« Lorsque l’on voit un tel graphique, on se dit que les choses vont très mal. L’euro devait stimuler la croissance et non faire plonger les pays dans la stagnation. Pourquoi ? Qui est responsable ?

GRAPHIQUE PIB en volume de la zone euro (en euros)

Philippe_Waechter__activite_zone_euro.png

source : Philippe Waechter (2014)

Plusieurs personnes en dehors de la zone euro et une minorité croissante en son sein vont dire que c’est à cause de l’euro lui-même. Avec cette réponse, nous n’avançons pas beaucoup. Vu le niveau d’engagement à l’euro, c’est la seule réponse correcte s’il n’existe aucune configuration où cette union monétaire puisse mieux fonctionner.

D’autres vont dire que la seule manière de régler le plus simplement possible la crise est de poursuivre l’intégration politique en mettant en place une véritable union budgétaire. C’est un peu l’équivalent politique de passer de Charybde en Scylla. L’histoire de l’euro est bien plus un échec politique qu’un échec économique. Mais je soupçonne aussi que le soutien que rencontre l’intégration budgétaire parmi de nombreux économistes se fonde sur un postulat discutable. Ce postulat, c’est que la zone euro rencontre actuellement des difficultés parce qu’il est inévitable que l’Allemagne fait passer ses intérêts avant les intérêts de la zone euro prise dans son ensemble.

Voici le raisonnement. Parce qu’elle a voulu réduire ses coûts relativement aux autres pays-membres, l’Allemagne est devenue trop compétitive au sein de la zone euro. Cela doit s’inverser. La BCE a une cible d’inflation de presque 2 %. Par conséquent, en circonstances normales, nous devrions voir une inflation supérieure à 2 % en Allemagne pendant une certaine période. C’est dommage pour l’Allemagne, mais ce sont les règles du jeu dans une union monétaire.

Cependant nous ne sommes pas confrontés à des circonstances normales, parce que le taux d’intérêt fixé par la BCE ne peut chuter davantage. Par conséquent, l’inflation de la zone euro est bien inférieure à 2 %. Il y a une solution évidente pour ce problème : remplacer la relance monétaire par la relance budgétaire. Cependant, ce n’est pas dans les intérêts de l’Allemagne : parce qu’elle est trop compétitive, son économie est relativement saine et elle ne veut pas une inflation supérieure à 2 %. Par conséquent, nous devrions instaurer une union budgétaire pour imposer la relance budgétaire à l’Allemagne. (Il y a une variable de cet argument où nous nous focalisons sur l’échec de la politique monétaire et sur les pressions allemandes sur la BCE.)

C’est naturel pour les économistes de penser de cette manière, parce qu’ils sont habitués à réfléchir à des individus rationnels, mus par leur seul intérêt. Mais supposons que le problème avec l’opinion publique allemande n’est pas que les Allemands soient égoïstes, mais qu’ils soient encouragés à se tromper. Il y a deux choses à souligner ici. Premièrement, l’économie keynésienne a beau être enseignée dans toutes les universités, elle apparaît tabou dans le débat public en Allemagne. Selon cette perspective anti-keynésienne, le graphique ci-dessus n’a rien à voir avec la contraction budgétaire, donc il doit s’expliquer par un manque de « réformes structurelles » dans le reste de la zone euro. Deuxièmement, les responsables politiques allemands sont dans le déni lorsqu’il s’agit des conséquences de la faible inflation que l’Allemagne a connue avant la crise. L’Allemagne ne peut éviter une inflation supérieure à 2 % que si le reste de la zone euro subit une dépression prolongée. Mais comme le suggèrent plusieurs commentaires postés en réaction à mes récents billets, le public allemand n’est pas informé de ça.

Ces deux problèmes se renforcent l’un l’autre. L’Allemagne pense réaliser de bonnes performances sans avoir à recourir à la relance budgétaire, donc elle ne voit pas pourquoi les autres pays en auraient besoin. Bien sûr, l’Allemagne réalise de bonnes performances parce qu’elle a eu une inflation relativement faible par le passé, ce qui lui permet de contenir ses coûts relativement à ses concurrents en zone euro.

Il ne faut jamais sous-estimer le pouvoir des mauvaises idées, en particulier si elles ont des racines idéologiques. Voilà les deux erreurs qui ont conduit à une répétition de la Grande Dépression. Lorsque nous pensons aux années trente, nous avons tendance à nous dire que les pays auraient évité une dépression s’ils avaient connu l’économie keynésienne. En réalité, la dépression s’explique surtout par le fait que les pays ont cherché à rester dans l’étalon-or et les problèmes que ce dernier posait étaient déjà évidents à l’époque. Aujourd’hui nous connaissons l’économie keynésienne, mais cela ne nous empêche pas de répéter ces erreurs.

Il est possible que le fondamentalisme du budget équilibré soit profondément ancré dans la psyché allemande (…). (…) Mais je me demande si finalement il n’y aurait pas derrière tout ça le même néolibéralisme antiétatique que l’on peut voir ailleurs. La droite semble davantage se méfier des économistes et de leurs théories que la gauche. C’est vrai aussi bien dans le cas des attitudes populaires que des dirigeants du pays.

Selon le journal Der Spiegel, les trois secrétaires permanents attachés au ministère des finances en Allemagne ont davantage étudié le droit que l’économie. Parmi les neuf chefs de service, sept sont des juristes et seulement deux sont des économistes. Le rapport de force a toujours été en faveur des premiers, mais ce déséquilibre s’est accentué sous Schäuble (qui a lui-même fait des études de droit).

Tout cela me suggère que les problèmes que rencontre actuellement la zone euro ne s’expliquent pas seulement par l’égoïsme de l’Allemagne. L’idée d’accroître dépenses en infrastructures rencontre beaucoup de soutien en Allemagne, selon Marcel Fratzscher, directeur de l’institut allemand pour la Recherche économique (DIW). Il est donc possible que l’Allemagne se laisse convaincre de participer à un vaste programme d’investissement public en zone euro. Celui-ci peut aussi bien trouver des justifications du côté de l’offre, du point de vue microéconomique, que du côté de la demande, c’est-à-dire d’un point de vue macroéconomique. Ce qui pourrait encore empêcher cela, ce sont les mauvaises idées et les règles budgétaires de la zone euro. »

Simon Wren-Lewis, « Misleading a country », in Mainly Macro (blog), 22 septembre 2014. Traduit par Martin Anota