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« Il est tout à fait légitime de s'inquiéter de l'avenir du secteur manufacturier américain. Après tout, l’industrie représente une part disproportionnée de la recherche-développement, de l’innovation et des secteurs de pointe. Un secteur manufacturier en bonne santé ne fournit pas seulement des emplois bien rémunérés ; il sous-tend également tout un halo d’emplois de services, notamment en finance, conception, marketing et commerce. Les biens manufacturiers représentent encore la majorité de ce qui est échangé dans le monde. Si les États-Unis veulent réduire leurs déficits commerciaux, disposer d’un secteur manufacturier sain est une partie de la réponse. Mais les auteurs ne dressent pas le même portrait de l'industrie américaine, ni ne partagent les mêmes inquiétudes.

Oya Celasun, Gabriel Di Bella, Tim Mahedy et Chris Papageorgiou se penchent sur le surprenant dynamisme affiché par l'industrie américaine au cours des cinq années qui ont suivi la Grande Récession dans leur "The U.S. manufacturing recovery: Uptick or renaissance?" publié comme document de travail du FMI en février 2014. Ils notent que c'est la première fois depuis les années soixante-dix que la valeur ajoutée manufacturière rebondit à peine deux ans après la fin d’une récession.

GRAPHIQUE La part de la production manufacturière dans la production totale après chaque récession (avec comme base 100 l’année précédant la récession)

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source : Celasun et ses coauteurs (2014)

Certes, la part de la production manufacturière mondiale réalisée par les Etats-Unis a chuté entre 2000 et 2007, mais elle semble s'être stabilisée ces cinq dernières années à environ 20 %. D’ailleurs, la part de la Chine dans l’activité manufacturière mondiale, qui était à la hausse avant la récession, semble également s’être stabilisée depuis à environ 20 %.

GRAPHIQUE La part de la production manufacturière mondiale réalisée par chaque pays (en %)

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source : Celasun et ses coauteurs (2014)

Comment peut-on expliquer ces évolutions ? Les économistes du FMI soulignent trois facteurs : un dollar américain plus faible, qui a stimulé les exportations ; le ralentissement de la croissance du coût du travail dans les entreprises manufacturières américaines ; une baisse des coûts énergétiques et une expansion des activités de forage de pétrole et de gaz, essentielles pour plusieurs opérations industrielles. Ils notent que "les exportations de biens manufacturés pourraient davantage contribuer à la croissance qu’ils ne l’ont fait récemment et ce grâce à l’essor des échanges mondiaux. Les exportations manufacturières américaines ont fait preuve de résilience lors de la crise. Pour qu’elles se développent, il faudrait que les États-Unis diversifient davantage leur base d'exportation vers les régions du monde les plus dynamiques".

Plusieurs articles du numéro d’hiver 2014 du Journal of Economic Perspectives portent sur le secteur manufacturier américain. Dans leur article "U.S. manufacturing: Understanding Its past and its potential future", Martin Neil Baily et Barry P. Bosworth (...) soulignent que, lorsqu'elle est mesurée en termes de valeur ajoutée, l’activité manufacturière a représenté une part plus ou moins constante de l'économie américaine depuis plusieurs décennies. La part de l'emploi dans le secteur manufacturier des États-Unis a diminué de façon constante au fil du temps, mais comme ils le notent, "le recul de la part de l'emploi manufacturier dans l’emploi total est une caractéristique de longue date des données américaines et c’est aussi une tendance partagée par tous les pays à revenu élevé. En effet, les données de l'OCDE indiquent que la chute de la part des emplois manufacturés dans l’emploi total (d’environ 14 points de pourcentage) observée aux Etats-Unis au cours des 40 dernières années est équivalente à celle observée dans les autres économies du G7 (l’Allemagne, le Canada, la France, l’Italie, le Japon et le Royaume-Uni)".

GRAPHIQUE Part de la production manufacturière dans la production américaine et part des emplois manufacturiers dans l’emploi américain (en %)

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source : Baily et Bosworth (2014)

Bien sûr, il y a aussi des motifs d’inquiétude. Par exemple, la production manufacturière a résisté en grande partie grâce à la croissance rapide de l'informatique et des technologies d'information, alors que de nombreuses autres industries manufacturières ont traversé des moments particulièrement difficiles. Mais Baily et Bosworth soutiennent que le véritable test qui se pose à l'industrie manufacturière américaine est de s’implanter dans les secteurs manufacturiers d'avenir, notamment la robotique, l'impression 3D, la science des matériaux, la biotechnologie, l'"internet des objets" qui désigne l’interconnexion des machines et bâtiments via le web. Cela dépend aussi de la façon par laquelle l'industrie manufacturière américaine interagit avec les développements récents dans le secteur énergétique américain qui laissent présager un gaz naturel domestique à moindre coût. En termes de politique publique, ils font valoir que les politiques les plus importantes pour l'industrie manufacturière américaine ne lui sont pas spécifiques, mais qu’il s’agit de politiques plus générales comme l'ouverture des marchés mondiaux, la réduction des déficits budgétaires au cours du temps, les progrès dans l'éducation et la formation des travailleurs américains, l’investissement en recherche-développement et en infrastructures, la fiscalité des entreprises, etc.

Dans le même numéro du Journal of Economic Perspectives publié en hiver 2014, Gregory Tassey offre une autre perspective avec son article "Competing in advanced manufacturing: The need for improved growth models and policies". Tassey se penche moins sur le secteur manufacturier dans son ensemble que sur les activités manufacturières de pointe. Il note que l’"une des conséquences a été la détérioration constante de la balance des échanges en produits technologiques de pointe établie par le Bureau du recensement des Etats-Unis au cours de la dernière décennie. Elle est devenue déficitaire en 2002 et a continué à se détériorer jusqu’à atteindre un déficit record de 100 milliards de dollars en 2011, pour s’améliorer légèrement par la suite en atteignant un déficit de 91 milliards de dollars en 2012".

Lorsque Tassey se penche sur l’industrie de pointe, il souligne "comment celle-ci diffère de la vision traditionnelle que l’on a de cet investissement comme un processus en deux étapes au cours duquel le gouvernement soutient la recherche fondamentale et les entreprises privées s’appuient ensuite sur cette base scientifique via la recherche appliquée et le développement pour produire des "technologies propriétaires" (proprietary technologies) qui génèreront directement des produits commerciaux. En fait, le lancement de nouveaux produits industriels de pointe sur le marché comprend généralement deux étapes supplémentaires. L'une est la "validation des concepts" (proof-of-concept research) consistant à établir de larges "plateformes technologiques" (technology platforms) qui peuvent ensuite être utilisées comme base pour le développement de produits réels. La seconde est une infrastructure technique d’"infratechnologies"(infratechnologies) qui incluent les outils d'analyse et normes nécessaires pour mesurer et classer les éléments de la nouvelle technologie ; métriques et méthodes pour déterminer la pertinence des multiples caractéristiques de la technologie en termes de performance ; et les interfaces entre composants matériels et logiciels qui doivent fonctionner parfaitement ensemble pour qu’un produit complexe fonctionne comme prévu.

Tassey affirme que la "validation des concepts" et les "infra-technologies" ne vont pas être réalisées par les seules entreprises privées, parce que les risques sont trop élevés, et ne seront pas poursuivies efficacement par le seul secteur public, parce que le secteur public n'est pas bien adapté pour se concentrer sur les produits de marché souhaités. Ces étapes intermédiaires entre la recherche fondamentale et le développement appliqué doivent être développées grâce à des partenariats public-privé bien structurés. En outre, sans de tels partenariats, il soutient que de nombreuses technologies de pointe qui sont très prometteuses dans la recherche fondamentale vont tomber dans une "vallée de la mort" et ne parviendront pas à se transformer en produits commercialement viables.

Bien sûr, les diverses perspectives décrites ici ne sont pas mutuellement exclusives. L’activité manufacturière américaine pourrait bénéficier d'une amélioration à court terme dans les voitures et les biens durables à la suite de la Grande Récession, ainsi que d'un dollar plus faible et de moindres prix de l’énergie. Elle pourrait sans doute utiliser des politiques économiques à portée générale, ainsi que le soutien apporté par les partenariats public-privé. Mais la principale leçon est que, dans une économie qui se mondialise rapidement, (…) l’industrie américaine ne peut réussir que s’il est économiquement profitable de fabriquer des biens manufacturés aux États-Unis. »

Timothy Taylor, « The health of US manufacturing », in Conversable Economist (blog), 21 février 2014. Traduit par Martin Anota.