« Est-ce que la stabilité financière est corrélée à la stabilité des prix ? Cette question se révèle particulièrement cruciale pour l’élaboration de la politique économique, en particulier au lendemain de la crise financière mondiale, car la plupart des banques centrales partagent désormais la responsabilité de la supervision financière. Malgré la pertinence de cette question, la littérature sur le sujet reste limitée et elle est principalement dominée par une "croyance conventionnelle" (conventional wisdom) sur les liens entre stabilité monétaire et stabilité financière, résumée ainsi par Claudio Borio et Philip Lowe (2002) : "un régime monétaire qui assure la stabilité du niveau général des prix promeut par là même la stabilité du système financier". La croyance conventionnelle trouve son origine dans les travaux d'Anna Schwartz (1988, 1995), qui suggère un canal de transmission micro et un autre macro reliant l’inflation aux prix d’actifs. Au niveau microéconomique, elle relie l’instabilité des prix à l’inflation perturbatrice, à l’incertitude croissante, au raccourcissement des horizons d’investissement et aux gains nominaux des gouvernements. Tout cela génère selon elle de l’instabilité financière. Au niveau macroéconomique, elle souligne l’impact de l’instabilité des prix sur la valeur des garanties et sur le risque financier. L’inflation encouragerait l’investissement spéculatif et celui-ci mènerait à l’instabilité financière.

En outre, le lien entre stabilité financière et stabilité des prix est aussi pertinent pour le débat théorique qui porte actuellement sur la conduite de la politique monétaire et en particulier sur les instruments et objectifs de la politique monétaire (Woodford, 2012). Si la croyance conventionnelle s’avère juste, une banque centrale qui se focaliserait sur la stabilité des prix contribuerait alors par là même à la stabilité financière (Bordo et Wheelock, 1998). Les récentes turbulences financières ont jeté certains doutes sur ces idées. La bulle internet et la crise du crédit subprime ont en effet éclaté dans un contexte d’inflation faible et stable, en l’occurrence durant la soi-disant "Grande Modération" (Great Moderation), à laquelle les banques centrales auraient par ailleurs contribué selon certains. Il faut par conséquent analyser en profondeur le lien entre la stabilité des prix et la stabilité financière. (…)

La "croyance conventionnelle" (aussi connue sous le nom d’"hypothèse de Schwartz") se fonde sur un nombre restreint de contributions. Mis à part les travaux de Schwartz (1995), l’idée que la stabilité des prix et la stabilité financière soient positivement corrélées a été soutenue par Michael Bordo, Michael Dueker et David Wheelock (2001), Claudio Borio et Philip Lowe (2002) et Issing (2003). Schwartz s’est principalement focalisée sur le secteur bancaire : "l’instabilité des prix déstabilise l’activité bancaire. Elle contribue au risque financier". L’article de Schwartz va au-delà de la déflation par la dette à la Fisher (1933) lorsqu’elle affirme qu’une saine politique monétaire mettra fin à l’instabilité des prix (donc à l’instabilité financière). Woodford (2012) affirme aussi que la stabilité monétaire élimine de nombreuses sources d’instabilité financière comme les spirales prix-salaires. Néanmoins, à notre connaissance, peu d’articles empiriques ont véritablement cherché à vérifier empiriquement la croyance conventionnelle. Michael Bordo et David Wheelock (1998) ou Michael Bordo, Michael Dueker et David Wheelock (2001) concluent que "les variations non anticipées du niveau des prix et du taux d’inflation ont contribué au cours de l’histoire à l’instabilité financière aux Etats-Unis, en particulier entre 1870 et 1933 (…)".

Avant la crise financière mondiale, la croyance conventionnelle était déjà critiquée, notamment par Claudio Borio et Philip Lowe (2002), par William White (2006) et par Axel Leijonhufvud (2007). Ces auteurs ont affirmé que la stabilité monétaire peut générer de l’instabilité financière, notamment parce qu’elle conduit à de faibles taux d’intérêt nominaux, or ceux-ci favorisent les projets avec un haut niveau de risque. L’argument est également avancé par John Taylor (2009) qui (…) affirme que si les taux directeurs n’avaient pas été excessivement faibles, au regard d’une règle de Taylor traditionnelle, le boom immobilier n’aurait pas eu lieu et aucun effondrement ne serait survenu. Ces divers auteurs soulignent aussi le fait que les crises économiques et financières majeures ne furent pas précédées par des pressions inflationnistes. C’est le "paradoxe de la crédibilité" : la banque centrale a gagné en crédibilité en luttant contre l’inflation, mais par conséquent elle rend le système financier plus vulnérable et favorise l’instabilité financière. Donc il ne semble pas que l’inflation soit un bon indicateur pour prédire une crise bancaire ou financière.

La corrélation (supposée positive) entre la stabilité des prix et la stabilité financière est ensuite devenue une question cruciale pour la politique monétaire. Certains auteurs ont suggéré d’introduire la "stabilité financière" comme objectif de la banque centrale. (…) Cette branche de la littérature est abondante (voir Disyatat, 2010), mais elle ne met pas sérieusement au défi la "croyance conventionnelle". En effet, Olivier Blanchard, Giovanni Dell’ariccia et Paolo Mauro (2010) expliquent qu’il n’est pas nécessaire de modifier la fonction de réaction des banques centrales, mais qu’il faut en revanche promouvoir une meilleure coopération avec les institutions de supervision. Woodford (2012) ne propose de modifier que marginalement la façon par laquelle la banque centrale adopte une stratégie flexible de ciblage d’inflation. Certains, à la suite de William White (2009), vont plus loin et demandent une "politique monétaire allant à contre-courant" (leaning against the wind policy). (…)

Selon Michael Bordo et David Wheelock (1998), il n’y a pas de théorie spécifique expliquant la "croyance conventionnelle". D’un côté, l’instabilité financière peut résulter de perturbations monétaires. Selon une vue monétariste, l’inflation non anticipée résultant de contractions ou d’expansions monétaires peut entraîner des paniques bancaires. D’un autre côté, la corrélation entre stabilité financière et stabilité des prix peut aussi être la conséquence de (…) booms économiques au cours desquels la confiance s’améliore et le levier d’endettement s’élève, ce qui entraîne un surendettement. Si les prix d’actifs s’accroissent, ce n’est pas nécessairement le cas des prix des biens et services. Mais si ces derniers s’élèvent, ils peuvent eux-mêmes alimenter une bulle, puisque l’accélération de l’inflation entraîne une baisse du coût réel de l’emprunt. Le processus s’interrompt lorsque les agents se révèlent incapables de rembourser leur dette. Le choc initial qui amorce l’effondrement peut être soit un retournement exogène du cycle d’affaires, soit un resserrement de la politique monétaire. L’économie peut alors entrer dans un processus de déflation par la dette où l’instabilité des prix et l’instabilité financière s’alimentent mutuellement.

Michael Woodford (2012) a également exploré le lien entre stabilité des prix et stabilité financière à travers un modèle nouveau keynésien relativement simple dans lequel les frictions financières (…) réduisent l’utilité marginale du revenu pour un niveau donné d’activité réel. Donc, de plus larges frictions de crédit impactent à la fois IS (en réduisant la demande agrégée pour une inflation donnée) et la courbe de Phillips (en accroissant les pressions inflationnistes pour des niveaux donnés de l’écart de production). Les frictions financières peuvent augmenter avec (…) le levier d’endettement de l’économie qui est lui-même relié positivement, via le niveau d’intermédiation, à l’écart de production. Cette simple modification d’un modèle sinon standard permet de faire émerger plusieurs résultats particulièrement intéressants. Premièrement, avec des frictions complètement exogènes sur le marché du crédit, il est possible de montrer que le ciblage d’inflation reste la meilleure stratégie pour les banques centrales et que les frictions du crédit jouent le même rôle que les chocs poussant les coûts à la hausse : l’intensification de l’instabilité financière se traduit par des pressions inflationnistes et celles-ci amènent la banque centrale à relever ses les taux d’intérêt pour stabiliser les prix.

Woodford montre alors que, lorsque la probabilité de crise est endogène et dépend du niveau de levier d’endettement dans l’économie, le ciblage d’inflation flexible reste la stratégie optimale de politique monétaire. Néanmoins, si le risque de crise financière augmente au-delà d’un certain seuil, alors il peut devenir optimal pour la banque centrale d’"aller à contre courant du boom du crédit" en remontant ses taux directeurs au-delà du niveau qui serait requis par les seules variables macroéconomiques. La banque centrale serait par conséquent amenée à rater les objectifs d’inflation et d’écart de production. (…) Son article met en lumière un canal théorique entre la stabilité financière et la stabilité des prix qui repose essentiellement sur une version augmentée de la courbe de Phillips. Pour résumer, Woodford conclut de son analyse que (a) la politique monétaire influence la stabilité financière et la stabilité des prix dans le même sens, ce qui tend à confirmer la "croyance conventionnelle" ; c’est particulièrement vrai en temps normal, lorsque l’impact des probabilités de crise financière sur la conduite de la politique monétaire est négligeable ; (b) lorsque le risque de crise financière s’accroît substantiellement, il peut être optimal de rater l’objectif d’inflation (en l’occurrence, lorsqu’on fait face au risque d’instabilité financier, il vaut mieux basculer du côté restrictif).

La thèse de Woodford (2012) est néanmoins nuancée par le possible conflit d’objectifs en situations de risque élevé : "l’analyse que je délivre ici n’implique aucunement que la politique monétaire conventionnelle doit avoir pour responsabilité première de contenir les risques pesant sur la stabilité financière, ni que d’autres institutions de régulation et de supervision ne soient pas nécessaires. Au contraire, parce que l’analyse identifie les raisons lesquelles une tension apparaît entre l’objectif conventionnel de stabilisation et l’objectif de réduction des perturbations générées par les crises financières (en plus de leurs répercussions sur la stabilité de l’inflation et l’écart de production), cela implique que des instruments additionnels (qui peuvent assurer que la probabilité de crise n’augmente pas significativement, même lorsque la politique conventionnelle de taux d’intérêt est seulement utilisée pour minimiser la variabilité de l’inflation et l’écart de production) doivent être utilisés pour de meilleurs résultats sur les deux fronts. Donc le développement de tels outils, notamment des nouveaux instruments de politique macroprudentielle, apparaît particulièrement utile (…)."

Woodford conclut au terme de sa modélisation que les stratégies standards de ciblage d’inflation ne sont qu’exceptionnellement altérées par la possibilité d’instabilité financière et que celle-ci est mieux traitée avec une régulation appropriée. Sa conclusion est que la politique monétaire telle que nous la concevions avant la crise n’a pas à être substantiellement reformée.

Jordi Gali (2013) arrive à une toute autre conclusion. Dans un cadre d’anticipations rationnelles, il affirme qu’une bulle a deux composantes différentes et chacune ne réagit pas de la même manière que l’autre à une variation des taux d’intérêt de court terme : la composante fondamentale et la composante autoréalisatrice (la bulle proprement dite). Avec la composante fondamentale, l’utilité d’une politique monétaire "allant à contre-courant" apparaît clairement : une hausse du taux d’intérêt nominal de court terme va réduire la demande agrégée. La composante bulle requiert un affaiblissement de la future demande agrégée ; elle requiert par conséquent un plus faible taux d’intérêt nominal de court terme. La politique monétaire optimale dépend de la taille relative de la composante bulle par rapport à la composante fondamentale. Bien que son modèle n’incorpore pas de frictions de crédit ou financières, Gali (2013) met en garde contre une politique "allant à contre-courant" et préconise d’étendre l’analyse aux politiques macroprudentielles.

(…) Aucune preuve empirique ne valide la "croyance conventionnelle", que ce soit aux Etats-Unis depuis le début des années quatre-vingt-dix ou en zone euro depuis la fin des années quatre-vingt-dix. Aucune des trois méthodologies empiriques que nous employons ne met en évidence un lien positif entre la stabilité des prix et la stabilité financière. Au contraire, les données font plutôt apparaître un lien négatif. Ces résultats suggèrent que la croyance conventionnelle n’est pas empiriquement fondée et ils remettent en question la pertinence des politiques monétaires qui ont été inférées à partir de cette "croyance". Les données empiriques ont montré que l’instabilité financière peut se développer elle-même, même dans un environnement de faible inflation. L’instabilité financière doit certainement être combattue de façon indépendante de l’objectif de stabilité des prix. D’autres résultats obtenus au terme de notre étude nuancent l’opportunité d’une "politique monétaire allant à contre-courant" : il y a une contradiction entre les Etats-Unis, où cette politique monétaire pourrait être appropriée, et la zone euro, où elle ne l’est pas. (…) La stabilité financière doit être assurée avec d’autres instruments que le seul taux d’intérêt fixé par les banques centrales. A ce titre, les régulations macro et micro peuvent se révéler particulièrement utiles pour promouvoir la stabilité financière. »

Christophe Blot, Jérôme Creel, Paul Hubert, Fabien Labondance et Francesco Saraceno, « Assessing the link between price and financial stability », OFCE, working paper, n° 2014-02, février 2014. Traduit par Martin Anota


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