« Les Européens, en particulier les élites européennes, s’amusent souvent (et s’inquiètent parfois) des attitudes que les Américains nourrissent vis-à-vis de la science. Les Européens ne cherchent pas à remplacer la théorie de l’évolution par le créationnisme dans les programmes scolaires. Le déni du changement climatique n’est pas aussi prégnant en Europe qu’aux Etats-Unis (sauf peut-être au Royaume-Uni). Pourtant, les européens et en particulier l’élite au pouvoir semblent victimes d’une croyance qui est aussi peu scientifique et bien plus immédiatement dangereuse. C’est la croyance que la politique budgétaire doit être resserrée lorsque l’économie est confrontée à une trappe à liquidité.

Au Royaume-Uni, la croissance économique est actuellement forte, mais cela ne doit pas dissimuler le fait qu’il s’agit de la plus faible reprise depuis plusieurs siècles. L’austérité peut ne pas en être la principale responsable, mais elle y a très certainement joué un rôle. Le gouvernement qui a adopté ce plan d’austérité ne cherche même pas à dissimuler sa faute : il prévoit même de la commettre à nouveau. Soit il en a sérieusement l’intention, soit il s'agit d’une ruse pour gagner une élection, mais dans tous les cas cela suggère que les événements n’ont pas estompé sa croyance en cette doctrine.

L’Europe a subi une seconde récession en raison de l’austérité budgétaire mise en oeuvre dans un contexte où la politique monétaire était inactive. Pourtant, au lieu de prendre de réelles mesures pour répondre à la stagnation du PIB et à la faible inflation de la zone euro, les autorités monétaires optèrent pour l’inaction et elles continuèrent de vanter les vertus de l’austérité. (Chère BCE. Tu sembles très avide de réformes structurelles. Vue ta performance, peut-être que tu devrais t’en appliquer une.) Les grandes économies comme la France et les Pays-Bas ne connaissent aucune croissance, si bien qu’elles ne parviennent pas à respecter les cibles de déficits budgétaires, or les règles budgétaires médiévales de la zone euro exigent que leurs gouvernements adoptent de nouvelles mesures d’austérité. Comme le note Wolfgang Munchau, les journaux allemands semblent plus inquiets du déficit budgétaire de la France que de la perspective d’une déflation.

Il y a maintenant presque un accord universel parmi les économistes sur le fait qu’un resserrement de la politique budgétaire tend à significativement réduire la production et à accroître le chômage lorsque les taux d’intérêt sont à leur borne inférieure zéro (zero lower bound) : le débat porte plutôt sur l’ampleur de ces coûts. Peu affirment que la politique monétaire pourrait toujours sauver la situation même si les taux d’intérêt sont à leur borne zéro, mais il est peu probable que la BCE suive leurs conseils.

Comme l'a très bien noté Paul De Grauwe, "les responsables politiques européens font tout leur possible pour empêcher la reprise de décoller, donc ils ne doivent pas être surpris de l’absence de reprise. C’est du fondamentalisme de budget équilibré et c’est devenu religieux."

Ils enseignent toujours l’économie keynésienne en Europe, donc ce n’est pas comme si la science n’était pas enseignée. Je ne trouve pas non plus beaucoup de différences entre, d’une part, les macroéconomistes qui travaillent pour la BCE ou la Commission européenne et, d’autre part, ceux qui travaillent pour le FMI par exemple, mis à part une conscience accrue des réalités politiques. Je pense que le problème est à peu près le même que celui des Etats-Unis, mais juste à un plus haut degré.

L’erreur que les universitaires commettent souvent est de croire que ce qu’ils considèrent être comme un savoir indiscutable va se refléter dans le débat politique lorsque ce dernier aborde des questions à forte composante idéologique ou lorsque de puissants intérêts financiers sont en jeu. En réalité, il y a une communauté de conseils politiques dont le rôle se situe entre celui de l’expert et celui du politicien. Si certains de ses membres s’intéressent aux preuves empiriques, d’autres sont plus attachés à une idéologie particulière ou sont en conflit d’intérêts (…). Certains membres de cette communauté sont certes des économistes, mais des économistes qui ne voient pas d'inconvénients à laisser de côté l’expertise macroéconomique.

Donc pourquoi le fondamentalisme du budget équilibré est-il davantage prégnant en Europe qu’aux Etats-Unis ? Je ne pense pas que cela soit dû à une différence dans la macroéconomie telle qu'elle est enseignée des deux côtés de l’Atlantique. Certains suggèrent que cela s’explique par la domination de l’ordolibéralisme en Allemagne, mais celui-ci n’est pas très différent du néolibéralisme qui domine la communauté de conseil politique aux Etats-Unis. Peut-être que cela a à voir avec la plus grande capacité des universitaires américaines (et d'un en particulier) à contourner la communauté du conseil politique en utilisant des formes de média tout aussi bien conventionnelles que plus modernes. Cependant je suspecte que l’explication réside plutôt dans l’expérience récente.

Les Etats-Unis n’ont jamais eu de crise de financement de la dette. Les garde-fous des marchés obligataires (bond vigilantes) ne sont jamais intervenus. Dans la zone euro, ils le firent et ils eurent un effet cicatriciel sur les responsables politiques européens (…) tout en laissant sans pouvoir les opposants à l’austérité. Cela n’excuse pas ceux qui propagent la croyance dans le fondamentalisme du budget équilibré, mais cela explique pourquoi il est plus difficile pour la science et l’observation empirique d’avoir leur place dans le débat. La différence entre le fondamentalisme qui dénie le concept d’évolution et le fondamentalisme qui dénie les principes macroéconomiques est que ce dernier est en train de faire immédiatement du mal aux gens. »

Simon-Wren Lewis, « Balanced-budget fundamentalism », in Mainly Macro (blog), 18 août 2014. Traduit par Martin Anota