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« Du début des années quatre-vingt jusqu’à présent, la Chine a connu un rythme de croissance qui n’avait pas été observé depuis la croissance argentine à la veille de la Première Guerre mondiale. (…) Ces quatre dernières décennies ont vu se succéder quatre différentes périodes ; nous entrons à peine et avec beaucoup de difficulté dans la quatrième. (…)

Avant d’expliquer pourquoi la trajectoire de croissance chinoise peut être mieux comprise si l’on distingue entre quatre périodes, je veux réintroduire l’idée du capital social, un sujet à propos duquel j’ai écrit au cours de l’année dernière. Tel que je le définis, le capital social désigne l’ensemble des institutions (incluant le cadre légal, le système financier, la nature de la gouvernance d’entreprise, les pratiques et traditions politiques, les niveaux d’éducation et de santé, la fiscalité, etc.) qui déterminent la manière par laquelle les individus sont incités à créer de la valeur avec les outils et l’infrastructure qu’ils ont à disposition. (…)

Dans un pays avec un capital social développé, (…) les agents soient récompensés pour l’innovation et l’activité productive. Plus le niveau de capital social est élevé, plus les agents agiront individuellement et de manière créative pour exploiter les conditions économiques en vigueur et l’infrastructure pour accroître la production. (…) Les pays développés sont riches parce qu’ils ont des niveaux élevés de capital social que les pays en retard ne disposent pas, et non, comme on le croit souvent, parce qu’ils ont un stock de capital (physique) abondant. Au contraire, plutôt qu’une cause de richesse, le stock de capital abondant doit être la conséquence d’un capital social abondant, même ce n’est pas toujours le cas (comme le démontre l’exemple de la Chine). Le niveau plus élevé de productivité du travail qui en résulte justifie plus facilement l’infrastructure additionnelle qui économie le temps et le travail des travailleurs productifs. Un niveau élevé de stock de capital est un "symptôme" de richesse et non une cause. Dans les pays développés, en d’autres termes, le capital social abondant encourage les individus et les entreprises à utiliser les conditions et infrastructures disponibles de la manière la plus productive possible. Les pays non développés, d’un autre côté, sont pauvres parce qu’ils n’ont pas les qualités souvent intangibles qui permettent aux résidents d’exploiter spontanément (…) leurs ressources économiques et infrastructurelles le plus efficacement possible et de la manière la plus productive.

(…) Retournons à l’histoire économique récente de la Chine. Telles que je les vois, les quatre périodes qui caractérisent la forte croissance de la Chine peuvent être décrites ainsi :

1. La première période de libéralisation. A la fin des années soixante-dix et au début des années quatre-vingt, Pékin mit en place une série de réformes de libéralisation que je caractériserais comme cherchant à construire du capital social. En éliminant les lois qui empêchaient les Chinois de se comporter de façon productive, ces réformes stimuleraient l’activité économique et la création de richesses. Il devint légal, par exemple, pour les Chinois de produire et de vendre comme individus et non plus seulement à travers les collectifs et organisations mal gérées que contrôle l’Etat. Quelques fermiers furent autorisés à garder une partie de ce qu’ils ont produit au-delà d’un certain seuil et les rendements agricoles doublèrent presque immédiatement. Si un homme croit qu’il y a un manque de briques dans sa ville, il créera une usine de briques. Auparavant, des provinces chinoises où les stocks de briques invendues auraient été abondantes côtoyaient des provinces où les briques étaient en pénurie ; désormais, les réformes mettent en place un système dans lequel plus vous fabriquez et délivrez efficacement des briques, plus votre pays et vous-même allez s’enrichir. (…)

2. La période “Gershenkron”. Comme l’activité productive chinoise gonfla, elle commença bientôt à buter contre les contraintes en infrastructure et capacité. Cela marqua le début de la deuxième phase de l’impressionnante croissance de la Chine, une croissance caractérisée par la mobilisation des ressources domestiques pour financer un boom d’investissement visant à créer des infrastructures et des capacités de production. Comme lors de la plupart des précédents épisodes de croissance miraculeuse conduite par l’investissement, la China chercha alors à surmonter les principales contraintes qui ont identifiées par Alexander Gershenkron dans les années cinquante et soixante et qui contraignent une économie en retard : a) une épargne insuffisante pour financer les besoins d’investissement domestiques, ce qui peut être surmonté par des politiques qui contraignent la croissance de la consommation en contraignant la croissance du revenu des ménages, et b) l’échec croissant du secteur privé à s’engager dans l’investissement productif, peut-être en raison des incertitudes légales et de l’incapacité à capturer plusieurs externalités associées à ces investissements, ce qui pouvait être surmonté grâce à un Etat qui identifie l’investissement nécessaire et qui contrôle et alloue l’épargne générée en surmontant la contrainte d’épargne.

Parce que l’infrastructure chinoise était bien en-dessous de sa capacité à absorber et exploiter l’infrastructure de manière efficace et productive (en d’autres termes, son capital social excédait son capital physique), ce fut relativement facile pour les autorités centrales d’identifier les projets d’investissement productifs, en plaçant leur argent dans ces projets, ils généraient de nouvelles richesses, et ce du début des années quatre-vingt-dix jusqu’au début des années deux mille. Bien que tous les Chinois purent bénéficier de cette création de richesse, la nouvelle élite en bénéficia de façon disproportionnée, en large partie à cause des contraintes imposées sur la croissance du revenu des ménages visant à générer une plus forte épargne. Bien sûr, au cours du temps, ces nouvelles élites se sont établies politiquement. C’est bien de cette élite dont il est question lorsqu’on parle aujourd’hui en Chine des "intérêts particuliers" (vested interests).

3. Le surinvestissement. Mais la Chine était toujours un pays en développement avec des institutions sociales, légales, financières et économiques “en retard” (dans le sens de Gershenkron) qui empêchaient ses résidents d’atteindre les niveaux de productivité qui caractérisent les pays développés. Son capital social était toujours très faible, notamment en raison des politiques qui étaient à l’origine de la précédente phase de croissance qui reposait sur l’investissement en permettant aux élites de contrôler l’accès au capital pas cher, aux terres et aux subventions. Avec l’essor de l’investissement, le capital physique de la Chine convergeait vers son capital social (c’est-à-dire son infrastructure convergeait plus ou moins vers sa capacité à exploiter cette infrastructure de façon productive), au-delà duquel le capital physique additionnel ne pouvait plus (ou tout du moins, ne pouvait pas autant) créer de la richesse réelle.

En fait, les hausses rapides et continues d’investissement impulsées par les élites (en particulier aux niveaux local et municipal) créèrent l’illusion d’une croissance rapide. Parce que cette croissance fut adossée sur une croissance encore plus rapide de la dette, elle se révéla finalement insoutenable. Cette période commença autour du début de la dernière décennie, d’après moi, et c’est la période dans laquelle nous nous trouvons actuellement.

4. La seconde période de libéralisation. Ce dont la Chine nécessite aujourd’hui est un autre ensemble de réformes de libéralisation qui accroîtraient le capital social de manière à ce que les individus et entreprises chinois soient incités à changer leur comportement de sorte à ce qu’ils génèrent une plus grande activité à partir due même ensemble d’actifs. Ces réformes doivent inclure le changement de la structure légale, une meilleure application du droit des affaires, changer la manière par laquelle le capital voit son prix fixer et est alloué, et d’autres facteurs qui déterminent les incitations, de manière à ce que les Chinois soient davantage récompensés pour les activités qui accroissent la productivité et pénalise (ou tout du moins récompense moins) la recherche de rentes.

Mais parce qu’elles sapent par définition les politiques qui permirent à l’élite de capturer des rentes (l’accès préférentiel au crédit pas cher en particulier), ces réformes font l’objet d’une forte opposition tant que les niveaux de dette sont suffisamment élevés pour créer un sens d’urgence. Cette résistance à la réforme au cours des 7-10 dernières années fut à l’origine du débat autour des "intérêts particuliers".

La plupart des réformes proposées durant le Troisième Plénum et défendues par le Président Xi Jinping et le Premier ministre Li Keqiang sont des réformes de libéralisation visant (…) à accroître le capital social. Dans presque tous les cas (qu’il s’agisse de la réforme des terres, de la réforme du hukou, de la protection environnementale, de la libéralisation du taux d’intérêt, de la réforme de gouvernance dans le processus d’allocation du capital, la fixation des prix par le marché et l’élimination des subventions, les privatisations, etc.), ces réformes transfèrent effectivement la richesse de l’Etat et des élites vers les ménages et les petites et moyenne entreprises. Ce faisant, elles éliminent les frictions qui contraignent le comportement productif, mais cela se fait bien sûr au détriment du comportement de quête de rentes de l’élite. (…)

Comme les contraintes d’endettement se ont de plus en plus pressantes, la Chine ne peut continuer de poursuivre ce que j’ai caractérisé comme étant les politiques économiques de surinvestissement pendant encore beaucoup de temps (mon instinct suggère peut-être trois ou quatre années au maximum). Avec ces politiques, toute croissance au-dessus d’un certain niveau (…) nécessite une hausse insoutenable de la dette. Bien sûr, plus ce genre de croissance se poursuit, plus le risque que la Chine atteigne les contraintes de capacité de dette s’élève, donc plus le pays risque de connaître un ajustement économique chaotique. (…)

Si la croissance du crédit des dernières années n’a pas ralenti aussi brutalement qu’elle aurait dû, ni aussi brutalement que le requerrait l’analyse économique sous-jacente aux propositions de réformes du Troisième Plénum, c’est précisément en raison des craintes qui suscitent l’impact d’un éventuel ralentissement du crédit sur la croissance du PIB. Toute tentative de contenir le crédit va brutalement freiner la croissance du PIB et le ralentissement de la croissance est susceptible d’intensifier et d’unir l’opposition. Xi doit prendre des mesures pour ralentir la croissance, mais il peut ne pas être capable de le faire. »

Michael Pettis, « The four stages of Chinese growth », in Michael Pettis' China financial markets, 18 juin 2014. Traduit par Martin Anota