« L’une des questions que j’aime poser aux étudiants est si l’inflation observée après la Grande Récession a plutôt confirmé la courbe de Phillips des nouveaux keynésiens ou bien la courbe de Phillips plus traditionnelle. (…) Voici les deux modèles en concurrence :

Pour les nouveaux keynésiens : inflation à l’instant t = inflation anticipée à l’instant t+1 avec l’écart de production (output gap)

Pour la courbe de Phillips traditionnelle : inflation à l’instant t = inflation à l’instant t-1 avec l’écart de production

(…) Supposons que les anticipations concernant l’inflation soient rationnelles et supposons que l’économie soit frappée par une récession non anticipée de taille et de durée connues. (...) Avec le modèle traditionnel, l’inflation chute graduellement avec la poursuite de la récession et une fois que celle-ci s’achève, l’inflation reste plus faible qu’initialement. Dans le modèle des nouveaux keynésiens, en supposant que la cible d’inflation soit crédible, l’inflation chute lorsqu’une récession non anticipée survient, et alors l’inflation s’élève graduellement vers sa cible au fur et à mesure que l’inflation se poursuit. (Nous supposons ici que l’écart de production est constant lors de la récession, et ce pour simplifier le raisonnement.) Pour le modèle des nouveaux keynésiens, il est important de connaître l’ampleur de la récession pour obtenir ce diagramme (…). Les dynamiques impliquées par les deux modèles sont différentes et cette différence risque de persister même si chaque courbe devient plus plate au fur et à mesure que nous nous approchons d’une inflation zéro en raison des rigidités des salaires.

(…) La conséquence immédiate de la récession semble plus conforme avec le modèle des nouveaux keynésiens : une chute brutale suivie par une hausse graduelle. De plus, j’affirmerais que, une fois l’économie basculée dans la récession, la plupart des gens s’attendent à ce qu’elle soit sévère et persistante, donc mon raisonnement n’est pas totalement irréaliste. Mais si nous regardons ce qui s'est passé ces deux dernières années, cela ressemble bien plus au modèle traditionnel, avec une inflation ralentissant graduellement sous la cible.

C’est probablement aussi loin que nous pouvons aller sans introduire l’économétrie et aussi sans prendre en compte certaines complexités supplémentaires. Nous pouvons probablement obtenir quelque dynamique pour s’adapter au modèle des nouveaux keynésiens en imaginant une séquence d’erreurs dans les anticipations. En plus, si nous regardons l’inflation des prix à la consommation, nous devons prendre en compte les variations des prix des matières premières, chose que ne fait aucun des deux modèles. (…) Voilà pourquoi introduire l’économétrie est nécessaire, si possible en observant à la fois l’inflation des prix et des salaires avec les données sur les anticipations. (…)

Cependant je peux peut-être suggérer deux possibles conclusions que de telles études pourraient tester plus rigoureusement. Premièrement, la courbe de Phillips traditionnelle, où les anticipations sont implicitement naïves et tournées vers le passé, ne semble pas constituer une base prometteuse pour expliquer l’inflation après la récession. Soit le modèle des nouveaux keynésiens, soit une combinaison des deux, semble fournir une fondation plus adéquate pour une explication raisonnable. Deuxièmement, une explication basée sur le modèle des nouveaux keynésiens qui traite de la taille et de la durée de la récession (qu’importe ce qu’elle devient) comme un choc initialement non anticipé, puis ensuite pleinement anticipé doit s’efforcer de se concilier avec les données. »

Simon Wren-Lewis, « New versus traditional Phillips curves and the Great Recession », in Mainly Macro (blog), 12 décembre 2013. Traduit par Martin Anota


« Avant la révolution de la nouvelle école classique, il y a eu la Courbe de Phillips à la Friedman/Phelps, selon laquelle l’inflation actuelle dépend, d’une part, dans une certaine mesure de l’écart entre le chômage et son niveau naturel (c’est-à-dire de l’écart entre le niveau courant de production et son potentiel, c’est-à-dire l’output gap) et, d’autre part, de la valeur anticipée de l’inflation courante. Les anticipations d’inflation furent modélisées comme étant fonction de l’inflation passée (par exemple les anticipations adaptatives), sous leur forme la plus simple avec juste un retard dans l’inflation. Par conséquent, l’inflation dépendait de l’inflation passée et de l’écart de production.

Après la révolution des nouveaux classiques vint la courbe de Phillips des nouveaux keynésiens, qui fit dépendre l’inflation courante dans une certaine mesure de l’écart de production et de la valeur anticipée de l’inflation de la période suivante. Si elle était combinée avec les anticipations adaptatives, elle dirait la même chose que la Courbe de Phillips à la Friedman-Phelps, mais elle a été au contraire combinée avec les anticipations rationnelles, en vertu desquelles les agents font de leur mieux pour prévoir quel sera le taux d’inflation dans la période suivante en utilisant toute l’information pertinente. Celle-ci inclut l’inflation passée, mais aussi d’autres choses, comme les perspectives futures concernant la production et la cible d’inflation officielle.

Laquelle décrit le mieux les données ? Le grand attrait de la courbe de Phillips à la Friedman-Phelps est qu’elle peut décrire la stagflation. Nous avons un boom, ce qui élève régulièrement l’inflation. Lorsque le boom prend fin, l’inflation se stabilise, mais à un niveau bien plus élevé qu’au départ. Donc les autorités publiques doivent provoquer une récession pour faire ralentir l’inflation : c’est une période dans laquelle un chômage au-dessus de la moyenne est accompagné par une inflation au-dessus de la moyenne, ce que nous appelons la stagflation. Si nous avions eu au cours de cette période des banques centrales indépendantes et crédibles fixant des cibles d’inflation, la courbe de Phillips des nouveaux keynésiens ne nous aurait pas donnée une stagflation : lorsque le boom se serait fini, l’inflation retournerait à sa cible. Le problème est que nous n’avions pas de ciblage d’inflation durant cette période, donc il est difficile de dire si la stagflation amène à rejeter la courbe de Phillips des nouveaux keynésiens. (…)

La Grande Récession peut fournir un meilleur test. Dans certains pays, la production chuta brutalement en 2009, puis connut une reprise lente, mais régulière, si bien que l’écart de production aujourd’hui est moindre qu’en 2009. Avec la Courbe de Phillips à la Friedman-Phelps, l’inflation aurait dû régulièrement chuter au cours de cette période, atteignant son minimum aujourd’hui. Donc, si nous représentons l’écart de production sur l’axe des abscisses et l’inflation sur l’axe des ordonnées, nous devons voir une courbe pointant vers le sud-est. Avec la Courbe de Phillips des nouveaux keynésiens, nous pouvons considérer deux cas polaires. Dans le premier, les agents anticipent que la reprise va être lente, donc nous allons avoir une chute brutale et immédiate de l’inflation, mais l’inflation va ensuite s’élever vers sa cible. Cela va nous donner une courbe pointant le nord-est. Dans le second cas, les agents continent de penser que l’inflation va retourner à la cible l’année suivante. Cela nous donne aussi une courbe pointant le nord-est, mais c’est plus plat. (…)

Voici l’évolution pour quatre pays, en utilisant les estimations de l’OCDE pour l’écart de production sur l’axe des abscisses, l’inflation des prix à la consommation moins 2 % sur l’axe des ordonnées, avec notamment les prévisions de l’OCDE pour les années 2014 et 2015. J’ai choisi ces pays simplement parce que nous avons une récession en double creux en Europe, si bien qu’il serait plus compliqué de prendre également les pays européens. Si vous n’aimez pas l’idée d’inclure les prévisions, ignorez simplement les derniers deux points pour chaque pays.

Wren-Lewis__courbe_Phillips_Etats-Unis_Japon_Allemagne_Canada.png

Les courbes pointent vers le nord-est et non vers le sud-est. Cela tend à plaider davantage pour la courbe de Phillips aux anticipations rationnelles des nouveaux keynésiens que pour la courbe de Phillips aux anticipations adaptatives à la Friedman-Phelps. Pour prendre juste un exemple, l’inflation des Etats-Unis en 2013 est plus élevée qu’elle ne le fut en 2009, ce qui est cohérent avec la courbe de Phillips des nouveaux keynésiens. La courbe de Phillips traditionnelle à la Friedman-Phelps, d’un autre côté, suggèrerait qu’après une corde d’écarts de production négatifs, l’inflation américaine aurait dû être un peu plus faible en 2013 qu’elle le fut en 2009.

Okay, il y a quelques problèmes. Les variations des prix des matières premières ont une influence importante sur l’indice des prix à la consommation et ceux-ci ne sont pris en compte par la simple courbe de Phillips. Ils peuvent contribuer à expliquer la stabilité de l’inflation autour de 2011 dans certains pays, mais ils contribuèrent aussi à déprimer l’inflation en 2009. Les variations des taux de change s’avèrent aussi importants. La simple courbe de Phillips ne prend également pas en compte de la non-linéarité associée à la réticence à réduire les salaires nominaux. Et bien sûr les estimations de l’écart de production peuvent s’avérer fausses.

Dans le cas du Japon, nous avons aussi récemment observé un relèvement de la cible d’inflation. Cela peut expliquer la prévision d’accélération de l’inflation en 2014 et 2015. Si c’est le cas, ce serait un argument en faveur des anticipations rationnelles plutôt qu’adaptatives.

Tous ces problèmes nécessitent une analyse empirique. Néanmoins, nous pouvons voir pourquoi certaines études plus élaborées (…) peuvent affirmer que la récente dynamique de l’inflation est cohérente avec la courbe de Phillips des nouveaux keynésiens. Il semble bien plus difficile de concilier cette expérience avec la courbe de Phillips traditionnelle avec anticipations adaptatives. Comme je l’ai suggéré au début, il s’agit finalement d’un test permettant de savoir si les anticipations rationnelles offrent une meilleure description de la réalité que les anticipations adaptatives. Mais je me doute que la conclusion que je tire des données empiriques va surprendre certains, donc j’attends une analyse empirique plus sophistiquée pour montrer pourquoi j’ai tort. »

Simon Wren-Lewis, « Has the Great Recession killed the traditional Phillips Curve? », in Mainly Macro (blog), 14 juillet 2014. Traduit par Martin Anota