« Le récit que nous faisons de la crise financière de 2008 suggère que plusieurs pays suivaient une trajectoire insoutenable avant le début de la crise. Nous parlons de dépenses excessives, d’une explosion des niveaux d'endettement, de bulles des prix d’actifs et des déséquilibres que celles-ci génèrent. Ces déséquilibres ont été les graines de la crise. Alors que le récit des événements semble simple, il n'est pas bien saisi par les modèles macroéconomiques standards, ce qui a nourri un pessimisme excessif en ce qui concerne la croissance et la reprise actuelle.

En macroéconomie, la notion de "croissance trop rapide" ou de "production excessive" est normalement capturée par des mesures de la production potentielle ou de l'écart de production (output gap). Lorsque le PIB est supérieur à son potentiel (c’est-à-dire, si l'écart de production est positif), cette situation est dite « insoutenable ». Mais en réalité, la plupart du temps, nous ne voyons ceci qu’après la crise. Ce n'est que lorsque nous sommes en plein milieu de la crise ou que nous en sommes sorties que nous réestimons la production potentielle et que nous concluons que le rythme d'avant-crise n'étaient pas soutenable. Un bon exemple est la Lettonie, une économie qui a subi une perte importante en termes PIB et qui est toujours en période de reprise. Mais une récente étude réalisée par Olivier Blanchard et d'autres économistes du FMI affirme que le niveau actuel de la production pourrait ne pas être trop loin de son potentiel parce que le niveau de 2007 représentait un niveau de PIB qui était clairement au-dessus de son potentiel (Paul Krugman a critiqué l’étude de Blanchard ; Jérémie Cohen-Setton critique également la façon dont la production potentielle a été calculée dans le contexte des pays européens).

Qu'est-ce que nos modèles économiques nous disent à propos de la production supérieure à son potentiel ? Pas grand-chose. Les modèles néoclassiques du cycle d'affaires sont caractérisés par des fluctuations qui sont toujours optimales. Il est donc difficile de parler dans leur cadre de croissance insoutenable. Il est vrai que nous pouvons avoir des chocs qui produisent un ajustement qui a une forme similaire à ce que nous voyons dans l'économie lettone, mais il faudrait poser beaucoup d'hypothèses ad hoc sur le type de chocs qui ont frappé l'économie lettone pour reproduire cette dynamique. Les modèles keynésiens parlent certes de situations où la production est "trop élevée" parce que les prix ou les salaires sont bloqués à un niveau très faible, mais il est aussi très difficile d'adapter cette histoire au cas de la Lettonie et de justifier les fluctuations de la production que nous avons pu observer.

C'est là où je pense que le récit des années qui ont précédé la crise financière ne rentre pas bien dans les modèles macroéconomiques traditionnels et que cela nous a conduits à un excès de pessimisme. Pour décrire les années précédant la crise, nous racontons une histoire au sujet d’une comportement économique qui n’aurait pas été soutenable et qui a amorcé par la suite un ajustement particulièrement douloureux pour l'économie. Nous pouvons penser à une bulle des prix d’actifs et notamment à une bulle immobilière (…). Mais dans cette histoire, il est difficile de comprendre pourquoi cela aurait pu conduire l'économie à fonctionner au-dessus de son potentiel. L'économie s'est engagée dans un comportement qui n'est pas soutenable et cela a conduit à une crise, nous sommes tous d'accord sur ce point. Mais beaucoup font l'erreur d’établir une relation directe entre un niveau insoutenable des prix des actifs ou des prix à la consommation avec un niveau de production qui serait trop élevé. Dans une économie ouverte, la croissance de la consommation peut être soutenue par les importations et par la production à l'étranger, ce qui conduit à un déficit du compte courant (ce qui correspond bien aux événements que des pays comme la Lettonie ou l'Espagne ou encore les Etats-Unis ou au Royaume-Uni ont connus avant la crise). Mais il est difficile d’affirmer que nous aurions été à l’époque au-dessus des capacités de production maximales de l'économie. L'emploi pouvait être élevé, mais pas "trop élevé" et je ne vois pas comment ces dynamiques pouvaient pousser la productivité à aller au-dessus de ce qui est possible.

J’ai une autre façon de voir le récit des événements. Selon moi, l’accumulation de déséquilibres créés avant la crise qui a conduit à des années de sous-production et à un écart de production négatif. D'un point de vue macroéconomique, peut-être que nous n'avons jamais produit au-dessus de potentiel. Ou si nous le faisions, l’écart de production était faible. Si nous effectuons une analyse statistique ex-post du PIB et que nous réfléchissons seulement aux tendances, nous allons faire l'erreur de considérer les années d'avant-crise comme une période où nous produisions trop. Si nous faisons cela, nous allons devenir très pessimistes et allons conclure de façon erronée que le potentiel est inférieur à ce qu'il est. En d'autres termes, nous allons considérer un ralentissement cyclique comme un problème structurel. Et une autre manière de penser ces événements est de commencer avec un cadre qui représente les cycles économiques comme des déviations asymétriques de potentiel, ce dernier étant considéré comme un niveau maximal de production. C'est ce que j'ai cherché à affirmer sur mon blog. (…) Je pense que c'est une bien meilleure représentation des fluctuations économiques que la notion d’économies fluctuant autour d'une tendance. Dans mon cadre, le but est de minimiser le temps que nous passons à produire sous la production potentielle et il est également possible de comprendre les déséquilibres qui nous conduisent dans une crise et ainsi de les éviter.

Ce n'est pas seulement un débat universitaire. Si nous utilisons le mauvais cadre, nous risquons de préconiser la mauvaise recette pour la politique économique et de nuire à la vie de nombreuses personnes. Nous avons des niveaux de chômage élevés, des capacités de production sous-utilisées, nous n'investissons pas à des taux suffisants, mais nous justifions toujours l’inaction en affirmant que nous ne sommes pas trop loin du potentiel et nous nous soucions seulement de l'inflation et de la prochaine bulle. »

Antonio Fatás, « Underestimating economic potential as a justification for inaction », 6 octobre 2013. Traduit par M.A.


aller plus loin… lire « La crise a-t-elle réduit la croissance potentielle ? » et « Croissance potentielle et cycle financier : Hamlet retrouve le prince »