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« Personne dans la société n’est préservé dans une situation de chômage de masse. Pour les chômeurs eux-mêmes, c’est souvent une tragédie qui a des effets durables sur le revenu qu’ils toucheront durant le reste de leur vie. Pour ceux qui sont toujours en emploi, cela accroît l’insécurité de l’emploi et sape la cohésion sociale. Pour les gouvernements, le chômage dégrade les finances publiques et pénalise les perspectives électorales. Et le chômage est au cœur des dynamiques macroéconomiques qui façonnent l’inflation à court et moyen termes, ce qui signifie qu’il affecte aussi l’activité des banques centrales. En effet, même lorsqu’il n’y a aucun risque pesant sur la stabilité des prix, mais un chômage élevé et une cohésion sociale menacée, les pressions s’accentuent sur les banques centrales.

Une question clé est de savoir à quel point nous pouvons réellement influencer le chômage, ce qui se ramène à se demander (…) si le chômage est essentiellement conjoncturel ou structurel. Comme nous sommes dans une union monétaire à 18 pays, c’est nécessairement une question complexe dans la zone euro, mais je vais tout de même offrir un bref aperçu de la situation telle que l'évalue la BCE.

GRAPHIQUE 1 Variations du taux de chômage (en points de pourcentage, par rapport à janvier 2008)

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La première chose que l’on constate est que la zone euro a subi un choc puissant et particulièrement négatif sur le PIB, avec de sérieuses conséquences pour l’emploi. C’est visible sur le graphique 1, qui présente l’évolution du chômage dans la zone euro et les Etats-Unis depuis 2008. Alors que les Etats-Unis ont connu une hausse forte et immédiate du chômage suite à la Grande Récession, la zone euro a connu deux hausses du chômage associées à deux récessions consécutives.

Du début de 2008 jusqu’au début de l’année 2011, l’évolution est similaire dans les deux régions : les taux de chômage augmentent fortement, se stabilisent, puis diminuent graduellement. Cela reflète les sources communes du choc : la synchronisation du cycle financier entre les pays avancés, la contraction dans le commerce mondiale suite à l’effondrement de Lehman Brothers, couplées avec une forte correction des pris d’actifs (notamment sur les marchés immobiliers) dans certaines économies.

Après 2011 cependant, les développements dans les deux régions divergent. Le chômage aux Etats-Unis continue à chuter plus ou moins au même rythme. Dans la zone euro, d’un autre côté, il amorce une seconde hausse qui n’atteint pas son pic avant avril 2013. Cette divergence reflète un second choc, cette fois-ci spécifique à la zone euro, qui résulte de la crise de la dette souveraine et qui se traduit par une récession de six trimestres pour l’économie de la zone euro. Toutefois, à la différence du choc post-Lehman qui affecta toutes les économies de la zone euro, pratiquement toutes les destructions d’emplois observées dans cette seconde période furent concentrées dans les pays qui connurent des tensions sur les marchés des titres de dette publique (cf. graphique 2).

GRAPHIQUE 2 Relation entre turbulences financières et chômage

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La crise de la dette souveraine se diffusa via divers canaux, mais l’un de ses plus importants effets fut de rendre moins efficaces les outils de stabilisation macroéconomique. Du côté budgétaire, les services non marchands (notamment l’administration publique, l’éducation et la santé) ont contribué positivement à l’emploi dans pratiquement tous les pays durant la première phase de la crise, si bien qu’ils ont en partie compensé le choc. Dans la seconde période, cependant, la politique budgétaire fut contrainte par les inquiétudes entourant la soutenabilité de la dette publique et le manque de soutien commun, en particulier lorsque l'on commença à envisager une restructuration des dettes souveraines. La nécessaire consolidation budgétaire devait être entreprise rapidement pour restaurer la confiance des investisseurs. Elle constitua un frein budgétaire et entraîna un ralentissement dans l’emploi du secteur public qui s’ajouta à la contraction de l’emploi dans les autres secteurs.

Les pressions sur les marchés interrompirent aussi la transmission homogène de la politique monétaire dans la zone euro. Malgré de très faibles taux directeurs, le coût du capital augmenta dans les pays en difficulté durant cette période, ce qui signifia que les politiques monétaire et budgétaire se resserrèrent simultanément. Donc, l’une des priorités de notre politique monétaire dans cette période fut (et reste toujours) de réparer le mécanisme de transmission monétaire. Etablir un lien précis entre ces réparations et les performances du chômage n’est pas facile. Cependant, l’équipe de la BCE estime que l’"écart de crédit" (credit gap) (la différence entre les volumes actuels de crédit et leurs volumes normaux que l’on observe en l’absence de crise) pour les pays en difficulté suggère que ces conditions d’offre de crédit exercent un frein significatif sur l’activité économique.

Les facteurs conjoncturels ont par conséquent certainement contribué à la hausse du chômage. Et la situation économique dans la zone euro suggère qu’ils sont toujours à l’œuvre. Les plus récentes données des PIB confirment que la reprise dans la zone euro reste uniformément faible, avec une croissance des salaires ralentie même dans les pays qui ne sont pas en difficulté, ce qui suggère une insuffisance de la demande globale. Dans ces circonstances, il semble probable que l’incertitude sur la force de la reprise étouffe l’investissement des entreprises et ralentit le rythme auquel les travailleurs sont réembauchés.

Cela dit, certains signes suggèrent qu’une part significative du chômage est également structurelle, du moins dans certains pays. Par exemple, la courbe de Beveridge de la zone euro (qui résume les développements du chômage à un niveau donné de demande de travail ou postes vacantes) suggère l’émergence d’une inadéquation structurelle entre les marchés du travail de la zone euro (cf. graphique 3). Dans la première phase de la crise, de forts déclins de la demande de travail se sont traduits par une forte hausse du chômage de la zone euro, avec un mouvement vers le long de la courbe de Beveridge. Le second épisode récessif a cependant entraîné une plus forte hausse du taux de chômage, même si les taux de postes vacants agrégés présentèrent des signes marqués d’amélioration. Cela peut impliquer un déplacement permanent de la courbe de Beveridge vers l’extérieur.

GRAPHIQUE 3 Evolution de la courbe de Beveridge au cours de la crise

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Le mouvement de la courbe de Beveridge s’explique en partie par l’ampleur de la destruction d’emplois dans certains pays, ce qui a mené à des taux de retour à l’emploi réduits, des durées de chômage plus longues et une part plus élevée de chômage de long terme. Ceci reflète, en particulier, la forte contraction sectorielle dans le secteur de la construction qui était auparavant en surchauffe (cf. graphique 4), ce qui, comme aux Etats-Unis, tend à réduire l’efficacité de l’appariement. A la fin de l’année 2013, le stock de chômeurs à long terme (ceux au chômage depuis un an ou plus) représenta plus de 6 % de la main-d’œuvre totale de la zone euro, soit plus du double du niveau d’avant-crise.

GRAPHIQUE 4 Evolution du chômage de la zone euro par secteur et par niveau d’éducation

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Une autre partie de l’explication est que les opportunités de redéploiement sont insuffisantes pour les travailleurs faiblement qualifiés qui se retrouvent au chômage, comme cela est mis en évidence par la disparité croissante entre les compétences de la main-d’œuvre et les compétences exigées par les employeurs. L’analyse de l’évolution de l’inadéquation des compétences suggère une hausse significative de l’inadéquation aussi bien au niveau des régions, des pays, que de la zone euro dans son ensemble (cf. graphique 5).

GRAPHIQUE 5 Indices d’adéquation des compétences pour la zone euro

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Les estimations fournies par les organisations internationales (en particulier la Commission Européenne, l’OCDE et le FMI) suggèrent que la crise s’est traduite par une hausse du chômage structurel dans la zone euro, passant d’une moyenne de 8,8 % à 10,3 % être 2008 et 2013.

Il y a toutefois deux importants problèmes à souligner ici. Le premier est que les estimations du chômage structurel son entachées d’une considérable incertitude, en particulier lorsque l’on cherche à le déterminer en temps réel. Par exemple, la Commission européenne suggère que les estimations du taux de chômage qui n’accélère par la croissance salariale (NAWRU) dans la situation actuelle surestiment la composante structurelle du chômage, notamment dans les pays les plus touchés par la crise.

Le second problème est que les données agrégées dissimulent une très forte hétérogénéité. Le taux de chômage actuel de la zone euro est certes de 11,5 %, mais il est de 5 % en Allemagne et de 25 % en Espagne. Les développements structurels diffèrent également : l’analyse de la courbe de Beveridge aux niveaux des pays pris individuellement révèle, par exemple, un déplacement de la courbe vers l’intérieur en Allemagne, alors que la courbe se déplace vers l’extérieur en France, en Italie et surtout en Espagne.

Cette hétérogénéité reflète différentes conditions initiales, telles des compositions sectorielles variantes de l’emploi (en particulier la part employée dans le secteur de la construction), mais aussi le fait que les taux de chômage ont historiquement été durablement plus élevées dans certains pays de la zone euro que dans d’autres pays-membres. Mais cela reflète aussi la relation entre les institutions du marché du travail et l’impact des chocs sur l’emploi. Les économies qui ont le mieux traversé la crise en termes d’emploi tendent aussi à être ceux présentant la plus forte flexibilité sur les marchés du travail pour s’ajuster aux conditions économiques.

En Allemagne, par exemple, le déplacement de la courbe de Beveridge vers l’intérieur que l’on a pu voir lors de la crise suit une tendance qui commença au milieu des années deux mille après l’introduction des réformes Hartz sur le marché du travail. Sa performance plus robuste dans le domaine de l’emploi est aussi liée au fait que les entreprises allemandes disposent d’instruments pour réduire le temps de travail des emplois à des coûts raisonnables (c’est-à-dire la marge intensive), notamment en réduisant les heures travaillées, la plus grande flexibilité du taux de travail au niveau de l’entreprise et l’usage extensif de travail à mi-temps.

Même dans le groupe des pays qui ont connu une crise de la dette souveraine, nous pouvons voir que l’impact des institutions du marché du travail sur l’emploi n’a pas été le même d’un pays à l’autre. L’Irlande et L’Espagne, par exemple, connurent tout deux une large destruction des emplois dans le secteur immobilier après le choc Lehman, mais ils se comportèrent différemment durant la crise de la dette souveraine. Le chômage en Irlande se stabilisa, puis chuta, alors qu’il s’accrut en Espagne jusqu’à janvier 2013 (cf. graphique 6). De 2011 jusqu’à 2013, les estimations du chômage structurel suggèrent qu’il a augmenté de 0,5 point de pourcentage en Irlande et de plus de 2,5 points de pourcentage en Espagne.

La divergence dans les performances peut s’expliquer en partie par les différences dans la migration nette. Mais elle reflète aussi le fait que l’Irlande est entrée en crise avec un marché du travail relativement flexible et qu’elle a adopté davantage de réformes du marché du travail du programme piloté par l'UE et le FMI qui fut lancé en novembre 2010. L’Espagne, d’un autre côté, entra en crise avec de fortes rigidités du marché du travail et elle ne commença à ne réformer significativement qu’en 2012.

Surtout, jusqu’alors, la capacité des firmes à s’ajuster aux nouvelles conditions économiques fut limitée en Espagne par les accords de négociations collectifs sectoriels et régionaux et l’indexation des salaires. Les enquêtes indiquent que l’Espagne se situe parmi les pays où l’indexation fut la plus fréquente, touchant prêt de 70 % des entreprises. Par conséquent, comme le montre le graphique 6, la rémunération nominale par salarié à continué à augmenter en Espagne après le troisième trimestre 2011, malgré la hausse de plus de 12 points de pourcentage du chômage au cours de la période. En Irlande, à l’inverse, l’ajustement des salaires à la baisse commença déjà au quatrième trimestre 2008 et se poursuivit plus rapidement.

Tandis que le marché du travail irlandais s'ajusta en partie à travers les prix, le marché du travail espagnol s’ajusta principalement par les quantités : les entreprises furent poussées à réduire les coûts du travail en réduisant l’emploi. Et en raison d’un degré élevé de dualité sur le marché du travail espagnol, ce fardeau de l’ajustement fut concentré en particulier sur un groupe peu protégé, ceux ayant un contrat temporaire. Ceux-ci ont été particulièrement nombreux en Espagne au début de la crise, représentant alors autour d’un tiers de l’ensemble des contrats de travail.

En Espagne, comme dans d’autres pays en difficulté, plusieurs de ces rigidités du marché du travail ont depuis été atténuées via des réformes structurelles et celles-ci ont eu des effets positifs. Par exemple, l’OCDE estime que la réforme du marché du travail menée en 2012 en Espagne a amélioré les transitions hors du chômage et vers l’emploi pour toutes les durées de chômage.

GRAPHIQUE 6 Chômage et rémunération nominale en Irlande et en Espagne

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Pour résumer, le chômage dans la zone euro est caractérisé par des interactions relativement complexes. Il y a eu des chocs de demande différents selon les pays. Ces chocs ont interagit avec les conditions initiales et les institutions nationales du marché du travail de différentes manières et les interactions ont changé avec la mise en œuvre de nouvelles réformes. Par conséquent, les estimations des composantes structurelle et cyclique du chômage doivent être réalisées avec une certaine prudence. Mais il est clair qu’une telle hétérogénéité des institutions du marché du travail est une source de fragilité pour l’union monétaire. »

Mario Draghi, « Unemployment in the euro area », discours prononcé à la conférence de Jackson Hole, 22 août 2014. Traduit par Martin Anota