modèle prospectif, l’histoire n'est pas pertinente. Compte tenu du principe de Taylor, il n'y a que deux raisons pour lesquelles nous pourrions être en A dans le cadre de ce modèle : les agents se trompent sur le taux d'intérêt réel ou la cible d'inflation. Une fois que nous acceptons l’idée que les croyances puissent être révisées, il semble inconcevable que l’hyperinflation puisse survenir dans le cadre de ce modèle.

En regardant comment les croyances changent, nous appliquons simplement la notion d'apprentissage. Le fait que l'apprentissage contribue à stabiliser l'inflation autour de l'état d'équilibre attendu ne devrait pas être surprenant, parce que nous sommes précisément en train d’ajouter quelques dynamiques rétrospectives au modèle. Un état d'équilibre localement stable avec dynamiques prospectives aura tendance à retourner à un état d'équilibre stable avec des dynamiques rétrospectives. (…)

Les consommateurs arrivent finalement à leur sentier stable parce qu'il serait stupide pour eux d'accumuler une richesse infinie et stupide pour les autres de continuer à leur prêter (il n’y a pas de pyramides de Ponzi). Mais les choses dans ce modèle ne sont pas si différentes - tout ce que nous disons ici, c'est que nous avons un modèle dans lequel nous excluons l’hyperinflation parce qu’il serait stupide pour une banque centrale de la laisser survenir. Mais, contrairement aux consommateurs, il n'est pas impossible aux banques centrales de laisser l’inflation déraper et c'est pourquoi nous voyons parfois de l’hyperinflation.

Si nous partons avec une inflation inférieure à sa cible, alors nous pouvons appliquer un argument symétrique. Les taux d'intérêt nominaux vont tomber. Cela n’est pas cohérent avec les croyances des agents, donc ces derniers révisent leurs croyances, si bien qu’il est probable que l'inflation va commencer à accélérer à partir d’un certain moment plutôt que continuer à ralentir. Mais supposons qu'ils ne révisent pas leurs croyances. Dans ce cas, nous ne sortons pas de l’hyperdéflation. L’économie converge vers l'état stationnaire de la borne inférieure zéro (zero lower bound). Cet état d'équilibre n'est pas "localement stable", mais "indéterminé".

L’indétermination signifie que le modèle ne fait rien pourdéterminer le point initial. Nous pourrions commencer quelque part en dessous de l'état stationnaire attendu et l’une des solutions du modèle nous amènerait à l'état d'équilibre indéterminé. Même si cela peut sembler souhaitable, ça ne l’est pas, parce que nous voulons que le modèle nous donne une unique trajectoire dynamique. Avec un modèle prospectif, où l'histoire n'a pas d'importance, nous avons besoin de quelque chose pour nous donner notre point de départ. Souvent, les états stationnaires indéterminés s’inversent en points instables si nous passons des dynamiques prospectives aux dynamiques rétrospectives.

C'est pourquoi le principe de Taylor se révèle désirable. Si on remplace la règle de Taylor ainsi que le principe de Taylor par un taux d'intérêt nominal constant qui s’observe jusqu’à l'état stationnaire attendu, alors le fait que cet état stable soit indéterminé apparaît généralement comme un argument très fort contre l’adoption de politique de taux d'intérêt nominaux constants. La borne inférieure zéro est en l’occurrence un cas particulier de politique de taux d'intérêt constant.

Pour dire les choses autrement, rappelons que dans ce modèle purement prospectif l’histoire n'est pas pertinente. Nous ne pouvons pas dire "l’histoire signifie que nous commençons quelque part et que l’on converge ensuite vers l'état stationnaire indéterminé". Maintenant les croyances erronées pourraient nous faire commencer n'importe où, mais les croyances ne sont pas complètement indépendantes du modèle et des chemins dynamiques subséquents. Tout au long de la convergence vers l'équilibre de la borne inférieure zéro, les événements contredisent ces croyances initiales.

Cependant, il est tout aussi irréaliste de supposer que les croyances sont continuellement révisées que de faire l’hypothèse qu’elles ne sont jamais révisées. Supposons que les croyances n’ont pas été révisées depuis un certain temps et que la croyance initiale ait impliqué une cible d'inflation inférieure à la cible effective. L'inflation est inférieure à la cible, ce qui entraîne une baisse des taux d'intérêt et implique une inflation toujours plus faible à chaque période suivante si les taux réels sont constants. Si les croyances ne sont pas révisées, nous n'allons pas à l’hyperdéflation, mais à l'état d'équilibre de la borne inférieure zéro. Supposons que les agents ne révisent seulement leurs croyances qu’à proximité de l'état stationnaire de la borne inférieure zéro. Que se passera-t-il ensuite ?

Rappelons qu'à l'origine les agents pensaient que la cible d'inflation était un peu en dessous de la cible effective (1 % au lieu de 2 %, par exemple). L'inflation a maintenant baissé beaucoup plus (à -3%, par exemple). Est-il possible qu'ils puissent conclure qu'ils avaient initialement surestimé la véritable cible d'inflation ? S’ils ont ignoré le fait que la borne inférieure zéro est une contrainte, ils pourraient décider que la stabilité courante implique que la cible d'inflation était de -3%. La banque centrale ne peut démontrer que cela est incorrect en baissant les taux nominaux en raison de la borne inférieure zéro. C'est pourquoi cette situation est très différente du cas d'hyperinflation.

Dans un modèle aussi simple, nous avons un peu sacrifié en réalisme pour faire apparaître une situation où nous restons bloqués à l'état stationnaire de la borne inférieure zéro. Nous supposions que les agents ignorent tout ce qu’ils voient lorsque l’économie converge vers cette position, même si ces observations sont en conflit avec l’idée d’une cible d'inflation de -3%. Mais si vous introduisez une incertitude supplémentaire dans le modèle, en permettant au taux d'intérêt réel de varier temporairement par exemple, les choses deviennent plus compliquées. Les agents peuvent interpréter la baisse des taux nominaux lorsque l'inflation était de 1% comme résultant d’une baisse temporaire des taux d'intérêt réels.

Donc, (…) nous pouvons rester à l'état d'équilibre de la borne inférieure zéro en raison des anticipations "auto-réalisatrices" (self-fulfilling), mais erronées. Si les taux d'intérêt réels changent, alors à un certain moment les taux d'intérêt réels vont augmenter et les agents vont reconnaître leurs erreurs. Les taux d'intérêt nominaux n’augmenteront pas (comme ils le feraient si la cible d'inflation était de -3%), mais resteront à zéro, ce qui devrait pousser les agents à réviser leurs croyances concernant la cible d'inflation. Donc, l'état stationnaire à la borne inférieure zéro reste transitoire. Mais nous pouvons rester coincés pendant un certain temps à l'état stationnaire de la borne inférieure zéro en raison des croyances erronées, en l’occurrence tant que les agents ne révisent pas leurs croyances (…).

Est-ce que cette histoire de trappe à liquidité entraînée par les anticipations colle à la réalité empirique mieux que les histoires basées sur un taux naturel négatif qui serait impossible d’atteindre pour les banques centrales ? Ou est-ce simplement une jolie construction théorique sans réelle application ? Je pense qu'il est difficile d'affirmer que quelque chose de similaire soit aujourd'hui à l’œuvre dans des pays comme les Etats-Unis ou le Royaume-Uni. Les anticipations d'inflation sont toujours positives et les cibles d'inflation des banques centrales sont clairement positives et assez crédibles. (…)

Cependant, si nous prenons vraiment l'idée au sérieux, elle suggère que les cibles d'inflation unilatérales sont dangereuses. Si les banques centrales ont une cible d’inflation de 2 % ou moins, les agents pourraient penser qu’elles se contenteront d'une inflation zéro si le taux d’inflation courant s’en rapprochait, ce qui ferait plus facilement basculer l’économie dans une trappe à liquidité générée par les anticipations. Peut-être que la seule grande économie où les intentions de la banque centrale à l’égard de l'inflation ont été les moins claires et par conséquent où il y a eu le plus de chances de basculer dans une trappe à liquidité générée par les anticipations a été (jusqu'à très récemment) le Japon. »

Simon Wren-Lewis, « Expectations driven liquidity traps », in Mainly Macro (blog), 10 août 2013. Traduit par M.A.