« Dans les manuels, il est suggéré que l’économie keynésienne se résume finalement à la viscosité des prix. Or, lorsque l’on parle d’une viscosité des prix, cela suggère qu’une baisse des prix égaliserait l’offre et la demande, ce qui suggère à son tour que les marchés fonctionnent mal. Dans ce contexte, on pourrait penser que l’on est keynésien dès lors que l’on estime que les marchés fonctionnent mal, ce qui tracerait distinctement un antagonisme entre la gauche et la droite.

La réalité est assez différente. Supposons que nous débutons dans une situation où les entreprises vendent tout ce qu’elles veulent. La demande agrégée est égale à l’offre agrégée. Si la demande agrégée pour les biens s’effondre (peut-être parce que les consommateurs ou les entreprises essayent de nettoyer leurs bilans après une crise financière), les producteurs de ces biens vont commencer à réduire leur production et à licencier leurs salariés. Il est ridicule de penser qu’ils ignoreront la chute de la demande et vont garder le même volume de production. Donc la production n’est pas sans être influencée par la demande globale, du moins à court terme, et c’est cette idée qui est au cœur de ce que la plupart des économistes considèrent être la théorie keynésienne.

Donc où la viscosité des prix entre-t-elle en scène ? Ici nous devons retourner aux manuels et à un monde imaginaire où les autorités monétaires fixent l’offre de monnaie. Les entreprises réduisent leurs prix pour stimuler la demande pour leurs biens. La baisse des prix signifie que les gens n’ont pas besoin de détenir autant de monnaie qu’auparavant pour acheter des biens. Donc, si l’offre de monnaie nominale est fixe, les taux d’intérêt vont chuter pour encourager les gens à détenir plus de monnaie. Les manuels nous amènent à concevoir un marché de la monnaie, où les taux d’intérêt constitueraient le prix qui égalise l’offre et la demande. Une baisse des taux d’intérêt incite les consommateurs et les entreprises à accroître leurs dépenses, ce qui pousse la production à la hausse.

Maintenant supposons que les entreprises réduisent leurs prix tant qu’elles vendent moins qu’elles le voudraient. Le processus se poursuit donc : les taux d’intérêt continuent de diminuer et la demande globale augmente. Le processus s’arrête lorsque les entreprises cessent de réduire leurs prix, ce qui signifie que la demande agrégée est revenue à son niveau initial. Supposons maintenant que les prix s’ajustent très rapidement. Ce mécanisme marcherait très rapidement, donc la demande agrégée ne resterait inférieure à l’offre que sur une très courte période. Si les prix étaient extrêmement flexibles, nous pourrions ignorer la demande globale et nous focaliser sur la seule production. Bref, la demande agrégée n’importerait seulement que si les prix étaient visqueux.

Notons que ce mécanisme de correction est assez complexe, en l’occurrence bien plus complique que ne pourrait le suggérer le monde microéconomique d’un marché pour un seul bien. Mais nous devons retourner au monde réel. Les autorités monétaires ne fixent pas l’offre de monnaie ; elles fixent les taux d’intérêt à court terme. Donc elles sont directement en charge du mécanisme de correction qui est au cœur de l’histoire. Si les banques centrales savent à quel niveau s’établit l’offre agrégée, ont une parfaite connaissance de la demande agrégée et de la manière par laquelle les taux d’intérêt l’influencent, elles peuvent égaliser la demande et l’offre agrégées sans qu’il soit nécessaire que les prix varient. De même, si les prix étaient très flexibles, mais si les autorités monétaires étaient incapables de faire varier les taux nominaux pour stimuler la demande agrégée, alors la demande agrégée restera insuffisante pour égaliser l’offre agrégée. La demande importerait toujours, même avec des prix flexibles.

Dès lors que vous voyez les choses comme elles le sont dans le monde réel, plutôt que comme elles sont narrées dans les manuels, l’importance de la demande agrégée (et par conséquent de la théorie keynésienne) dépend de la politique monétaire et non de la viscosité des prix. Si la politique monétaire était parfaite, alors la théorie keynésienne serait seulement utilisée par les banquiers centraux pour mener leur politique monétaire et les autres agents pourraient l’ignorer. Bien sûr, pour plusieurs raisons, la politique monétaire n’est pas parfaite et donc la théorie keynésienne importe.

Nous pouvons reformuler le lien entre la théorie keynésienne et la flexibilité des prix en supposant que les autorités monétaire suivent une règle qui rendrait la politique parfaite si et seulement si les prix variaient très rapidement, mais le point clé demeure. La pertinence de la théorie keynésienne dépend de la politique monétaire. Elle ne dépend pas de la défaillance de marché. L’économie keynésienne n’est pas de gauche. Elle décrit simplement comment l’économie fonctionne réellement, ce qui explique pourquoi tous les banquiers centraux l’utilisent.

C’est aussi du bon sens, voilà pourquoi je suis souvent perplexe face à ceux qui contestent les idées keynésiennes. Peut-être qu’ils sont menés en confusion par le monde étrange qui est décrit dans les manuels, mais même s’ils pensent tout se joue sur la viscosité des prix, les analyses empiriques confirment que les prix sont lents à s’ajuter, donc il est difficile de contester la théorie keynésienne sur ce terrain-là. Pourtant il y eut une révolution dans la théorie macroéconomique qui fut menée par des auteurs qui voulaient supplanter les idées keynésiennes et construire des modèles où le mécanisme de correction que j’ai décrit opérait automatiquement. Lorsqu’ils construisent leurs modèles, ils ne supposent pas que la politique monétaire fonctionne parfaitement ; en fait, ils considèrent que se joue dans les hypothèses sur le fonctionnement des marchés. Comme description, c’est au mieux opaque et au pire décevant.

Donc pourquoi la droite cherche-t-elle à ce point à dénier la pertinence de la théorie keynésienne? Peut-être que c’est précisément parce que la politique monétaire est nécessaire pour assurer que la demande globale soit ni excessive, ni insuffisante. La politique monétaire est une intervention publique : en fixant un prix de marché, un pan de l’Etat assure que la macroéconomie fonctionne. Quand cette procédure particulière échoue à fonctionner, dans une trappe à liquidité par exemple, l’intervention public d’un autre genre est nécessaire, en l’occurrence celle de la politique budgétaire. Si ces affirmations paraissent évidentes pour plusieurs économistes mainstream, elles sont par contre déconcertantes pour une personne d’obédience néolibérale ou ordolibérale. Au niveau macroéconomique, les choses ne peuvent toutefois fonctionner qu’en raison de l’intervention publique. Cette affirmation les déconcertait tellement que les nouveaux classiques formulèrent une théorie alternative des cycles d’affaires où les expansions et récessions n’étaient rien d’autre que la réponse optimale des agents face à des chocs exogènes.

Donc mon opinion est que la théorie keynésienne n’est pas de gauche, parce qu’elle ne tient pas à une défaillance de marché, mais explique comment la macroéconomie fonctionne. D’un autre côté, les thèses anti-keynésiennes sont souvent motivées politiquement, parce que le rôle pivot que l’Etat joue dans la gestion macroéconomique ne colle pas avec l’idéologie. Est-ce que cette asymétrie est étrange ? Je ne pense pas. Pensez au débat sur le changement climatique. Bien sûr, il est vrai qu’il y a une petite minorité de scientifiques qui ne pensent pas que le changement climatique soit d’origine humaine et qui ne sont pourtant pas motivés politiquement. Je suis sûr que c’est également le cas pour la théorie keynésienne. Mais affirmer que la majorité des thèses antikeynésiennes ne sont dénuées de tout biais idéologique, ce serait comme prétendre que la politique monétaire n’a aucun rôle dans la stabilisation dans le cycle d’affaires.

Il y a bien sûr plusieurs différences entre le déni du changement climatique et les positions anti-keynésiennes. Une première différence est l’ampleur à laquelle l’antagonisme a infiltré le sujet lui-même. Un autre est l’ampleur à laquelle les économistes mainstream dénient cette influence. Je me demande si la vision irréelle de la politique monétaire qui est décrite dans les manuels y demeure pour ne pas offenser certains idéologues. Je sais que la microéconomie est souvent enseignée comme si cette influence idéologique n’existe pas, comme si elle n’affectait pas le développement de la discipline. Je pense qu’il n’est pas scientifique d’ignorer l’influence idéologique ou de prétendre qu’elle n’existe pas. »

Simon Wren-Lewis, « More asymmetries: Is Keynesian economics left wing? », in Mainly Macro (blog), 6 octobre 2014. Traduit par Martin Anota