« Au moins depuis les écrits de David Ricardo au début du dix-neuvième siècle, les économistes ont prodigué leurs petites leçons sur les possibles avantages économiques du commerce avec des exemples qui mettent en scène des marchandises. Le célèbre exemple que Ricardo fournit pour expliquer l'avantage comparatif met en scène la production de vin et de tissu. Des générations entières de manuels ont parlé du pétrole et du blé, des voitures et des ordinateurs, et de bien d'autres paires de marchandises. Mais l’idée d’un commerce international dominé par les seules marchandises physiques s'érode. Prakash Loungani et Saurabh Mishra présentent certaines des récentes tendances dans leur article " Où est passé le secteur des services de papa ?" publié dans le numéro de juin 2014 de la revue Finances & Développement du FMI.

(…) La révolution des technologies d’information et de communication a brisé les anciens liens géographiques, où un service était nécessairement consommé là où il était produit. Maintenant, de nombreux services sont réalisés dans un endroit et consommés ailleurs. Loungani et Mishra écrivent que "grâce aux réseaux de télécommunications, des services peuvent être transportés presque instantanément sur de longues distances. L’éventail des activités qui peuvent être numérisées et mondialisées s’élargit, depuis le traitement des sinistres d’assurance et des paiements d’impôts jusqu’à la transcription des dossiers médicaux et au téléenseignement. (…) Le schéma consistant à implanter les activités à forte valeur ajoutée dans les pays avancés et à reléguer les autres dans les pays en développement commence à changer. Les entreprises, surtout dans les pays émergents parvenus à maturité, commencent à rattraper celles des pays avancés pour certaines activités à forte valeur ajoutée, tandis que les entreprises des pays avancés détachent les éléments plus standardisés de leurs activités à haute valeur ajoutée pour les implanter dans les pays émergents. En attestent la prolifération des bureaux spécialisés dans les conseils aux entreprises et le traitement des connaissances ainsi que l’explosion du commerce électronique et de la vente en ligne dans les pays émergents du Moyen-Orient, au Brésil, en Chine, en Inde et à Singapour. (…) Des pays comme la Malaisie pourraient profiter de la mondialisation des services pour échapper au piège potentiel du revenu intermédiaire. L’aspect positif est que l’expansion du secteur des services — et des exportations de services — dans les pays en développement a dépassé l’exemple souvent cité de la croissance des technologies de l’information en Inde. Pensez à la révolution du téléphone portable qui a transformé les services financiers dans beaucoup de pays africains, à l’industrie cinématographique au Nigéria, à la conception de jeux vidéo au Cambodge, aux services comptables à Sri Lanka et aux entreprises de traitement des ressources humaines à Abu Dhabi."

Au cours de la dernière décennie, les échanges de services ont connu une croissance presque trois fois plus rapide que les échanges des marchandises. "Il est certes difficile de mesurer les échanges de services, mais la part des pays en développement dans les exportations mondiales de services est apparemment passée d’environ 14 % en 1990 à 25 % en 2011 (…)."

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Avec l'évolution des technologies d'information et de communication, l'autre grand changement est que les services sont en train de devenir une plus grande part de la valeur totale, même pour de nombreux produits qui sont vendus comme marchandises physiques. Loungani et Mishra citent le mantra de la Silicon Valley : "le logiciel représente 70 % du matériel". (…) Certains auteurs utilisent un néologisme vraiment laid lorsqu’ils qualifient ce changement de "servicisation de l’industrie".

Cet argument est souvent formulé avec le schéma du "sourire" de la création de valeur, dont le gourou de la gestion Ram Mudambi est présenté comme en étant le concepteur. Il suggère que les entreprises vont décider de placer leurs chaînes de production à l'intérieur des pays et entre ces derniers en fonction du montant de la valeur qui est créée aux différentes étapes de la production. Mudambi affirme que pour un bien manufacturé moderne, beaucoup de la valeur ajoutée du produit final est créée dans les premiers étapes (recherche-développement et conception) et dans les dernières étapes (marketing, logistique et service après-vente).

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Comme le commerce mondial se concentre de plus en plus dans les services, je pense qu'il va commencer à changer nos façons de penser le commerce international. Les chaînes de valeur mondiales dans les services sont rendues possibles par les technologies d'information et non par les ports, avions, trains et autoroutes. Le commerce des services est capable de changer très rapidement : après tout, si une entreprise achète un service qui sera fourni en ligne, il peut avoir une préférence pour le lieu géographique où ce service est réalisé. Comme les capacités des technologies d'information s’accroissent et que la vitesse, la clarté et l'immédiateté des connexions en ligne s’approfondissent, je soupçonne que de nombreux types de production vont finir par être divisés et subdivisés entre les lieux d’une manière que nous commençons à peine d’imaginer.

Et finalement, je m'attends à ce que la croissance du commerce des services réduise les pressions en faveur du protectionnisme. Au lieu de parler de l’hypothétique commerce d’hypothétiques biens achevés (comme les voitures et les ordinateurs), il est clair que des parties de la valeur ajoutée seront souvent créées dans des lieux différents. Appeler au protectionnisme commercial à l’encontre de certains produits fabriqués dans d'autres pays comme les voitures, l’acier ou les téléviseurs est une chose, mais je ne suis pas sûr qu’un mouvement protectionniste similaire puisse aussi facilement empêcher les services de traverser les frontières. En outre, les pays doivent éviter d’instaurer des droits de douane ou autres restrictions sur les importations, car de nombreuses importations font partie d'une chaîne de production mondiale et les producteurs domestiques ne manqueront pas de souligner que l'inhibition de leur accès aux connexions mondiales va nuire à l’économie nationale.

Timothy Taylor, « Trade in services begins to blossom », in Conversable Economist (blog), 18 juin 2014. Traduit par Martin Anota