« Il y a quelques siècles, il aurait été difficile de distinguer l'Europe du reste du monde, du moins sur le plan économique. En effet, l’Europe pouvait même être considérée il y a un demi-millénaire comme un retardataire. Les trois inventions qui, pour reprendre les mots de Karl Marx, "ont ouvert la voie à la société bourgeoise " n'ont pas été inventées en Europe. La poudre à canon, la boussole et l'imprimerie ont probablement toutes été inventées en Chine.

Mais au dix-neuvième siècle, les choses étaient assez différentes. L’Europe de l'Ouest et certaines régions de l'Amérique du Nord étaient devenues fabuleusement riches, tandis que pratiquement tout le reste du monde était resté horriblement pauvre. Les historiens économiques se réfèrent à cela comme la "Grande Divergence" (Great Divergence).

GRAPHIQUE Evolution du PIB par tête (en dollars constants 1990)

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La chronologie de la divergence est vivement débattue. Certains pensent qu'elle s’est vraiment amorcée vers 1800. D'autres estiment qu’elle a débuté bien plus tôt. Ce débat ne sera probablement jamais vraiment tranché (…), étant donné le manque de fiabilité des données. Mais il est plus intéressant de s’interroger sur ce qui a provoqué cette divergence.

Les facteurs culturels sont souvent avancés pour expliquer l’essor européen. Le sociologue allemand Max Weber pensait qu'il avait réglé la question. Dans son livre "L'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme" publié en 1905, Weber a affirmé que les facteurs religieux s’étaient révélés déterminants pour stimuler la croissance économique européenne. Weber s’est penché sur le calvinisme, une branche du protestantisme, et il a affirmé que celui-ci a encouragé les Européens à épargner, à être rationnels et à se préoccuper du gain matériel. Ces valeurs n'existaient pas ailleurs, car en dehors de l’Europe, selon Weber, la richesse matérielle n’était pas vénérée et l'esprit d'entreprise était perçu comme subversif.

Des arguments similaires ont vu le jour depuis Weber. Thomas Sowell, de l'Université de Stanford, considère que les Britanniques sont à l’origine de l'invention de la liberté. Selon lui, les Britanniques étaient une lumière étincelante de développement économique, que d'autres pays ont progressivement appris à imiter. (Une nouvelle et fascinante étude réalisée par Enrico Spolaore et Romain Wacziarg explore une théorie similaire : apprendre les meilleures pratiques des autres est essentiel à la croissance et cet apprentissage devient plus difficile lorsque la distance culturelle qui nous sépare des leaders économiques s’accroît.)

Mais d'autres historiens rejettent l'idée que la supériorité culturelle de l'Europe soit à l'origine de la Grande Divergence. Ce serait plutôt la spoliation et le pillage des terres étrangères qui en auraient été responsables. Pour James Blaut, un historien américain, l'année 1492 (précisément celle où Christophe Colomb a débarqué en Amérique et ouvert ainsi plusieurs siècles de colonialisme européen) "représente le point de rupture entre deux époques fondamentalement différentes". À partir de 1492, l'Europe a arraché des matières premières, des devises et du travail du reste du monde et délibérément freiné ce dernier.

Le débat a fait rage entre les deux camps. Ceux qui pensent que l'Europe était un modèle de développement s’opposent à ceux qui pensent qu’elle volait sans pitié. Mais dans les deux cas, les facteurs culturels occupent une place centrale.

Mais d'autres se sont tournés vers des explications non culturelles. Jared Diamond, à l'Université de Californie, Los Angeles, suggère que les facteurs environnementaux ont joué un rôle crucial dans le décollage européen. Diamond affirme que l'Europe était particulièrement bien dotée avec des plantes et des animaux domesticables. Sa population était aussi davantage à l'abri des maladies. Ces facteurs ont conduit à une plus grande productivité et, surtout, à une densité de population plus élevée. Le résultat ? Le développement d’institutions telles que les villes, les bureaucraties et les classes instruites, qui ont contribué à la croissance économique. (L’économiste Gregory Clark présente une explication similaire à celle-ci, mais avec une touche macabre : comme la maladie a emporté les habitants les plus pauvres de Grande-Bretagne, soutient-il, la population est devenue progressivement plus compétente et plus productive, ce qui a finalement abouti à la croissance auto-entretenue de la révolution industrielle.)

Certains sont atterrés par le travail de Diamond. Ils l'accusent de "déterminisme environnemental", l'idée que les conditions climatiques soient pleinement responsables du comportement humain. Mais Joel Mokyr, de la Northwestern University, approuve les travaux de Diamond. Les différences environnementales sont importantes, mais elles n'expliquent toutefois pas tout.

Mokyr suggère que de nombreux et divers facteurs ont interagi pour permettre à l'Europe de décoller. Le développement de la "science ouverte" (open science) au seizième siècle a contribué à la propagation d’idées économiquement utiles. Une autre théorie suggère que la Glorieuse Révolution qui a eu lieu en Grande-Bretagne dans les années 1680 et qui a réduit le pouvoir du monarque s’est révélée être un tremplin déterminant dans le développement économique du pays. Après la révolution, les gens ne craignaient plus que leurs profits soient saisis par la Couronne, comme ils avaient pu l’être par le passé. Et c'est ainsi qu'ils se sont montrés plus enclins à travailler dur. Cette théorie est au cœur du livre "Why Nations Fail" écrit par l'économiste Daron Acemoglu et le professeur de sciences politiques James Robinson.

L'affection de l’Occident pour le capitalisme, ainsi que le colonialisme, ont certainement joué un rôle aussi. Mokyr estime que les causes de la Grande Divergence sont "surdéterminées". De nombreux facteurs se sont entrelacés pour créer la domination européenne et pas un seul facteur n’aurait suffi à lui seul pour le faire. Cette conclusion (…) suggère finalement que la Grande Divergence ne s’explique pas simplement par la culture européenne. Elle a eu lieu parce qu’une économie favorable aux entreprises, ouverte et innovante a émergé - essentiellement par accident. »

The Economist, « What was the Great Divergence? », in Free Exchange (blog), 2 septembre 2013. Traduit par M.A.