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« Donc quelles conclusions pouvons-nous tirer de tout cela pour les responsables politiques ? La seule conclusion que nous pouvons prudemment en tirer, selon moi, c’est que nous avons besoin d’actions des deux côtés de l’économie : les politiques de demande globale doivent être accompagnées par des politiques structurelles nationales.

Les politiques de demande ne sont pas seulement justifiées par l'importante composante conjoncturelle du chômage. Elles sont également pertinentes en raison de l’incertitude qui prévaut : elles peuvent réduire le risque qu’une économie affaiblie connaissent des effets d’hystérèse. En effet, alors qu’en conditions normales l’incertitude impliquerait un plus haut degré de prudence par peur de surréaction, dans la situation présente la situation est différente. Les risques d'"en faire trop peu" (c’est-à-dire le risque que le chômage conjoncturel devienne structurel) dépasse les risques d’"en faire de trop" (c’est-à-dire les risques de pressions excessives à la hausse sur les prix et salaires).

Au même instant, de telles politiques de demande agrégée vont finalement ne pas se révéler efficaces sans que des actions soient également menées en parallèle du côté de l’offre. Comme toutes les économies avancées, nous opérons dans un ensemble de conditions initiales déterminées par le dernier cycle financier, en l'occurrence une faible inflation, de faibles taux d’intérêt et un large problème de surendettement aussi bien dans les secteurs privés que publics. Dans de telles circonstances, il y a un réel risque que la politique monétaire perde en efficacité pour stimuler la demande agrégée en raison de la contrainte de la borne inférieure zéro (zero lower bound). Le surendettement réduit aussi inévitablement la marge de manœuvre budgétaire.

Dans ce contexte, élever le niveau et la tendance de la croissance potentielle (et par conséquent les recettes fiscales) peut contribuer à reconstituer une marge de manœuvre et à permettre aux politiques conjoncturelles de jouer plus efficacement leur rôle dans la stabilisation du cycle économique. Réduire le chômage structurel et accroître la population active jouent un rôle dans tout ça. C’est aussi particulièrement pertinent pour la zone euro puisque (par exemple) un chômage plus élevé dans certains pays peut entraîner des pertes sur les prêts, rendre les banques moins résilientes et donc fragmenter la transmission de la politique monétaire.

Du côté de la demande, la politique peut et doit jouer un rôle central, ce qui signifie que la politique monétaire doit aujourd’hui être accommodante pour une période de temps prolongée. Je suis confiant quant à l’efficacité des mesures adoptées en juin dans la stimulation de la demande et nous nous tenons prêts à assouplir davantage la politique monétaire. (…)

L’inflation a été sur une trajectoire baissière depuis milieu 2012 en passant d’environ 2,5 % à 0,4 %. (…) Nous pouvons avancer plusieurs raisons susceptibles d'expliquer ce ralentissement de l’inflation, en particulier la chute des prix des produits alimentaires et de l’énergie, l’appréciation du taux de change (...) depuis le milieu de l’année 2012, les risques géopolitiques associés au conflit entre la Russie et l’Ukraine qui ont récemment exercé un impact négatif sur l’économie de la zone euro et bien sûr nous connaissons un ajustement des prix relatifs dans les pays en difficulté et un chômage élevé.

(…) En principe, la plupart de ces effets devraient s’estomper au final, parce que la plupart d’entre eux sont temporaires par nature, mais pas tous. (…) Si cette période de faible inflation durait une période prolongée de temps, le risque d’une déstabilisation des prix s’accroîtrait.

Au cours du mois d’août, les marchés financiers ont indiqué que les anticipations d’inflation étaient fortement révisées à la baisse pour tous les horizons temporels. (…) Les taux réels à court et moyen termes se sont élevés, alors que les taux nominaux à long terme ont diminué, non seulement dans la zone euro, mais aussi ailleurs. Le conseil d’administration a conscience de ces dynamiques et, afin de respecter son mandat, il utilisera tous les instruments à sa disposition pour assurer la stabilité des prix à moyen terme.

Considérons maintenant la politique budgétaire. Depuis 2010, la politique budgétaire est moins disponible et moins efficace en zone euro que dans les autres grands pays avancés. Ce n’est pas tant une conséquence des niveaux initiaux élevés des ratios de dette : au niveau agrégé, la dette publique n’est pas plus élevée dans la zone euro qu’aux Etats-Unis ou qu’au Japon. Cela s’explique par le fait que les banques centrales de ces pays peuvent soutenir et ont effectivement soutenu le financement des Etats. C’est une raison importante pour laquelle les marchés de dette publique de ces pays n’ont pas connu de turbulences, à l’inverse de plusieurs pays-membres de la zone euro. La consolidation budgétaire a pu ainsi être davantage étalée dans le temps aux Etats-Unis et au Japon.

Donc cela pourrait nous aider si (…) la politique budgétaire pouvait jouer un plus grand rôle aux côtés de la politique monétaire et je crois qu’elle dispose d’une marge de manœuvre lorsque l’on prend en compte les conditions initiales et les contraintes légales qui nous sont spécifiques. Ces conditions initiales incluent des niveaux de dépenses publiques et d’imposition dans la zone euro qui sont déjà, rapportés au PIB, parmi les plus élevés au monde. Et nous opérons dans le cadre d’un ensemble de règles budgétaires (le Pacte de Stabilité et de Croissance, PSC) qui constitue une ancre pour la confiance et qu’il serait désastreux de ne pas respecter.

Il y a quatre choses à souligner. Premièrement, il existe une certaine flexibilité dans l’application de ces règles et cette flexibilité peut être utilisée pour mieux répondre à la faiblesse de la reprise et pour avoir une certaine marge de manœuvre dans la mise en place des réformes structurelles.

Deuxièmement, il est possible de changer la composition des politiques budgétaires de manière à stimuler la croissance. Il doit être possible de diminuer le fardeau fiscal d’une manière qui soit neutre pour le budget. Cette stratégie peut avoir des effets positifs même à court terme si les taxes sont réduites dans les domaines où le multiplicateur budgétaire de court terme est élevé et si les dépenses sont réduites dans les domaines peu productifs où le multiplicateur est plus faible. Les études suggèrent qu’il est possible d’obtenir des effets de second tour positifs sur la confiance des entreprises et l’investissement privé.

Troisièmement, en parallèle, il peut être utile d’avoir une discussion sur l’orientation globale de la politique budgétaire au niveau de la zone euro. A la différence des autres grandes économies avancées, l’orientation de notre politique budgétaire ne se fonde pas sur un unique budget voté par un unique parlement, mais sur l’agrégation de huit budgets nationaux et du budget de l’Union européenne. Une plus forte coordination parmi les différentes politiques budgétaires nationales devrait en principe nous permettre d’atteindre une orientation globale de la politique budgétaire au niveau de la zone euro qui stimule davantage la croissance.

Quatrièmement, l’action complémentaire au niveau de l’Union européenne semble également nécessaire pour assurer une position agrégée appropriée et un large programme d’investissement public, ce qui est cohérent avec les propositions du nouveau Président de la Commission européenne.

L’assouplissement budgétaire et monétaire ne peut toutefois pas remplacer les réformes structurelles qu’il est nécessaire de mettre en œuvre dans la zone euro. Comme je l’ai dit, le chômage structurel était déjà très élevé avant même le début de la crise (en atteignant alors environ 9 %). En effet, certaines études suggèrent qu’il est élevé depuis les années soixante-dix. Et étant donné les interactions que j’ai décrites, il n’est plus possible de retarder les réformes structurelles nationales s’attaquant à ce problème.

Cet agenda des réformes concerne les marchés du travail et des produits et il inclut des actions visant à améliorer l’environnement des entreprises. Je vais cependant me concentrer ici sur les marchés du travail, pour lesquels j’ai identifié deux thèmes transversaux comme prioritaires.

Il y a tout d’abord les politiques qui permettent aux travailleurs de se reclasser rapidement vers de nouvelles opportunités d’emploi et qui diminuent donc la durée au chômage. (…) Les accords au niveau des entreprises doivent être établis de manière à ce que les salaires reflètent davantage les conditions du marché du travail local et les évolutions de la productivité ; (…) les rigidités dans l’ajustement de l’emploi doivent être atténuées, en particulier le dualisme sur le marché du travail ; il faut mettre en place des réformes des marchés des produits accélérant la réallocation des ressources et des emplois vers les secteurs les plus productifs.

Il faut ensuite développer les compétences de la population active. Nous avons déjà observé l’effet disproportionné de la crise sur les travailleurs peu qualifiés, ce qui implique qu’une période de requalification est nécessaire pour que les gens retournent à l’emploi. C’est également visible avec les effets que le chômage exerce à long terme sur les jeunes. Le nombre de chômeurs âgés entre 15 et 24 % (rapporté au nombre d’actifs du même groupe d’âge) a augmenté, passant d’environ 15 % en 2007 à 24 % en 2013. Cela a très certainement laissé de profondes cicatrices, puisque les jeunes n’ont alors pas eu accès à une étape cruciale de la formation professionnelle.

La question des compétences est particulièrement importante pour la croissance potentielle. Il est crucial d’accroître la population active. Or les perspectives démographiques suggèrent qu’elle contribuera de moins en moins au potentiel. La stimulation de la croissance tendancielle passera donc essentiellement par l’accroissement de la productivité du travail. Donc nous devons nous assurer à ce que l’emploi se concentre dans les secteurs à forte valeur ajoutée caractérisés par une forte productivité, cette dernière étant elle-même fonction des compétences.

Dans l’économie mondiale, la zone euro ne peut pas concurrencer les pays émergents au niveau des seuls coûts, ne serait-ce qu’en raison de notre modèle social. Par conséquent, notre avantage comparatif doit provenir de la combinaison d’une compétitivité-prix et d’une spécialisation dans les activités à forte valeur ajoutée, un modèle de croissance que des pays comme l’Allemagne ont efficacement adopté. Vu de cette perspective, le manque de compétences ne peut qu’accroître le taux de chômage compatible avec la stabilité des prix (le NAIRU) en poussant plus de travailleurs à quitter la zone de compétitivité et à devenir inemployables.

Le développement des compétences passe avant tout et principalement par l’éducation, un domaine où beaucoup peut encore être fait. La part de la population en âge de travail qui achevé un cycle universitaire dans la zone euro est comprise entre 40 % à 90 % selon les pays. Mais les politiques actives sur les marchés du travail peuvent aussi avoir un rôle important, notamment la formation tout au long de la vie qui permettra de réduire (…) le dualisme sur le marché du travail. Cela peut réduire la rotation inefficace du personnel et inciter davantage les salariés et leurs employeurs à investir dans les compétences spécifiques à leurs emplois.

En conclusion, nous pouvons dire que le chômage dans la zone euro est un phénomène complexe, mais la solution n’est pas trop compliquée à comprendre. Une stratégie cohérente pour réduire le chômage passe par les politiques de demande et d’offre, aussi bien au niveau de la zone euro qu’au niveau de chaque pays. Et cela ne marchera que si la stratégie est vraiment cohérente.

Sans une plus forte demande agrégée, nous risquons un chômage structurel plus élevée et les gouvernements auront plus de difficultés à introduire des réformes structurelles. Mais sans réformes structurelles déterminées, les mesures de demande agrégée vont rapidement manquer de carburant et elles peuvent finalement devenir moins efficaces. En d’autres termes, ce n’est qu’à travers un mélange de politiques qui combinent des mesures monétaires, budgétaires et structurelles au niveau de l’union et au niveau national que l’on pourra nous rapprocher du plein emploi. Cela va permettre à chaque pays-membre de l’union d’atteindre un niveau d’emploi plus élevé qui soit soutenable.

Nous ne devons pas oublier que les enjeux sont importants pour l’union monétaire. Ce n’est pas inhabituel d’avoir des disparités nationales entre pays en termes de chômage, mais la zone euro n’est pas union politique formelle et donc elle ne dispose pas de mécanismes permanents pour partager le risque, en l'occurrence des mécanismes de transferts fiscaux. Les flux de migrations internationaux sont relativement faibles et ils sont peu susceptibles de devenir des facteurs clés d’ajustement des marchés du travail suite à de larges chocs.

Donc, la cohésion de la zone euro à long terme dépend de la capacité de chaque pays-membre à atteindre un niveau d’emploi plus élevé qui soit soutenable. En raison des coûts particulièrement élevés qui sont associés à une éventuelle désintégration de l’union, tous les pays ont intérêt à l’atteindre. »

Mario Draghi, « Unemployment in the euro area », discours prononcé à la conférence de Jackson Hole, 22 août 2014. Traduit par Martin Anota