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« Le récent Capital au XXIe siècle de Thomas Piketty est une contribution opportune et importante qui attire notre attention sur les saisissantes tendances de long terme touchant les inégalités économiques. Une grande partie du livre présente ainsi des données historiques, allant bien plus loin dans le temps et en se concentrant davantage sur les plus riches de la société que ne l’ont fait la plupart des études économiques. Ce travail promet de rester influent. Cependant un thème central du livre dépasse l’analyse empirique : comme le titre du livre l'indique, Piketty fait des prévisions quant à l’avenir. Ici, Piketty affirme avec force que les ralentissements futurs de la croissance (résultant des ralentissements dans le changement technique ou les ralentissements de la croissance démographique) sont susceptibles de conduire à des concentrations spectaculaires du pouvoir économique et politique aux mains des très riches à travers via l'accumulation du capital (ou du patrimoine). C’est sur ces prévisions que nous nous penchons.

Nous soulignons, en premier lieu, que les prédictions de Piketty ne sont pas de simples extrapolations à partir de données passées, mais qu’elles reposent au contraire sur l'utilisation de la théorie économique. (…) Notre propos est de montrer qu'il y a de bonnes raisons pour douter de la théorie que Piketty utilise. Nous soutenons que l'un des éléments clés de cette théorie, en l’occurrence ce qu'il appelle la deuxième loi fondamentale du capitalisme, est assez peu plausible, et pour deux raisons. Tout d'abord, nous démontrons que cela implique (…), lorsque le taux de croissance se rapproche de zéro, que l'économie globale épargne 100 % du PIB chaque année. Un tel comportement est clairement difficile à concilier avec des théories standard expliquant comment les individus épargnent et il est incompatible avec les données de la littérature empirique éclairant la façon par laquelle les individus épargnent effectivement.

Deuxièmement, nous examinons les données américaines agrégées pour essayer de comparer l'hypothèse de Piketty pour les théories classiques, alternatives, et nous constatons que les données parlent assez clairement contre la théorie de Piketty. Dotés de théories que l'on considère comme plus plausibles, nous montrons que même si le taux de croissance économique déclinait pour atteindre zéro, les inégalités n'augmenteraient que très modestement, en l’occurrence si modestement que nous hésitons à utiliser cet argument pour prédire un accroissement des inégalités. Nous pensons, au contraire, que l'évolution de d'autres déterminants des inégalités de richesses, tels que l’éducation, le progrès technique biaisé en défaveur du travail non qualifié, la mondialisation et les changements dans la structure des marchés de capitaux sont susceptibles d'être beaucoup plus décisifs.

La première loi du capitalisme de Piketty est une définition : la part de capital dans le revenu national (y) est rk/y, où r est une mesure du rendement du capital et k une mesure du stock total de capital. La deuxième loi, sur laquelle nous nous concentrons ici, est plus qu'une définition. Bien que Piketty la considère comme une "équation comptable", c'est vraiment une théorie, parce qu'elle se base sur une certaine forme du comportement de l'épargne. Elle suggère que si l'économie garde le taux d'épargne s constant dans le temps, alors le rapport capital sur revenu k/y doit, à long terme, devenir égal à s/g, où g est le taux de croissance de l'économie. Rassembler les deux lois fournit la relation centrale du livre de Piketty : la part de capital dans le revenu est rs/g. Cette formule est alarmante car elle suggère que si le taux de croissance de l'économie diminue vers zéro, comme Piketty l’affirme, la part du capital dans le revenu pourrait augmenter de façon explosive.

Cet argument, dans sa désarmante simplicité, peut sembler attrayant, mais il s’avère inquiétant pour ceux d'entre nous qui ont étudié la théorie de base de la croissance basée soit sur l'hypothèse d'un taux d’épargne constant comme dans la version du modèle classique de Solow que présentent les manuels universitaires ou sur l'optimisation de la croissance, comme le font Cass (1965) et Koopmans (1965) ou leur équivalent dans la théorie macroéconomique moderne. Pourquoi ? Parce que nous ne reconnaissons pas tout à fait la deuxième loi, k/y = s/g. Avons-nous oublié quelque chose d'important, même fondamental, qui ait été tout le long juste en face de nous ?

Il n'y a pas d'erreur dans la formule que Piketty utilise et elle est en fait compatible avec les toutes premières formulations du modèle de croissance néoclassique, mais elle n'est pas compatible avec le modèle classique comme il est généralement compris par les macroéconomistes. Un objectif important de notre étude est précisément de relier la théorie de Piketty à la théorie présentée dans les manuels scolaires. Ceux d'entre vous qui ont une formation standard moderne ont probablement déjà remarqué la différence entre l'équation de Piketty et la version des manuels à laquelle nous sommes habitués. Dans le modèle classique, le rapport capital sur revenu n'est pas s/g mais s/(g+δ), où δ est le taux auquel le capital se déprécie.

Avec la formule des manuels, la croissance proche de zéro augmenterait le ratio capital sur production, mais seulement très légèrement ; lorsque la croissance tombe à zéro, le dénominateur n'irait pas à zéro mais irait de, disons, 0,12 (avec un g de l'ordre de 0,02 et δ = 0,1 comme raisonnables estimations) à 0,1. (…) Cependant, les deux formules ne sont pas incompatibles, car Piketty définit ses variables, telles que le revenu, y, non comme le revenu brut (c'est-à-dire le PIB) qui apparaît dans le modèle classique, mais plutôt comme le revenu net, c'est-à-dire le revenu net de l'amortissement. De même, le taux d'épargne qui apparaît dans la deuxième loi n'est pas le taux d'épargne brut comme dans le modèle classique, mais plutôt ce que Piketty appelle le "taux d'épargne net", c'est-à-dire le rapport entre l'épargne nette et le revenu net.

Contrairement à ce que suggère Piketty dans son livre et ses articles, cette distinction entre les variables nettes et brutes est tout à fait cruciale pour son interprétation de la deuxième loi lorsque le taux de croissance chute à zéro. Cela s'avère être un point subtil, car sur la trajectoire de croissance équilibrée de l'économie, pour un taux de croissance g positif, on peut établir n'importe quel taux d'épargne nette dans un taux d'épargne brut et vice versa, sans changer le comportement de l'accumulation du capital. La gamme des taux d'épargne net construits à partir des taux d'épargne brute, cependant, tend à zéro lorsque g tend vers zéro : à g = 0, le taux d'épargne net doit être nul quel que soit le taux brut, tant qu'il est inférieur à 100 %. Inversement, si un taux d'épargne nette positif est maintenu lorsque g tend vers zéro, le taux brut doit être de 100 %. Ainsi, à g = 0, soit le taux net est égal à 0, soit le taux brut est de 100 %. Comme théorie de l'épargne, nous maintenons que la première est entièrement plausible tandis que cette dernière est tout sauf plausible.

Nous examinons de plus près l'hypothèse de Piketty selon laquelle un taux d’épargne nette serait constant (et positif) à partir de deux perspectives : le modèle classique avec un taux d'épargne brut exogène et un modèle dans lequel le taux d'épargne est choisi de manière optimale. Dans les deux cadres, le taux d'épargne net peut être calculé comme une fonction explicite de g : lorsque g varie, le taux d'épargne net varie également.

En outre, dans tous les cas (même si la production brute est celle qui Piketty suppose implicitement), le taux d'épargne net doit approcher zéro lorsque g tend vers zéro. La théorie de l’épargne la plus simple dans le cas sans croissance est la théorie du revenu permanent (formulée par Friedman en 1957) : avec un taux de salaire constant et un rendement constant de l’épargne, le consommateur maintient ses dotations d'actifs à un niveau constant et consomme son salaire plus le flux d'intérêt généré par les actifs chaque année. Maintenir un niveau d'actifs constant signifie précisément avoir un taux d'épargne nette de zéro. Ainsi, un taux d'épargne nette qui serait nul lorsqu’il n'y a pas de croissance est très naturel : c'est ce à quoi l'on pourrait s'attendre. Avec le comportement d'épargne optimal, ce résultat est, en outre, très robuste.

Alors que le taux d'épargne net devient zéro lorsque g tend vers zéro, la deuxième loi du capitalisme prend la forme absurde k/y = 0/0. Mais il est facile de montrer que, dans un contexte de croissance néoclassique, ce ratio est, en fait, fini dans le modèle classique de l'épargne exogène et dans le modèle optimal d’épargne. En outre, si l'on utilise l'hypothèse des manuels d'un taux d'épargne de 30 % (qui est historiquement possible) ou un taux optimisateur, quand la croissance chute fortement (disons, de 2 % à 1 % ou même jusqu’à zéro) alors le rapport capital sur revenu, la pièce maîtresse de l'analyse de Piketty du capitalisme, n'explose pas mais augmente plutôt modestement. En conclusion, au moins du point de vue de la théorie à laquelle nous sommes les plus habitués et que nous estimons être la plus plausible a priori, la deuxième loi du capitalisme se révèle être ni alarmante, ni inquiétante, et l'argument de Piketty selon lequel le rapport capital sur revenu est sur le point de grimper en flèche ne semble pas fondé.

Ces comparaisons théoriques sont principalement basées sur les idées disponibles sur la manière par laquelle les individus consomment. Nous examinerons également les données historiques agrégées afin de comparer la théorie de Piketty avec les alternatives évidentes. (…) Dans les données des États-Unis d'après-guerre, nous avons constaté que les formulations classiques de la théorie, en particulier celles basées sur l'optimisation de l'épargne, cadrent beaucoup mieux avec les éléments empiriques. Avec le ralentissement de la croissance, le taux d'épargne net a chuté historiquement et il est actuellement proche de zéro. Le modèle d'optimisation prévoit que les taux d'épargne brute et nette varient positivement avec la croissance et cette prédiction est clairement confirmée dans les données américaines. (…)

En conclusion, la "deuxième loi fondamentale du capitalisme" de Piketty et le thème central de son livre (lorsque la croissance tend vers zéro, le ratio capital sur revenu augmente de façon spectaculaire) apparaissent très difficiles à justifier, du moins à la lumière du cadre que nous utilisons pour expliquer comment les décisions d’épargne sont prises. Ces points de vue sont basés, d'une part, sur le fait que l'on trouve invraisemblable un taux d’épargne brute de 100 % (ce qu’implique pourtant le modèle de Piketty lorsque la croissance est proche de zéro) et, d'autre part, sur la large littérature empirique étudiant le comportement individuel de consommation. Nous observons également les données d'après-guerre aux États-Unis et constatons, grosso modo, que le modèle d’épargne optimale (qui est le modèle utilisé dans la littérature de microéconomie appliquée et par Cass et Koopmans dans un contexte de croissance) semble correspondre le mieux aux données, un peu mieux que le modèle de base de Solow. Le modèle de Piketty, d'autre part, ne semble pas compatible avec ces données. Dotés des modèles que nous jugeons plus à même pour décrire le comportement d'épargne réel, nous revisitons alors la principale préoccupation de Piketty : l'évolution des inégalités au vingt-et-unième siècle. En utilisant ces modèles comme base pour la prédiction, nous trouvons de façon robuste des effets très modestes d’un ralentissement de la croissance sur le ratio capital sur production et donc sur les inégalités. Ainsi, nous considérons que la deuxième loi de Piketty est assez trompeuse et qu’elle n’est certainement pas fondamentale ; nous pensons plutôt que les causes fondamentales des inégalités de richesses se trouvent ailleurs. (…)

Lorsqu’il fait des hypothèses sur l'épargne, Piketty fait écho à de très respectables précurseurs (…). Le célèbre article de Solow (1956) sur la croissance économique suppose d'emblée que le taux d'épargne net est constant (et positif), comme le fait l'analyse de Swan la même année et l'étude pionnière de Domar en 1946. Plus tard, en 1953, Domar pose deux formulations d'un modèle de croissance, un en termes de taux d'épargne nets et un en termes de taux bruts, comme le fait Johansen en 1959. Phelps (1961) développe sa fameuse "règle d'or" dans un modèle avec un taux d'épargne nette constant, suivant en cela Solow. Enfin, pour compléter notre rapide (et sûrement incomplète) revue de la littérature des précédents modèles de croissance avec taux d'épargne fixes, Uzawa (1961) postule un modèle capitalistes-ouvriers dans lequel les capitalistes épargnent tout et où les ouvriers n’épargnent rien de leurs revenus ; dans ce modèle, il prend explicitement en compte la dépréciation du stock de capital, contrairement à Solow (1956).

En ce qui concerne les modèles de croissance basés sur le modèle d'optimisation, les études pionnières de Cass (1965) et Koopmans (1965) tiennent explicitement compte de la dépréciation, comme le fait leur précurseur Uzawa (1964) dans un modèle avec utilité linéaire. Tirer toutes les enseignements de cette visite éclair de l'évolution historique des modèles de croissance exigerait sans doute une étude beaucoup plus détaillée et soignée. (…) Par conséquent, la version du modèle de croissance de Solow que présentent les manuels a supposé un taux d'épargne brute constant et nous affirmons que dans un environnement sans croissance (démographique ou économique), c’est la seule hypothèse qui fasse sens. »

Per Krusell et Tony Smith, « Is Piketty's "second law of capitalism" fundamental? », document de travail, 28 mai 2014. Traduit par Martin Anota.



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