« Au cours du temps, la croissance de la productivité détermine la hausse du niveau de vie d'une société. Je parle souvent à des gens qui se montrent sceptiques quant à la croissance économique pour une raison ou une autre. Or, précisons que par la croissance de la productivité, j’entends une croissance améliorant la santé, l'éducation, créatrice d'emplois, offrant des hausses salariales, réduisant la pollution et économisant de l'énergie. Plus largement, la bonne chose à propos des problèmes de croissance économique, c'est que vous pouvez vous permettre de faire quelque chose à propos de tous vos autres désirs sociaux, car un plus gros gâteau permet à la fois d’accroître les dépenses du gouvernement et de diminuer les taux d'imposition. Le chapitre 5 du 2014 Economic Report of the President, publié la semaine dernière par le Conseil des conseillers économiques du président Obama, raconte l'histoire de la croissance de la productivité américaine au cours des dernières décennies.

Pour donner du contenu intuitif à l’idée de productivité, la discussion commence en prenant comme exemple la productivité d’un planteur de maïs dans l'Iowa. "En 1870, un fermier plantant du maïs dans l'Iowa pouvait s’attendre à faire pousser 35 boisseaux par acre. Aujourd'hui, le descendant de ce colon peut faire pousser près de 180 boisseaux à l'acre et il utilise des équipements sophistiqués pour travailler une plus large superficie que son aïeul. En raison des rendements plus élevés et de l'utilisation de machines faisant gagner du temps, la quantité de maïs produite par une heure de main-travail agricole a augmenté, passant d'environ 0,64 boisseau en 1870 à plus de 60 boisseaux en 2013. Cette multiplication par 90 de la productivité du travail (…) correspond à un taux de croissance annuel moyen de 3,2 % pendant 143 ans. En 1870, un boisseau de maïs était vendu pour environ 0,80 dollar, soit environ deux jours de salaires pour un travailleur lambda du secteur manufacturier ; aujourd'hui, ce boisseau se vend à environ 4,30 dollars, ou 12 minutes de salaires moyens.

Cette augmentation extraordinaire de la production de maïs, la chute du prix réel du blé et l'amélioration du bien-être physique qui en a résulté n’ont pas été obtenus parce que nous sommes aujourd'hui plus forts, plus travailleurs ou plus robustes que les premiers colons qui ont labouré les prairies. En fait, c’est plutôt grâce à une combinaison d'inventions, de matériels plus perfectionnés et d’une meilleure éducation, au fait que le fermier de l'Iowa utilise aujourd'hui des souches plus productives de maïs et des méthodes de culture plus sophistiquées pour obtenir un meilleur rendement sur chaque acre... Les avancées technologiques telles que l'hybridation du maïs, la technologie de l'engrais, la résistance aux maladies, ainsi que la plantation et la récolte mécaniques ont résulté de décennies de recherche-développement".

En une heure, un travailleur américain typique produit quatre fois plus qu'un travailleur en 1948. Comme le montre le tableau, environ 10 % du gain peut être attribué à des niveaux d’éducation plus élevés et environ 38 % du gain au fait que les travailleurs travaillent avec du capital de plus grande valeur. Mais l’essentiel de ce changement s’explique par la croissance de la productivité multifactorielle : ce sont les petites et grandes innovations qui font qu'il est possible pour un travailleur donné de produire plus avec une quantité donnée de capital.

TABLEAU Sources de la croissance de la productivité américain

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Le défi de la productivité aux États-Unis apparaît dans les statistiques des dernières décennies. La croissance de la productivité américaine était élevée dans les années cinquante et soixante ; elle a chuté entre le début des années soixante-dix et le milieu des années quatre-vingt-dix ; et elle a quelque peu rebondi depuis.

GRAPHIQUE Croissance dans la productivité totale des facteurs

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Les raisons pour lesquelles la productivité a ralenti vers 1970 ne sont pas totalement comprises. Le rapport énumère quelques-uns des candidats possibles : les chocs des prix énergétiques ont rendu beaucoup d'investissements en capital énergivores presque obsolètes ; une main-d'œuvre relativement moins expérimentée suite à l’entrée de la génération du baby-boom dans la population active et l'entrée des femmes dans la main-d'œuvre (rémunérée) ; et un ralentissement après le coup de pouce que la productivité avait reçu des innovations de la Seconde Guerre mondiale (telles que le moteur à réaction et le caoutchouc synthétique), ainsi que l'achèvement du réseau d'autoroutes dans les années cinquante. Le rebond de la productivité depuis le milieu des années quatre-vingt-dix est généralement attribué aux technologies de l'information et de la communication, tant dans l’innovation proprement dite que sa diffusion et son utilisation. Il y a une controverse quant à savoir si la croissance future de la productivité est susceptible d'être plus rapide ou plus lente. Mais étant donné que les économistes n'ont prévu ni le ralentissement de la productivité des années soixante-dix (et ne le comprennent toujours pas pleinement), ni l’accélération de la productivité dans les années quatre-vingt-dix, je ne suis pas optimiste quant à notre capacité à prédire les futures tendances de la productivité.

Parfois, les gens regardent l'axe vertical sur ces graphiques de productivité et se demandent pourquoi tout ce remue-ménage. Est-ce que la chute de 1,8 % à 0,4 % importe tant que ça ? N’est-pas deux chiffres vraiment petits ? Mais rappelez-vous que le taux de croissance de productivité est un taux annuel qui façonne le rythme auquel l'économie globale se développe. Imaginons que de 1974 à 1995 le taux de croissance de la productivité ait été supérieur de 1 point de pourcentage par an. Après 22 ans, l'économie américaine aurait été d'environ 25 % plus élevée. Si le PIB des États-Unis était de 25 % plus grand en 2014, il serait 21,5 mille milliards de dollars au lieu de 17,2 mille milliards de dollars.

Les décideurs publics consacrent énormément de temps à essayer d’optimiser les résultats du système de marché : par exemple, considérons les récents débats autour du relèvement du salaire minimum, de l’augmentation de la rémunération pour les titulaires de contrats fédéraux, de la façon par laquelle la rémunération des heures supplémentaires est calculée ou du taux supérieur d'imposition pour les hauts revenus. Compte tenu de l'augmentation des inégalités au cours des dernières décennies, je ressens une certaine sympathie à l’égard des politiques qui cherchent à couper la tarte différemment, même si je suis sceptique quant aux politiques concrètement proposées. Mais dans 20 ou 30 ans, ce qui importera vraiment pour l'économie américaine est de savoir si les taux annuels de croissance de la productivité auront été en moyenne, par exemple, supérieurs de 1 % par an.

L'ordre du jour pour la croissance de la productivité est large et il inclurait notamment l’amélioration de l'éducation et de la formation professionnelle pour les travailleurs américains, les conditions réglementaires et fiscales pour soutenir l'investissement des entreprises, les pôles d'innovation qui font appel à la fois au gouvernement, à l'enseignement supérieur et au secteur privé, ainsi que l'application judicieuse du droit de la propriété intellectuelle. Mais ici, je vais ajouter quelques mots à propos des dépenses de recherche-développement, car celles-ci sont à la base des idées novatrices qui sont au soubassement des gains de productivité. Le Conseil des conseillers économiques écrit :

"Les investissements en R&D ont souvent des effets d'entraînement (spillover effects) ; cela signifie qu’une partie de la rentabilité de l'investissement revient à des agents autres que l'investisseur. Par conséquent, les investissements qui valent la peine pour la société dans son ensemble pourraient ne pas être rentables pour une quelconque entreprise, laissant l’investissement agrégé en R&D en-dessous du niveau socialement optimal (voir par exemple, Nelson, 1959). Cette tendance au sous-investissement donné un rôle pour la recherche qui est effectuée ou financée par le gouvernement, ainsi que par des organisations à but non lucratif telles que les universités. Ces retombées positives peuvent être particulièrement importantes pour la recherche scientifique fondamentale. Les découvertes faites par la recherche fondamentale sont souvent d'une grande valeur sociale en raison de leur large applicabilité, mais sont de peu de valeur pour toute entreprise privée individuelle, qui n’aurait probablement pour elle que quelques applications rentables, si ce n’est aucune. Les analyses empiriques de Jones et Williams (1998) et Bloom et ses coauteurs. (2012) suggèrent que le niveau optimal de l'investissement en R&D est deux à quatre fois supérieur au niveau effectif".

En d'autres termes, les économistes ont depuis longtemps saisi que la société sous-investissait dans la R&D. En effet, certains des plus grands clichés de ces dernières décennies sont que nous nous dirigeons vers une "économie de la connaissance" ou une "économie de l'information". Nous devrions penser à doubler nos niveaux de dépenses de R&D, ne serait-ce que pour commencer. Mais voici ce que les dépenses de R&D des États-Unis en pourcentage du PIB ressemblent : un coup de pouce lié à la R&D de l'aérospatiale à la fin des années cinquante et dans les années soixante, qui tombe et est essentiellement plat depuis environ 1980.

GRAPHIQUE Composition des dépenses de recherche-développement en parts du PIB (en %)

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Comment augmenter le mieux possible les dépenses de R&D est un sujet important : le gouvernement doit-il directement prendre en charge les dépenses de R&D ? doit-il subventionner les universités ou les entreprises ? doit-il accorder des allégements fiscaux pour la R&D des entreprises ? aider les efforts de collaboration de R&D entre les secteurs et les partenariats public-privé ? En revanche, savoir si nous devrions augmenter la R&D est une question réglée et la réponse est "oui".

Enfin, il y eu un article dans le New York Times du dernier week-end qui indiquait que la mise en œuvre de la recherche aux États-Unis dépendait de plus en plus du financement privé et à but non lucratif. Le graphique ci-dessus comprend toutes les dépenses de R & D : celles du gouvernement, celles du secteur privé et celles à but non lucratif (…). Des fondations privées à but non lucratif peuvent faire un travail extrêmement productif et je suis tout à fait favorable à elles. Mais elles remplissent actuellement les lacunes des programmes de recherche qui ne trouvent pas d'autre soutien : elles ne conduisent pas à une hausse des dépenses totales de R&D. »

Timothy Taylor, « The U.S. productivity challenge », in Conversable Economist (blog), 18 mars 2014. Traduit par Martin Anota.


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