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« Dans notre dernier billet, nous avons discuté de la manière par laquelle la politique gouvernementale peut changer l’orientation du progrès technique et nous avons précisé certaines répercussions de la croissance économique sur l’environnement. Mais le fait que le gouvernement puisse le faire ne signifie pas qu'il le ferra nécessairement. Qu’il le fasse ou non, cela dépend de la politique (politics). C'est un cas particulier de l'interaction plus générale entre la politique et la technologie, un sujet qui est malheureusement trop peu étudié.

Quand les sciences sociales réfléchissent aux liens entre technologie, institutions et politique (…), leur premier réflexe est de s’appuyer sur Marx, si bien qu’elles perçoivent la technologie comme un moteur exogène dans l'histoire et considèrent les institutions et la politique comme de simples parties d’une "superstructure" qui s’adapte aux besoins et aux particularités de la technologie. Comme nous l'avons noté dans un billet que nous avons publié il y a environ un an, Marx résume bien cette visions des choses lorsqu’il affirme que "le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain ; le moulin à vapeur, la société avec le capitaliste industriel."

Nous avons également noté que cette conception entre sérieusement en conflit avec les faits, par exemple ceux relevés par l'historien Marc Bloch dans son ouvrage Land and Work in Medieval Europe. En effet, le développement de ces technologies (comme pour d'autres technologies) a été endogène et a répondu aux incitations que la politique a en partie contribué à façonner.

L'histoire est en fait pleine d'exemples éloquents montrant comment la technologie répond à la politique. Après la chute de l'Empire romain, la technologie romaine a stagné, puis disparu dans une grande partie de l'Europe, non pas parce qu’elle avait atteint une certaine barrière technologique naturelle, mais parce que la politique (que ce soit celle menée au sein de l'Empire romain ou bien celle menée au sein de la structure européenne fragmentée des régimes politiques) qui a émergé après l'effondrement n’a créé aucune incitation pour le progrès technique, ni même pour l'utilisation des technologies existantes.

On ne peut comprendre les progrès phénoménaux que l’on a pu observer dans la technologie de la voile et de la construction navale à partir du quinzième siècle (comme le montre par exemple Carlo Cipolla dans Guns, Sails and Empires) comme un progrès technique exogène. Au contraire, ils résultaient d’incitations créées par la concurrence que les Etats se sont menés pour capturer les routes commerciales à l'étranger et les colonies.

De même, la politique du gouvernement et le conflit entourant sa détermination sont probablement un facteur de premier ordre pour comprendre la direction du changement technologique aujourd'hui. Par exemple, comment pourrions-nous comprendre les technologies développées et utilisées dans le système de santé aux États-Unis (qui se sont ensuite rapidement propagées au reste des pays avancés), sans tenir compte des incitations biaisées que le système de santé des États-Unis a générées ? Bien que ce point ait été établi par Burton Weisbrod dès 1991 dans un article très intéressant paru dans le Journal of Economic Literature, il y a eu curieusement très peu de travaux sur la façon par laquelle la politique affecte la technologie endogène (…).

Pour revenir à la question du changement climatique, il est vrai que la politique publique peut puissamment influencer la direction de la technologie, la politique n’est pas sans poser ici d’énormes défis.

Tout d'abord, il y a la question de la politique intérieure. La politique du gouvernement peut être utilisée pour éloigner le changement technologique des technologies à base de combustibles fossiles et pour la réorienter vers les technologies plus propres, mais cela implique une redistribution significative des profits au détriment de certaines des entreprises les plus puissantes des Etats-Unis. Sans surprise, les compagnies pétrolières et les producteurs d'énergies basées sur le charbon ne sont pas les plus grands adeptes de la transition vers une technologie propre. Ce problème (…) se voit compliquer par la guerre que se mènent les scientifiques autour du changement climatique. Certes, il est toujours difficile d’avoir des certitudes. Mais, sans l’implication du secteur de l'énergie, il n'y aurait peut-être pas tant de confusion sur ce que la science climatique dit ou ne dit pas à propos du changement climatique.

Deuxièmement, il y a la question de la politique internationale. Tout pays qui adopte unilatéralement des politiques pour réorienter l'évolution technologique vers des technologies plus propres est susceptible de finir par en supporter le coût, mais aussi par ne pas en bénéficier beaucoup, à moins que d’autres le suivent. Dans ce contexte, peut-être que la plus importante lutte politique autour du changement climatique est celle que mènent les Etats-Unis et la Chine, les deux plus grands pollueurs aujourd'hui. Sans surprise, cela ressemble à un jeu classique de poule mouillée ou de guerre d'usure, chaque parti attendant que l'autre fasse une concession alors que nous nous rapprochons de l'abîme.

Si vous pensiez que la politique technologique était quelque chose que vous pouviez ignorer, peut-être que vous devriez y réfléchir à nouveau. »

Daron Acemoğlu et James Robinson, « Politics and Technology », in Why Nations Fail (blog), 3 décembre 2013. Traduit par Martin Anota

aller plus loin... lire « Progrès technique et croissance verte » et « Taxe carbone et progrès technique »