« La productivité est l’un des principaux facteurs des niveaux de vie et c’est pour cette raison qu’elle a toujours bénéficié d’une large attention dans la littérature économique. Deux aspects ont été principalement analysés dans cette littérature ; la croissance de la productivité des facteurs et le processus de convergence de productivité des pays.

Le progrès technique apparaît être le principal moteur de la croissance de la productivité. Néanmoins, la manière par laquelle ce progrès technique améliore la productivité dépend de plusieurs aspects. Pour le pays à la frontière technologique, c’est-à-dire le pays meneur en termes de productivité, cela dépend des améliorations technologiques et des institutions, ces deux dimensions étant interdépendantes (voir par exemple Philippe Aghion et Peter Howitt, 1998, 2009, ainsi que Nicholas Crafts et Kevin O’Rourke, 2013, pour une vue d’ensemble). Ferguson et Wascher (2004) ont présenté de façon détaillée la manière par laquelle chaque vague de croissance de la productivité aux Etats-Unis a pu correspondre au cours du dernier siècle à une interaction entre des chocs technologiques et des cadres institutionnels adaptés, notamment l’éducation de la population en âge de travailler aussi bien que la réglementation sur le marché du travail, sur les marchés des produits et sur les marchés financiers.

Cependant, les institutions incluent aussi la qualité de l’Etat (c’est-à-dire le niveau de corruption, la qualité de la justice, etc.) et, comme l’ont souligné Robert Barro et Xavier Sala-I-Martin (1997), la protection des droits de propriété. En ce qui concerne les suiveurs (c’est-à-dire des pays derrière la frontière technologique), le processus de croissance de la productivité semble a priori plus facile, puisque copier les innovations est pour eux moins cher qu’innover. On peut en conclure qu’un processus de rattrapage, c’est-à-dire une convergence des niveaux de productivité, doit nécessairement prendre place, mais ceci n’est pas ce qui est observé. En effet, copier les innovations nécessite des institutions qui soient adaptées. Par conséquent, le processus de convergence des niveaux de productivité des suiveurs au niveau de productivité du pays meneur est souvent interrompu, voire renversé, en raison d’institutions inadaptées. En l’occurrence, Crafts et O’Rourke (2013) montrent que le meneur technologique peut changer au cours du temps, que la croissance de la productivité s’opère par vagues et que la convergence des niveaux de productivité n’est pas garantie pour les suiveurs, tout cela pouvant être expliqué par les interactions entre institutions et innovations. (…) Pour Yann Algan et Pierre Cahuc (2010), parmi d’autres, l’impact des institutions dépend aussi largement de la confiance que les gens ont entre eux.

De nombreuses études ont cherché, à partir d’un large échantillon de pays, à comparer la croissance de la productivité en longue période (voir par exemple Nazrul Islam, 2003 ; Jakob Madsen, 2010a et 2010b, et Crafts et O’Rourke, 2013 pour une vue d'ensemble). Leurs résultats sont cohérents avec les analyses mentionnées ci-dessus. Pour les deux dernières décennies, les auteurs ont souvent cherché à expliquer la hausse de la productivité aux Etats-Unis et le ralentissement de la productivité en Europe au milieu des année quatre-vingt-dix (voir par exemple Dale Jorgenson, 2001, Bart van Ark et ses coauteurs, 2008 ; Marcel Timmer et ses coauteurs, 2011) et du ralentissement de la productivité aux Etats-Unis au milieu des années deux mille (voir par exemple Robert Gordon, 2012, 2013, et David Byrne et ses coauteurs, 2013). Cette divergence dans la productivité semble bien s’expliquer par les interactions entre l’innovation (associées par les TIC, les technologies de l’information et de la communication) et les institutions, tandis que le récent ralentissement de la productivité aux Etats-Unis, précédant la Grande Récession, est bien trop récent pour être soigneusement analysé.

L’objectif de notre étude est d’analyser empiriquement le niveau et l’évolution de la productivité, ainsi que ses ruptures de tendances, en longue période et pour un large ensemble de pays industrialisés. (…) La base de données est composée de 13 pays : ceux du G7 (les Etats-Unis, le Japon, l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni, l’Italie et le Canada), les deux autres plus gros pays de la zone euro (l’Espagne et les Pays-Bas) et quatre autres pays qui s’avèrent intéressants pour l’analyse de la productivité en raison de leurs spécificités (un haut niveau de productivité au début de la période pour l’Australie, l’intégration économique européenne spécifique pour la Finlande, une structure industrielle particulière pour la Norvège et le rôle des politiques structurelles pour la Suède). (…) L’analyse porte sur la période s’étendant entre 1890 et 2012 (…).

Les principaux résultats sont les suivants : (i) Sur l’ensemble de la période 1890-2012, nous observons deux vagues de croissance de la productivité, la première correspondant à la seconde révolution technologique (usage de l’électricité, le moteur à combustion interne, la production chimique…) et la seconde, plus petite et plus courte, à la révolution des TIC ; (ii) Aux Etats-Unis, la première vague correspond à une accélération de la productivité dans les années vingt et trente et à une décélération durant les deux décennies suivantes, tandis que la seconde vague correspond à l’accélération de la croissance de la productivité durant les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix et à une décélération après. Cette dernière décélération nous amène à douter de la contribution de la révolution des TIC à l’amélioration de la productivité à l’avenir ; (iii) D’autres pays ont bénéficié de ces deux vagues de croissance de la productivité avec retard (…), la longueur de ce retard variant d’un pays à l’autre ; (iv) Le meneur de la productivité changea au cours de la période, le leadership australien et britannique devenant américaine au début du vingtième siècle et, pour de très particulières raisons, ce leadership fut également partagé par la Norvège, le Danemark et la France pendant quelques années à la fin du vingtième siècle ; (v) Il n’y a pas de processus de convergence mondial et permanant en ce qui concerne les niveaux de productivité. Par contre, plusieurs longues sous-périodes se caractérisent par une stabilité, voire une divergence, des niveaux de productivité; (vi) Des changements rythmes surviennent dans l’ensemble des pays à des moments spécifiques, comme durant les guerres mondiales, durant les choc d’offre mondiale (telles que le choc du pétrole durant les années soixante-dix) ou encore durant les crises financières mondiales (comme celles qui ont éclaté à la fin des années vingt ou à la fin des années deux mille) ; (vii) Certains changements de rythmes dans l’évolution de la productivité sont spécifiques aux pays apparaissent. Ils sont liés aux chocs idiosyncratiques, notamment les chocs politiques (par exemple la mise en œuvre de réformes structurelles au Canada et en Suède dans les années quatre-vingt-dix) ou les chocs technologiques (tels que le développement et la diffusion des TIC aux Etats-Unis durant les années quatre-vingt-dix).

GRAPHIQUE 1 Croissance tendancielle de la productivité du travail

Cette__productivite_horaire_du_travail.png

GRAPHIQUE 2 Croissance tendancielle de la productivité totale des facteurs

Cette__productivite_globale_des_facteurs.png

Les graphiques 1 et 2 représentent respectivement la croissance tendancielle de la productivité du travail et de la productivité totale des facteurs entre 1890 et 2012 pour les Etats-Unis, la zone euro, le Japon et le Royaume-Uni. »

Antonin Bergeaud, Gilbert Cette et Rémy Lecat, « Productivity trends from 1890 to 2012 in advanced countries », Banque de France, document de travail, 5 février 2014. Traduit par Martin Anota


aller plus loin... lire « Comment expliquer l’adoption des technologies ? », « La croissance américaine est-elle épuisée ? » et « La révolution informatique est-elle finie ? »