« Dans ce billet, je reviens sur l’histoire de la pensée macroéconomique depuis Keynes. Je m’inspire d’un billet de Brad DeLong sur la "théologie économique" et sur la synthèse néoclassique. (Jetez également un coup d’œil à la réaction de Robert Waldmann.)

L’économie comme science qui étudie les marchés est idéologiquement neutre. La théorie économique peut aussi bien être utilisée pour préconiser la libéralisation des marchés que pour justifier des interventions pour éviter diverses défaillances de marché. Dans le premier cas, cela signifie qu’elle va être utilisée par certains pour soutenir une position idéologique de laissez-faire. Deux choses viennent freiner cette représentation biaisée de la théorie économique : d’une part, les économistes qui développent des théories alternatives prenant en compte les imperfections et, d’autre part, l’usage des données empiriques pour montrer si une théorie est valide ou non, que ce soit dans ses hypothèses ou dans ses conclusions.

Avant de considérer la macroéconomie, prenons un exemple dans l’économie du travail : le salaire minimum. La théorie standard suggère qu’un salaire minimum va réduire l’emploi et accroître le chômage. Dans une célèbre étude, Card et Krueger montrent un exemple où le salaire minimum a été relevé, mais où l’emploi n’a pas diminué. Cette étude a stimulé la recherche sur le sujet. Plusieurs des ces études (mais pas toutes) soutinrent l’idée selon laquelle une hausse modérée du salaire minimum n’avait pas d’impact sur l’emploi, ou qu’un impact limité. (…) L'analyse empirique suffit ici pour encourager le développement de modèles théoriques alternatifs : principalement (mais pas seulement) des modèles de monopsone.

Donc ici nous voyons la théorie et l’analyse empirique interagir d’une manière poppérienne, de façon à avoir une meilleure théorie (1). Mais en économie, il va toujours y avoir une certaine résistance idéologique : certains ne voudront pas abandonner le modèle de base et se contenteront de sélectionner les quelques études empiriques qui vont dans son sens. Pour que la discipline survive, ces idéologues doivent rester minoritaires. Mais même si cette condition est respectée, une discipline scientifique, pour être saine, doit reconnaître l’influence de cette minorité, au lieu de prétendre qu’elle n’existe pas ou qu’elle n’importe pas.

Il y a un petit twist pour la macroéconomie. Comme les gouvernements sont les uniques fournisseurs de liquidité et soutiennent en dernier ressort le système financier, ils ont nécessairement un rôle dans le "marché" que ça leur plaise ou non. Une non-intervention totale n’est pas une option possible : en fait, la meilleure chose (aux yeux des partisans du laissez-faire) est d’accepter des règles de politique économique "neutres", comme le maintien du stock de monnaie à un niveau constant.

La Grande Dépression a été un véritable réveil empirique pour la macroéconomie (l’équivalent de l’étude de Card et Krueger sur la question du salaire minimum). Les répercussions de cet événement furent si profondes qu’il fallut changer la manière de traiter le sujet. Sur le plan méthodologique, l’économie keynésienne était différente de la microéconomie : elle met davantage l’accent sur les données agrégées (via l’usage de séries de données économétriques) et bien moins l’accent sur la théorie microéconomique. Dans les années soixante, la théorie de l’équilibre général à la Arrow-Debreu-McKenzie était aux antipodes avec ce que les macroéconomistes faisaient. Il n’est pas surprenant qu’un événement aussi important que la Grande Dépression ait eu un tel impact sur la méthodologie en économie.

La Grande Dépression démontra également que ceux qui préconisaient la non-intervention de l’Etat devaient accepter une exception en macroéconomie. Pour la génération qui suivit la Grande Dépression, il était clair qu’il y avait eu une énorme défaillance de marché. C’est d’ailleurs dans ce sens-là que l’on peut utiliser le terme de "synthèse néoclassique" : permettre à l’Etat de combattre la défaillance de marché que constitue le chômage keynésien (…), mais maintenir le conseil d’une non-intervention de l’Etat dans les autres domaines. Notons toutefois que cette synthèse constitue avant tout un point de vue idéologique particulier avant d'être quelque chose d’inhérent à l’économie en tant que discipline scientifique.

Est-ce que cette synthèse était tenable pour ceux qui soutenaient une telle idéologie ? Il y a eu deux tensions. Premièrement, il était contestable que l’intervention macroéconomique de l'Etat soit basée sur des règles et qu’elle soit minimale. Deuxièmement, au fur et à mesure que le souvenir de la Grande Dépression s’évanouissait (et que le néolibéralisme se répandait), il était de plus en plus tentant de demander si "nous devions vraiment accepter la nécessité d’une intervention étatique au niveau macroéconomique". Cependant je ne suis pas sûr que cette dernière tension ait pu devenir critique s’il n’y avait pas eu une autre tension dans la macroéconomie elle-même.

Ce qui n’était pas tenable d’un point de vue méthodologique, c’était la distance entre, d’une part, l’orientation très empirique de la macroéconomie et, d’autre part, les fondations plus axiomatiques de la microéconomie. Ce qui était alors nécessaire était un autre type de synthèse, un type de synthèse qui permette un dialogue sain entre la théorie et l’empirique. Je pense que dans plusieurs domaines en microéconomie, c’était le cas : c’est notamment en partie pourquoi j’ai donné l’exemple du salaire minimum. Mais notons que la théorie de l’équilibre générale perdit sa prédominance qu’elle put avoir parmi les microéconomistes. (…)

Je pense que la même chose aurait pu arriver en macroéconomie. Les économistes hétérodoxes (et Robert Waldmann) seraient très certainement en désaccord avec ça, mais je pense que les macroéconomistes ont gagné à ajouter des fondations microéconomiques à leurs travaux. Là où j’espère que les économistes hétérodoxes seront d’accord avec moi, c’est sur l’idée qu’il serait sain qu’un dialogue s’engage entre les théoriciens et les macroéconomistes où les premiers chercheraient à convaincre les macroéconomistes de l’importance de suivre certaines théories en particulier. Mais cela ne s’est pas passé ainsi. Au lieu d’avoir un dialogue poppérien, nous avons eu une contre-révolution théorique et méthodologique. Au lieu de nous demander "ce que nous pourrions faire pour avoir de meilleurs microfondations pour les prix visqueux", nous nous sommes en fait dit que "sans de bonnes microfondations, nous devrions ignorer la viscosité des prix".

Pourquoi y a-t-il eu une contre-révolution et non un dialogue poppérien ? Je pense que c’est ici que la deuxième tension dans la "synthèse idéologique" que j’ai identifiée ci-dessus révèle toute son importance. Ceux qui contestaient la nécessité d’une intervention publique ne manquaient pas de remarquer que les microfondations des défaillances de marché qui existaient à l’époque étaient brouillonnes (c’était par exemple le cas des anticipations adaptatives pour la courbe de Phillips traditionnelle) et affirmèrent alors qu'une macroéconomie rigoureusement microfondée (…) ne pouvait pas être keynésienne. Ils prirent aussi conscience qu’ils pouvaient construire des modèles qui généraient des cycles d’affaires réels (real business cycles) qui étaient efficients. Ces modèles supposaient tous que le chômage ne pouvait être que volontaire, ce qui, dans toute science normale, aurait mené à leur rejet pur et simple, mais dans une approche purement axiomatique où l’empirique pouvait être ignoré, c’était acceptable.

L’économie nouvelle classique ne voulait pas améliorer l’économie keynésienne, mais tout simplement la supplanter. J'ai du mal à croire qu'il n'y ait pas eu un motif idéologique derrière cela. Est-ce que le fait que la contre-révolution ait réussi parmi les universitaires démontre que la majorité des macroéconomistes partageaient cette idéologie ? Je pense que non. Ce que les nouveaux classiques ont réussi à faire, c’est de convaincre l’ensemble des économistes qu’il fallait choisir entre, d’une part, une approche éclectique basée sur l’empirique où la théorie et les méthodes empiriques étaient bancales et, d’autre part, une alternative où les fondations méthodologiques étaient solidement basées dans l’économie. Nous sommes passés d’une situation où les économistes considéraient la macroéconomie et Arrow-Debreu-McKenzie comme deux mondes à part à une situation où ils considéraient la macroéconomie comme découlant naturellement d’Arrow-Debreu-McKenzie. Ironiquement, c’est arrivé précisément au moment où plusieurs microéconomistes commencèrent à ne plus considérer le modèle d’Arrow-Debreu-McKenzie comme pertinent pour ce qu’ils faisaient.

Bien sûr, les choses ont changé depuis les années quatre-vingt. Malgré tout, dans certains domaines, les choses n’ont pas beaucoup changé. Avec la contre-révolution, nous sommes passés d’un extrême méthodologique à un autre et nous n’avons pas beaucoup bougé depuis. On considère toujours la cohérence théorique des modèles comme plus importante que leur cohérence avec l’empirique. Par exemple, pour modéliser les cycles d’affaires, les macroéconomistes considèrent l’endogénéisation de l’offre de travail comme plus importante que l’hypothèse d’un chômage involontaire. (…) Plusieurs macroéconomistes pensent qu’ils sont juste en train de "parler sérieusement de théorie", alors qu’ils appliquent en fait une conception théorique particulière attachée à l’idéologie des contre-révolutionnaires. La première étape pour tout changement est de prendre conscience de ça.

(1) Par "poppérien", j’entends qu’il faut développer une meilleure théorie lorsque la théorie existante ne se montre incohérente avec les données empiriques. L’idéal poppérien où un simple événement empirique (un black swan) suffit pour réfuter une théorie ne s’appliquera jamais en économie (…), parce que les données empiriques sont probabilistes et fragiles. Il n’y a pas de cygnes noirs en économie. »

Simon-Wren Lewis, « Was the neoclassical synthesis unstable? », in Mainly Macro (blog), 24 juin 2014. Traduit par Martin Anota