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« Dans son discours sur l'État de l'Union, le président Obama a promis de se concentrer sur les inégalités économiques au cours des deux dernières années de son mandat. Mais beaucoup doutent de la capacité de la démocratie américaine à renverser leur augmentant. En effet, les inégalités de salaires et de revenus ont continué à augmenter au cours des quatre dernières décennies, que ce soit au cours des périodes d'expansion ou de contraction de l’activité économique. Mais ces tendances ne sont pas spécifiques aux États-Unis. De nombreux pays de l'OCDE ont également connu une augmentation des inégalités salariales au cours des dernières décennies.

Que les écarts entre riches et pauvres se creusent dans des démocraties établies est une chose assez déroutante. Les modèles de la démocratie se fondent sur l'idée que l'électeur médian utilisera son pouvoir démocratique pour redistribuer les ressources au détriment des riches et à son propre bénéfice. Lorsque l'écart entre les riches (ou le revenu moyen) et l'électeur médian (qui est proche de la médiane dans la répartition des revenus) s’accroît, cette tendance à la redistribution devrait être plus forte. En outre, comme Meltzer et Richard l’ont souligné dans leur article séminal, plus une société est démocratique (plus la base électorale est large), plus la redistribution devrait être forte. Il s'agit d'une simple conséquence du fait qu’avec un plus large électorat, élargi vers le bas de la distribution des revenus, l'électeur médian sera plus pauvre et plus favorable à une redistribution au détriment des riches (…).

Malgré la robustesse de ces prédictions, les conclusions empiriques sur le sujet sont décidément bien mitigées. Notre récente étude, réalisée conjointement avec Suresh Naidu et Pascual Restrepo, "Democracy, Redistribution and Inequality", revisite ces questions. Théoriquement, nous expliquons pourquoi la relation entre démocratie, inégalités et redistribution peut être plus complexe et donc plus ténue que ce que l’on a pu suggérer ci-dessus.

Tout d'abord, la démocratie peut être "capturée" ou "contrainte". En particulier, même si la démocratie modifie clairement la répartition du pouvoir de jure dans la société, les inégalités et les politiques ne dépendent pas seulement de la répartition du pouvoir de jure, mais aussi de la répartition du pouvoir de facto. C'est une chose que nous avions déjà affirmée dans notre précédent article "Persistence of Power, Elites and Institutions". Les élites qui voient leur pouvoir de jure s’éroder avec la démocratisation peuvent investir suffisamment dans le pouvoir de facto, par exemple en contrôlant l'application locale de la loi et en mobilisant des acteurs armés non étatiques, en pratiquant le lobbying ou en capturant le système des partis. Cela leur permettra alors de garder leur contrôle du processus politique. Si c'est le cas, nous n’observerons qu’un faible impact de la démocratisation sur la redistribution et sur les inégalités. Même si elle n’est pas capturée, la démocratie peut être contrainte soit par d’autres institutions de jure comme les Constitutions, les partis politiques conservateurs et l’appareil judiciaire, soit de facto par des menaces de coups d’Etat, de fuite des capitaux ou d'évasion fiscale émanant de l'élite.

Deuxièmement, la démocratie peut conduire à des "opportunités de marché accroissant les inégalités" (inequality-increasing market opportunities). Les régimes non démocratiques peuvent exclure une grande partie de la population de professions productives, par exemple, des emplois qualifiés et de l'entrepreneuriat, comme cela a pu être illustré par l'apartheid en Afrique du Sud et peut-être par l'Union soviétique. Dans la mesure où cette population est très hétérogène, la liberté de prendre part à des activités économiques sur le même terrain de jeu que l'ancienne élite peut finalement conduire à un accroissement des inégalités au sein du groupe exclu ou réprimé et par conséquent dans l’ensemble de la société.

Finalement, conformément à la "loi de Director" formulée par Stigler, la démocratie peut transférer le pouvoir politique à la classe moyenne et non aux pauvres, auquel cas la redistribution des revenus peut au final augmenter les inégalités car elle risque de s’opérer au seul bénéfice de la classe moyenne.

Donc, la théorie peut ne pas être aussi catégorique l'on aurait pu le penser de prime abord. Mais qu'en est-il des faits ? C'est là que la littérature antérieure se révèle pleine de controverses. Certains ont constaté que la démocratie avait tendance à réduire les inégalités et d’autres non. Nous affirmons que ces questions ne peuvent être facilement résolues avec des régressions transversales (c’est-à-dire en comparant les pays les uns avec les autres) parce que les régimes démocratiques diffèrent significativement des régimes non démocratiques en de nombreuses dimensions. Notre analyse empirique s’appuie sur des régressions sur données de panel (avec des effets fixes) à partir d'un échantillon pour la période d'après-guerre.

Les faits sont intrigants. Premièrement, il y a un effet robuste et quantitativement large de la démocratie sur les recettes fiscales en pourcentage du PIB (et aussi sur les recettes totales du gouvernement en pourcentage du PIB). La démocratie se traduit à long terme par une hausse de 16 % des recettes fiscales en proportion du PIB. Deuxièmement, il y a aussi un impact significatif de la démocratie sur la scolarisation secondaire et sur l’ampleur de la transformation structurelle, par exemple sur la part non agricole de l'emploi ou de la production. Troisièmement, et ce à l'opposé de ces deux premiers résultats, il y a un effet beaucoup plus limité de la démocratie sur les inégalités. La démocratie ne semble pas beaucoup affecter les inégalités. Bien que cela puisse refléter une mauvaise qualité des données relatives aux inégalités, il semble plus probable que cela reflète un manque de corrélation entre démocratie et inégalités. En fait, nous trouvons que la démocratie a des effets hétérogènes sur les inégalités et ce de façon cohérente avec les théories mentionnées ci-dessus, ce qui n’aurait pas été possible si la mauvaise qualité des données relatives aux inégalités compliquait l’obtention d’une quelconque relation empirique. Dans l'ensemble, nos résultats suggèrent que la démocratie opère une réelle redistribution du pouvoir politique au détriment des élites et qu’elle a des répercussions de premier ordre sur la redistribution des revenus et les politiques publiques. Mais l'impact de la démocratie sur les inégalités apparaît plus limité que l'on aurait pu s'y attendre.

Bien que notre travail ne nous donne pas les raisons pour lesquelles il en est ainsi, il existe plusieurs hypothèses plausibles. L'impact limité de la démocratie sur les inégalités peut s’expliquer par le fait que ces dernières sont "induites par le marché" dans le sens où elles sont provoquées par le progrès technique. Mais cela peut également s’expliquer par la loi de Director : les classes moyennes utilisent la démocratie pour orienter la redistribution en leur faveur. Mais la loi de Director ne peut expliquer l'incapacité du système politique des États-Unis à combattre les inégalités, car les classes moyennes ont été largement perdantes avec l’accroissement des inégalités. Se pourrait-il que la démocratie américaine soit capturée ? Cela semble peu probable quand on la regarde du point de vue de nos modèles de démocraties capturées. Mais il y a peut-être d'autres manières de réfléchir à ce problème (…). »

Daron Acemoglu et James Robinson, « Democracy vs. inequality », in Why Nations Fail, 30 janvier 2014. Traduit par M.A.


aller plus loin…. lire « La démocratie réduit-elle les inégalités ? »