euro

« La crise de la zone euro n’a pas fait les grands titres ces derniers mois. Mais la situation économique entourant l'euro reste sombre et sans réponse. La revue Finances & Développement, publiée par le Fonds monétaire international (FMI), offre quatre points de vue sur la question européenne dans son numéro de mars 2014. Par exemple, Reza Moghadam explique comment l'Europe a évolué vers plus d'intégration au cours du temps, Nicolas Véron examine les perspectives d’une union bancaire européenne, tandis que Helge Berger et Martin Schindler considèrent la place que prennent la réduction du chômage et la stimulation de la croissance dans l’agenda politique. Mais j'ai été particulièrement attiré par l’article intitulé "Whither the euro?", car son auteur, Kevin Hjortshøj O'Rourke, se demande si l'euro va survivre. Il conclut que "la disparition de l'euro serait une crise majeure, il n’y a aucun doute à ça. Nous ne devrions pas le souhaiter. Mais si une crise est inévitable, alors il est préférable d’avancer, même si les centristes et les europhiles sont toujours à la charge. Quelle que soit la direction que nous prendrons, nous devrons la décider démocratiquement, et il n'y a aucun sens à attendre éternellement. Si l'euro est finalement abandonné, je suis convaincu que les historiens se demanderont dans 50 ans comment l’euro a-t-il pu être introduit."

Pour comprendre pourquoi O’Rourke en arrive à cette conclusion, penchons-nous sur quelques statistiques sur le chômage et la croissance dans la zone euro. Voici l'évolution du chômage en Europe jusqu'à la fin de 2013, avec la moyenne pour les 28 pays de l'Union européenne représentés par la courbe noire et la moyenne des 17 pays utilisant l'euro représentée par la courbe bleue.

GRAPHIQUE Taux de chômage en Union européenne et en zone euro

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source : Eurostat (2014)

Aux Etats-Unis, nous nous plaignons (et ce à juste titre !) de la lenteur avec laquelle le chômage reflue : le taux de chômage avait atteint un pic en en octobre 2009 en atteignant alors 10 % et il s’élève en janvier 2014 à 6,6 %. Dans la zone euro, le chômage s’élevait en moyenne 7,5 % avant la Grande Récession et il a depuis augmenté jusqu’à atteindre plus de 11,5 %. Et rappelez-vous que cette moyenne dissimule des pays qui ont des taux de chômage faibles : par exemple, le taux de chômage de l'Allemagne a chuté à 5,1 %. Mais le taux de chômage atteint 27,8 % en Grèce, 25,8 % en Espagne et un niveau supérieur à 15 % en Croatie, à Chypre et au Portugal.

GRAPHIQUE Taux de croissance du PIB de l'UE28, de la zone euro et des États-Unis (% de variation par rapport au trimestre précédent)

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source : Eurostat (2014)

Voici le taux de croissance trimestriel du PIB pour les 17 pays de la zone euro, pour l'ensemble des 28 pays de l'Union européenne et pour les États-Unis (à titre de comparaison). Notez que l'Union européenne et la zone euro ont connu deux récessions : la Grande Récession, qui a été plus profonde qu’aux Etats-Unis, puis une période de croissance négative de début 2011 jusqu’à début 2013. Comme l'écrit O'Rourke, "en décembre 2013, le PIB de la zone euro était toujours inférieur de 3 % à ce qu’il était au premier trimestre de 2008, alors que le PIB américain était supérieur de 6 %. Par rapport à son niveau d’avant-crise, le PIB était inférieur de 8 % en Irlande, de 9 % en Italie et de 12 % en Grèce".

Pour les lecteurs américains, essayez d'imaginer ce que le climat politique américain serait si le taux de chômage avait augmenté presque continûment au cours des cinq dernières années et qu’il atteignait les deux chiffres pour l’ensemble du pays. Ou imaginez ce que serait le climat politique au Etats-Unis si au lieu d’une reprise molle, la croissance économique avait été négative en 2011 et en 2012.

O'Rourke souligne que cette issue désastreuse (…) était à la fois prévisible et prédit sur la base de la théorie économique traditionnelle avant même que l'euro soit mis en place. Et il souligne qu’il n’y a aucune raison particulière de penser que l'UE soit sur le point de régler les problèmes sous-jacents. S’il y a deux régions ayant des modèles de productivité ou de croissance différents, alors la théorie économique suggère que certains ajustements seront nécessaires entre eux. Une possibilité, par exemple, serait que le taux de change s’ajuste entre les deux pays. Mais si les pays ont convenu d'utiliser une monnaie commune, alors aucun ajustement des taux de change n’est possible, mais d'autres ajustements sont toujours possibles. Par exemple, certains travailleurs pourraient quitter la zone à bas salaires pour aller dans la zone à salaires élevés. Au lieu d’une modification des taux de change qui réduirait les prix et salaires sur les marchés mondiaux, les salaires et les prix eux-mêmes pourraient être réduits via une "dévaluation interne". Un gouvernement central pourrait aussi redistribuer une partie des revenus de la zone à haut revenu vers la zone à faible revenu.

Mais dans la zone euro, ces ajustements sont soit difficiles à mettre en œuvre, soit tout simplement impossibles. Avec l'euro comme monnaie commune, il ne peut y avoir de modification des taux de change. La circulation des travailleurs d’un pays à l’autre n’est pas importante, ce qui explique pourquoi le chômage peut s’élever à 5 % en Allemagne et atteindre plus de 25 % en Espagne et en Grèce. Les salaires sont souvent "visqueux à la baisse", comme le disent les économistes, ce qui signifie qu’il est rare que les salaires diminuent substantiellement en termes nominaux. Le gouvernement central de l'UE est doté d’un budget relativement faible et de dispose d’aucun mandat pour redistribuer de la zone à hauts revenus vers la zone à faibles revenus. Sans ajustement, il en résulte que certains pays ont déprimé les économies avec un chômage élevé et une croissance lente ou négative, et aucune issue à court terme.

Bien sûr, on peut proposer plusieurs mesures qui pourraient marcher avec le temps. Mais O'Rourke balaye toutes ces propositions en établissant deux faits particulièrement désagréables. "D’une part, la gestion de la crise depuis 2010 a été scandaleusement maladroite, ce qui soulève la question de savoir s'il est judicieux pour tous les pays, en particulier pour les petits, de se mettre à la merci des décideurs de Bruxelles, de Francfort ou de Berlin. D’autre part, il devient de plus en plus clair qu’aucune véritable union bancaire ne sera prochainement mise en œuvre, encore moins une union budgétaire ou une mutualisation de la dette." Compte tenu des situations de chômage et de croissance dans les zones défavorisées d'Europe, il n'est pas surprenant qu’on y observe une montée de l’extrémisme. Il est stupide de ne rien faire, alors que le taux de chômage se maintient pendant plusieurs années à des niveaux dignes de la Grande Dépression dans certains pays, tandis que d’autres pays connaissent des booms, et d’attendre que la pression politique en faveur de changements extrêmes devienne irrésistible. O'Rourke résume ainsi : "Pendant des années, les économistes ont affirmé que l'Europe devait se décider : soit se tourner vers davantage de fédéralisme, comme l'exigerait la logique d'une monnaie unique, soit revenir en arrière. Nous sommes maintenant en 2014 : quand est-ce que nous admettrons que l’Europe a fait son choix et qu’elle n’a pas opté pour une plus grande intégration ? Plus cette crise se poursuit, plus le mouvement anti-européen prendra de l’ampleur, et c'est tout à fait compréhensible : l'attentisme ne va pas aider les fédéralistes. Nous devons donner quelques mois au nouveau gouvernement allemand pour nous surprendre, et s’il ne le fait pas, nous devrons en tirer la conclusion logique. S’il n’est pas possible d’aller vers l’avant, se retirer de l'UEM sera à la fois inévitable et souhaitable." »

Timothy Taylor, « Will we look back on the euro as a mistake? », in Conversable Economist (blog), 28 février 2014. Traduit par Martin Anota