« Dans le débat politique en zone euro, on entend souvent certains préconiser des réformes structurelles pour améliorer la compétitivité des pays-membres en faisant l'hypothèse que c’est la recette que l’Allemagne a utilisée pour réaliser de bonnes performances au cours des dernières années. Ces mêmes personnes préconisent alors une modération salariale. La faible croissance des salaires semble être nécessaire en Europe étant donnée la concurrence accrue des pays émergents.

Même s’il y a une certaine part de vérité dans ce raisonnement, je vais présenter des données empiriques qui remettent en question certaines de ces idées, puis je vais revenir sur les inquiétudes que soulèvent sur le plan théorique les liens entre modération salariale et compétitivité.

Voici ci-dessous un graphique qui reprend les données fournies par l’OCDE sur la productivité, les rémunérations salariales et les coûts unitaires du travail. Je compile la variation accumulée entre 2000 et 2013 (sauf pour les Etats-Unis où il n’y a pas de données pour 2013, donc la période se restreint dans leur cas à 2000-2012).

GRAPHIQUE 1 Productivité, salaire et coût du travail (2000-2013)

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Les barres bleues (le PIB réel par heure) représentent les évolutions de la productivité. C’est bien en augmentant la production que les niveaux de vie s’améliorent de façon soutenable. Ce que nous voyons est un écart significatif entre les Etats-Unis et l’Europe (…). Lorsque nous regardons la seule l’Europe, nous voyons une grosse anomalie : l’Italie, où le PIB par heure a à peine augmenté au cours des 13 dernières années. Il y a certaines différences intéressantes parmi les autres pays avec l’Espagne qui a connu une hausse de 18 % au cours de la période comparée à une hausse de 15 % en Allemagne et de 12-13 % en France et au Royaume-Uni. Si l’on regarde les seules barres bleues, il n’y a pas de miracle allemand qui apparaît clairement durant ces 13 années.

Le deuxième chiffre est la rémunération horaire du travail. Elle est mesurée en termes nominaux (c’est-à-dire en euro ou en dollar ou en livre sterling constants) comme ça doit être le cas lorsque l’on parle de compétitivité. On s’attend à ce que l’accroissement de la productivité se traduise par une hausse de la rémunération (en termes réels) et nous devons voir en outre l’effet de l’inflation. Ici, l’Allemagne apparaît comme ayant la moindre hausse des salaires horaires. Pour donner sens à ce chiffre, nous devons le comparer avec la hausse de la productivité telle qu’elle est mesurée avec le PIB par heure. C’est ce que nous permettent de faire les barres rouges qui représentent le coût unitaire du travail : il est simplement égal à la variation de la rémunération horaire du travail à laquelle nous retranchons la variation de la production par heure.

Lorsque l’on compare les coûts unitaires du travail, nous voyons que l’Allemagne a connu la plus faible hausse des coûts du travail par unité de production, mais pas à cause de la plus forte hausse de la productivité, mais en raison de la modération salariale relativement aux gains de productivité. L’Italie et le Royaume-Uni sont les pays qui ont connu la plus forte hausse du coût unitaire du travail en raison d’une faible croissance de la productivité et/ou une croissance significative des salaires. Voilà le "miracle" allemand : avoir convaincu les travailleurs d’être moins rémunérés (relativement à leur productivité) que dans d’autres pays. C’est une bonne nouvelle pour les entreprises allemandes.

Pour faire davantage transparaître le “miracle allemande”, nous pouvons répéter la même analyse pour la période d’avant-crise (2000-2007).

GRAPHIQUE 2 Productivité, salaire et coût du travail (2000-2007)

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Ici, nous pouvons voir à quel point l’Allemagne a été une anomalie en termes de coûts unitaires du travail. Une fois encore, nous observons en Allemagne une modération salariale combinée à une forte croissance de la productivité. Nous voyons aussi que les performances espagnoles durant ces années étaient encore plus mauvaises que lorsque l’on ajoute la période d’après-crise, puisque l’Espagne a connu une plus faible croissance de la productivité et une plus forte hausse du coût unitaire du travail que ce que nous avions observé plus haut. En comparant les deux graphiques, nous pouvons voir qu’il y a eu un ajustement significatif en Espagne après la crise en ce qui concerne le PIB par heure et le coût unitaire du travail par rapport à l’Allemagne.

Donc, les faibles salaires peuvent-ils être la solution à certains des problèmes de la zone euro ? Si le but est d’améliorer les niveaux de vie, la focale doit être placée sur l’amélioration du PIB par heure, qui est la seule manière d’assurer un progrès soutenu. Cela dit, pour une hausse donnée du PIB par heure, la croissance des salaires doit être cohérente avec ces améliorations de la productivité, de façon à ce que les coûts unitaires du travail ne croissent pas trop vite, sinon le pays va perdre toute sa compétitivité (et il connaîtra une chute du nombre d’heures travaillées et du nombre d’emplois).

Finalement, la connexion entre les salaires et les prix n’est pas aussi simple que certains cherchent à l’affirmer. Les chiffres de la rémunération du travail affichés ci-dessus sont tous en termes nominaux, ce qui est la bonne manière de comparer les coûts du travail entre les pays et leur compétitivité sur les marchés mondiaux (quand nous comparons deux pays de la zone euro, nous n’avons pas besoin de nous inquiéter à propos des taux de change). Mais l’évolution normale des salaires nominaux peut être très différente de l’évolution des salaires réels. Ci-dessous je reproduits le premier graphique (en excluant le Royaume-Uni) où j’ajuste les salaires et le coût unitaire du travail à l’inflation domestique (en utilisant l’inflation domestique).

GRAPHIQUE 3 Productivité, salaire et coût réel du travail (2000-2013)

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Si nous comparons l’Allemagne à l’Italie ou à l’Espagne, nous voyons que les salaires réels ne croissent pas significativement plus vite en Italie ou en Espagne qu’en Allemagne, que ceci est dû à leur plus forte inflation. Lorsque nous comparons avec le PIB par heure, nous pouvons toujours affirmer que le salaire réel est élevé dans le cas de l’Italie, mais il semble aussi faible en Espagne qu’en Allemagne. Notons que lorsque les salaires réels croissent plus lentement que le PIB par heure, c’est peut-être parce que nous sommes en train d’observer un déclin de la part du revenu du travail dans la valeur ajoutée, donc une hausse de la part du revenu du capital. En d’autres termes, les prix ne sont pas seulement liés à la rémunération du travail, mais aussi aux profits.

En résumé, il n’y a aucun doute que la croissance salariale puisse être excessive en certaines occasions et générer des hausses du coût du travail qui nuisent au marché du travail. Mais il n’est pas bon de chercher à imposer la modération salariale comme une recette pour la croissance sans tenir compte des circonstances. Premièrement, la croissance soutenue des niveaux de vie peut seulement être le résultat des hausses de la productivité (sinon, pourquoi ne ramènerions-nous pas tout simplement les salaires à zéro pour maximiser notre compétitivité ?). Deuxièmement, ce qui importe pour la compétitivité, c’est prix, or ceux-ci ne dépendent pas seulement des coûts du travail, mais aussi du pouvoir de marché et des décisions des entreprises. Une croissance excessive des salaires peut pénaliser la compétitivité, mais une hausse excessive des profits ou de d’autres formes de rentes le peut également. »

Antonio Fatás, « Wage moderation: A recipe for growth? », in Antonio Fatás on the Global Economy (blog), 2 septembre 2014. Traduit par Martin Anota