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« Pour comprendre ce que signifie ce discours (…), il est important d’en connaître le contexte. La BCE s’est montrée par le passé un centre de ce que Paul de Grauwe appelle le "fondamentalisme du budget équilibré". Je désigne par ce terme la croyance que nous devons impérativement mettre en œuvre une consolidation budgétaire (un plan d’austérité) même lorsque nous sommes dans une trappe à liquidité, c’est-à-dire lorsque les taux d’intérêt sont à leur borne inférieure zéro ou proches de celle-ci. Les réunions de la BCE ne s’achèvent traditionnellement pas sans un appel rituel pour que les gouvernements entreprennent des réformes structurelles et poursuivent la consolidation budgétaire.

Un point important à souligner à propos de ces appels répétés de la banque centrale pour la consolidation budgétaire, c’est qu’ils datent d’avant la crise de la zone euro de 2010. Comme je l’ai déjà noté, les propres études de la BCE ont constaté qu’elle "discute des politiques budgétaires dans des termes aussi bien positifs que normatifs. Les autres banques centrales se réfèrent à la politique budgétaire lorsqu’elles rendent compte des développements étrangers susceptibles d’influencer l’économie domestique, lorsqu’elles prennent en compte la politique budgétaire pour établir leurs prévisions et lorsqu’elles se réfèrent à l’usage des instruments de dette publique dans leurs opérations de politique monétaire". L’autre point à noter est que la BCE a toujours appelé par le passé à une consolidation budgétaire sans qu’importe la situation macroéconomique.

Comment pouvons-nous expliquer cette obsession pour la consolidation budgétaire et le manque d’inhibition de la BCE dans ses déclarations publiques ? (…) Certains pourraient suggérer que la BCE se sent peut-être particulièrement vulnérable à la dominance budgétaire, le risque que les excès budgétaires obligent finalement la banque centrale à faire tourner la planche à billets pour financer les déficits. Dans mon précédent billet, j’ai affirmé que ce n’était pas le cas, parce qu’en réalité la BCE est moins vulnérable face à ce risque que d’autres banques centrales. Je pense que la bonne explication est plus simple et c’est bien vers elle que le discours de Draghi nous conduit. Voici ce qu’il dit :

"Cela pourrait nous aider si (…) la politique budgétaire pouvait jouer un plus grand rôle aux côtés de la politique monétaire et je crois qu’elle dispose d’une marge de manœuvre lorsque l’on prend en compte les conditions initiales et les contraintes légales qui nous sont spécifiques. Ces conditions initiales incluent des niveaux de dépenses publiques et d’imposition dans la zone euro qui sont déjà, rapportés au PIB, parmi les plus élevés au monde. Et nous opérons dans le cadre d’un ensemble de règles budgétaires (le Pacte de Stabilité et de Croissance, PSC) qui constitue une ancre pour la confiance et qu’il serait désastreux de ne pas respecter."

La grande nouvelle, c’est la première phrase. Elle suggère que Draghi ne croit pas (du moins aujourd’hui) au fondamentalisme du budget équilibré. Son discours va dans le sens de Ben Bernanke. Ce dernier a suggéré que la consolidation budgétaire américaine n’aidait pas la Fed à faire son travail (il fut d’ailleurs régulièrement critiqué de façon assez injustifiée pour l’avoir fait). Cependant, notons aussi la deuxième phrase, qui suggère clairement que Draghi estime la taille de l’Etat excessivement large dans chaque pays de la zone euro. Qu’importe que vous croyiez que ce soit vrai ou non, c’est une affirmation ouvertement politique. Je pense qu’une partie du problème est que Draghi et plus largement la BCE ne la voient pas comme telle. Ils croient que de larges Etats sont tout simplement sources d’inefficacités économiques, donc, pour eux, appeler à une réduction des dépenses publiques ou des impôts est la même chose qu’appeler à d’autres "réformes structurelles" pour améliorer l’efficacité et stimuler la croissance.

Une explication de l’obsession de la BCE pour la consolidation budgétaire pourrait être que ses membres considèrent la position néolibérale comme évidente et que leur manque de légitimité dans le processus démocratique leur fait croire qu’elle n’est pas politique.

Par conséquent, il est possible que la BCE n’ait jamais cru au fondamentalisme du budget équilibré, mais qu’elle appela à la consolidation budgétaire après la Grande Récession parce qu’elle déniait la contrainte de la borne inférieure zéro, parce qu’elle paniquait suite à la crise de la dette souveraine ou encore parce qu’elle croyait qu’une réduction de la taille de l’Etat restait prioritaire sur le reste. C’est difficile de croire que les membres de la BCE, contrairement aux autres banques centrales, ne soient pas au courant de l’existence des nombreuses études confirmant que la politique budgétaire exerce un effet récessif : il ne semble pas y avoir de différences entre les membres de la BCE et de la Fed, notamment en termes d’éducation.

Doit-on célébrer le fait que Draghi change de discours et appelle désormais à une expansion budgétaire ? La réponse est bien sûr affirmative, parce qu’un tel discours peut contribuer à briser le fondamentalisme du budget équilibré dont font preuve les élites qui sont responsables des politiques menées en zone euro. Cependant nous devons aussi en reconnaître les limites et les dangers. Comme l’indique clairement la troisième phrase de la citation ci-dessus, Draghi parle seulement de flexibilité dans l’application des règles du Pacte de Stabilité et de Croissance, or ces règles constituent précisément le gros du problème.

Le danger vient de la croyance que la taille de l’Etat doit être réduite. Qu’importe qu’elle soit vraie ou non, elle amène Draghi à conseiller un peu plus loin dans son discours des réductions d’impôts à budget équilibré. Selon lui, "cette stratégie peut avoir des effets positifs même à court terme si les taxes sont réduites dans les domaines où le multiplicateur budgétaire de court terme est élevé et si les dépenses sont réduites dans les domaines peu productifs où le multiplicateur est plus faible". Ce qui m’inquiète, c’est qu’en réalité de telles combinaisons soient difficiles à trouver et que nous obtenions finalement le multiplicateur à budget équilibré plus conventionnel, chose qui va empirer les choses et non les améliorer. »

Simon-Wren Lewis, « Draghi at Jackson Hole », in Mainly Macro (blog), 23 août 2014. Traduit par Martin Anota