« L’une des questions les plus importantes que l’on se pose à propos du potentiel de croissance des Etats-Unis est celle-ci : l’économie américaine a-t-elle déjà exploité la majorité du potentiel de croissance économique qu’elle peut tirer des innovations dans les technologies d’information et de communication, notamment internet, le cloud, la robotique et ainsi de suite ? Ou est-ce que l’économie américaine ne l’a-t-elle qu’à peine exploité (….) et présente donc encore de fortes perspectives de croissance futures ?

Pour ce type de questions, le recul rétrospectif est plus utile que la prévision. Et parmi les historiens économiques, c’est actuellement admis que les nouvelles technologies majeures peuvent prendre des décennies pour se diffuser à travers l’économie. Rodolfo E. Manuelli et Ananth Seshadri offrent un exemple dans leur article "Frictionless Technology Diffusion: The Case of Tractors" qui a été publié dans le numéro d’avril 2014 dans la revue American Economic Review. (…) Ils mettent en évidence que dans les modèles économies simples, une firme choisit juste une technologie et qu’elle peut choisir une nouvelle technologie à n’importe quel moment comme elle le veut. Mais dans le monde réel, les nouvelles technologies prennent souvent du temps pour se diffuser. Ils notent que l’analyse de douzaines de nouvelles technologies suggère qu’il faut entre 15 et 20 ans pour qu’une technologie passe de 10 à 90 % de son marché potentiel. Mais quelques inventions majeures peuvent nécessiter encore plus de temps.

Voici comment le tracteur remplaça lentement les chevaux et mules dans le secteur agricole des Etats-Unis entre 1910 et 1960. Le nombre de chevaux et les mules, représenté par la ligne en pointillés noirs et mesuré sur l’axe de droite, déclina entre 1920 et 1960 en passant de 26 millions à 3 millions. Parallèlement, le nombre de tracteurs, représenté par la ligne bleue solide, passa de zéro en 1910 à 4,5 millions en 1960.

Rodolfo_Manuelli__Ananth_Seshadri__tracteurs_mules_chevaux__progres_technique__Martin_Anota_.png

Quels facteurs peuvent expliquer pourquoi il a fallu un demi-siècle pour que les tracteurs se diffusent ? Beaucoup de réponses ont été proposées : les fermiers ont besoin de temps et d’expérience pour apprendre à utiliser la nouvelle technologie ; les plus vieux fermiers préférèrent ne pas apprendre, mais ils moururent peu à peu ; quelques fermiers n’avaient pas la capacité financière d’investir dans un tracteur ; il y eut un manque d’informations à propos des bénéfices des tracteurs ; les intérêts établis comme le secteur des chevaux et des mules tentèrent de contenir les tracteurs autant que possible. Manuelli et Seshadri offrent une autre explication : durant tout ce temps, la qualité des tracteurs s’est améliorée continuellement et au début de cette période (comme durant la Grande Dépression) les salaires des travailleurs agricoles ne s’accrurent pas beaucoup. Donc il était rationnel pour de nombreux fermiers de ne pas acheter les premières générations de tracteurs. (…) Mais lorsque la qualité des tracteurs s’améliora et les salaires des travailleurs agricoles s’accrurent, investir dans un tracteur apparut comme un investissement de plus en plus fructueux.

Mon exemple favori de la lente diffusion de la technologie est celui développé par Paul David dans "Computer and Dynamo: The Modern Productivity Paradox in a Not-too-Distant Mirror" qui paru dans une livre de 1991 de l’OCDE appelé Technology and Productivity: The Challenge for Economic Policy. Lorsque David écrivait, les Etats-Unis connaissaient un ralentissement de la productivité depuis les années soixante-dix. Cependant, l’informatisation avait pris une telle ampleur à cette époque que Robert Solow fit une remarque aujourd’hui bien célèbre : « Nous voyons les ordinateurs partout sauf dans les statistiques économiques ». David renvoie à l’exemple historique de l’usage des dynamos pour produire l’électricité, expliquant que cette invention était présente depuis des décennies, à large échelle, avant de se traduire par des gains de productivité.

Les dynamos ont produit de l’électricité qui fut utilisée pour l’éclairage depuis les années 1870. Cette technologie était suffisamment connue pour que l’Exposition universelle de Paris de 1900 mette en scène plusieurs machines électriques, alimentées par l’énergie générée par d’énormes dynamos. Mais l’Exposition universelle de Paris utilisa aussi la lumière électrique pour éclairer les espaces publics comme jamais on ne l’avait fait auparavant. David écrit : « bien que les Européens connaissaient déjà la lumière électrique depuis des décennies, jamais avant l’Exposition elle n’avait été utilisée pour une ville entière, ce qui permit aux animations extérieures de se poursuivre la nuit ».

Même si l’on avait saisi le potentiel technologique entourant la création et l’utilisation de l’électricité (…), la croissance de la productivité aux Etats-Unis et au Royaume-Uni fut en fait relativement faible durant les deux décennies qui suivirent 1890. Ce n’est pas avant les années 1920 que la croissance de la productivité fondée sur l’électrification s’accéléra réellement. (…) Bien que la technologie fût déjà bien connue, il fallut du temps pour que l’électrification se diffuse. Voici un graphique montrant la diffusion de l’électrification parmi les ménages et un autre montrant sa diffusion dans le secteur industriel. Paris était illuminée par la lumière électrique en 1900, mais la plupart des endroits aux Etats-Unis n’avaient alors pas accès à l’électricité. (…)

Mais ce ne fut pas seulement la diffusion de l’électricité. Ce fut également les changements auxquels durent procéder les ménages et les entreprises pour en tirer un avantage. (…) Les entreprises eurent plus de liberté pour localiser leurs usines et configurer leurs machines, mais il leur fallut du temps et un véritable apprentissage pour trouver des manières de le faire. Plus largement, l'électricité a tout changé, de l'éclairage dans les usines jusqu’à la sécurité incendie, et elle permit de développer de nouveaux procédés chimiques et de chauffage, et bien plus encore. Il fallut du temps aux ménages américains (au moins jusqu’aux années vingt) pour disposer à la fois d’une source d'électricité et d’une offre de nouveaux appareils ménagers tels que l'aspirateur, la radio, le lave-linge, le lave-vaisselle (…).

Au milieu des années 1990, plusieurs années après que l’essai de Paul David ait été publié, la productivité américaine s’accéléra grâce à la création et l’utilisation des technologies d’information et de communication. Cette accélération n’eut pas lieu à l’instant auquel on s’y attendait. Mais comme David l’écrivit, beaucoup de gens "ne saisissent pas la complexité et la contingence historique du processus impliqué par le changement technologique et l’imbrication de ce dernier avec les transformations économiques, sociales, politiques et légales. Il n’y a pas d’automatisme dans la mise en œuvre d’un nouveau paradigme technologique, telle que celui que nous discernons actuellement en confluence des progrès dans les ordinateurs et technologies de communication".

Dans mon esprit, les exemples comme la lente diffusion du tracteur et de l’électrification suggèrent que nous n’avons peut-être pas encore tiré tous les gains sociaux que nous pouvons tirer de la révolution des technologies de l’information et de la communication. L’une des raisons pour lesquelles les tracteurs se diffusèrent lentement fut que les capacités des tracteurs se sont accrues régulièrement, ce qui les rendit plus attractifs au cours du temps. (…) La puissance des technologies d’information et de communication continue à augmenter, ce qui suggère que nous en trouverons de nouveaux usages et applications possibles. L’une des raisons pour lesquelles l’électrification s’est diffusée lentement est qu’il fallut du temps pour que les producteurs repensent et modifient leurs procédés de fabrication, du temps pour que l’électricité gagne en puissance et du temps pour que les appareils ménagers reliés à l’électricité soient créés et se diffusent. De même, je pense que plusieurs entreprises n’ont qu’à peine repensé et modifié leurs procédés de production en réponse aux avancées dans les technologies d’information et de communication, les capacités de cette technologie (comme la connectivité sans fil et la puissance de calcul) continuent d’évoluer et la gamme des nouveaux produits ménagers utilisant cette technologie (dans des domaines comme les maisons automatisées, les voitures sans conducteurs et la robotique) poursuivent leur développement.

Au final, bien sûr, plusieurs d’entre nous sommes un peu schizophréniques à propos du futur du changement technologique. Certains jours nous craignons que le changement technologique soit trop faible et que l’économie américaine soit par conséquent promise à l’avenir à une faible croissance et une stagnation du niveau de vie. D’autres jours nous nous inquiétons que le changement technologie puisse être si rapide qu’il entraîne une destruction massive d’emplois. (…) Lorsque je suis optimiste, j’espère qu’une société et économie flexibles puisse trouver des moyens de s’adapter à une forte dynamique de progrès technique et de croissance économique. »

Timothy Taylor, « When technology spreads slowly », in Conversable Economist (blog), 18 avril 2014. Traduit par Martin Anota.



aller plus loin...

Comment expliquer l’adoption des technologies ?

Comment la technologie se diffuse-t-elle géographiquement ?

La croissance américaine est-elle épuisée ?

La révolution informatique est-elle finie ?